Article de janvier 1998, mais toujours d'actualité !
Comment les États-Unis ont financé et armé les "fous d'Allah" d’Afghanistan dans le seul but d’infliger sa dernière défaite sanglante à l’Union soviétique… Et comment ils paient aujourd’hui leur «victoire ».
Comment les États-Unis ont financé et armé les "fous d'Allah" d’Afghanistan dans le seul but d’infliger sa dernière défaite sanglante à l’Union soviétique… Et comment ils paient aujourd’hui leur «victoire ».
Qu’il est grand, le djihad, qu’elle est belle, la guerre sainte
musulmane, vue de la « route des Cinq Cols » ! Tout au long des années
80, des milliers d’islamistes venus du monde entier usent leurs rangers
de militants sur ce chemin muletier suspendu entre Peshawar, la base
arrière du Pakistan, et les vallées insurgées de l’Afghanistan. Ils
volent au secours de leurs frères en religion envahis par les
communistes impies. Treillis flambant neufs et sacs de couchage bleus,
ils tirent par la bride des chevaux chargés de roquettes et de
mitrailleuses, brûlant de devenir les héros de la cause islamique. Prêts
à mourir pour la Oumma, cette mythique communauté de l’Islam dont
l’unité sacrée s’est dégradée au fil de l’histoire en une multitude
d’Etats indignes. Ici, plus d’Arabes, de Persans ni de Turcs : dans la
lumière aveuglante de la guerre sainte, il n’y a que des musulmans.
Paradoxe : ces moudjahidine-de-tous-les-pays qui se ruent à l’assaut
des Soviétiques n’avaient jusqu’alors pas grand-chose à reprocher aux
rouges. Leur ennemi numéro un, c’était le Grand Satan américain conspué
par Khomeini. Les combattants qui débarquent dans les camps afghans sont
les lointains enfants de mouvements antioccidentaux nés de la révolte
contre l’impérialisme britannique dans les années 20-30. Mouvance Frères
musulmans en tête, ces groupes avaient viré dans les années 60-70 vers
un antiaméricanisme viscéral. Exacerbée par le drame palestinien,
l’exécration de l’Amérique avait culminé dans la révolution iranienne.
L’ayatollah avait clairement choisi son camp : pas d’ennemis à gauche.
L’URSS, baptisée Petit Satan, pouvait attendre. Sus au Grand :
assassinat de Sadate en 1981, attentats terrifiants contre les marines
américains et les paras français au Liban en 1983-84. Le radicalisme
islamique explosait à la figure de l’Occident et de ses alliés.
Malgré leur gravité, ces attaques rageuses n’alarmaient pourtant pas
outre mesure le Grand Satan. Son souci principal était ailleurs. Obsédée
par l’URSS, l’Amérique surveillait d’un œil inquiet l’extension de
l’ennemi de toujours. Envahi en 1979, l’Afghanistan devenait aux yeux de
Reagan le dernier haut lieu de la lutte contre l’Empire du Mal. Quel
brainstorming, quelle réunion de staff, quel cerveau fertile ont-ils
alors accouché de la grande idée : retourner les moudjahidine contre la
gangrène communiste ? Une idée de génie. Grâce à elle, l’Amérique
déviait contre Moscou la virulence islamiste. Sans jamais engager un
agent sur le terrain, sans risquer la vie d’un seul de ses boys, elle
infligeait à travers les Afghans un sanglant Vietnam à l’URSS. Soudain,
dans les années 80, les moudjahidin vont démoder le romantisme de gauche
véhiculé par les fedayine palestiniens. La CIA vient de créer la mode
moudjahidine — chapeau afghan Pt étole de laine —, dans l’espoir de
faire pièce à l’indétrônable keffieh, symbole de l’antiaméricanisme. Sur
le terrain pourtant la sauce prend moins bien. D’un côté, les
volontaires musulmans ; de l’autre, les Occidentaux — humanitaires,
journalistes ou diplomates —, et entre les deux un abîme de méfiance.
Les premiers ne se font pas faute de lancer aux seconds : Quand on en
aura fini avec les communistes, on s’occupera de vous autres! »
L’Afghanistan, à l’époque, est un joint-venture à trois piliers :
Etats-Unis, Arabie Saoudite et Pakistan. Les deux premiers financent, le
second se charge de recruter des volontaires de par le monde, le
dernier réceptionne et gère armes et combattants. Mais aucun des trois —
occidental ou pas — ne se soucie du peuple afghan. Si l’obsession
américaine est l’URSS, celle de l’Arabie Saoudite est… l’Iran. Il est
vital pour la dynastie wahhabite de ne pas laisser aux ayatollahs le
monopole de la cause islamique. Khomeini, se réclamant du Coran qui ne
reconnaît aucune royauté, ne se fait pas faute de traiter le roi Fahd de
« faux musulman »… Le seul recours de l’Arabie face à l’aura de l’Iran
chiite, c’est d’encourager un fondamentalisme sunnite concurrent. Carnet
de chèque ouvert, elle finance tout ce qui fleurit de radical sous le
ciel sunnite. La geste afghane est sa plus belle réponse du berger à la
bergère.
Le troisième associé, le Pakistan, n’est pas en reste
d’arrière-pensées. Son obsession à lui, c’est l’Inde, dont il a fait
sécession sur le seul motif religieux. Conscient de sa fragilité, de son
identité exclusivement fondée sur l’islam, le Pakistan surveille
jalousement son voisin afghan, soucieux d’éviter à tout prix l’avènement
à Kaboul d’un gouvernement nationaliste laïque susceptible de s’allier
avec Delhi. D’où un soutien sans faille aux plus islamistes des Afghans.
D’où une implication massive aux côtés des moudjahidine hier, des
talibans aujourd’hui.
Totalement inconscients de ces stratégies sacrilèges, les volontaires
qui affluent de partout voient dans l’Afghanistan l’éclatant symbole de
l’unité musulmane. Brigades internationales d’un genre nouveau, ces
islamistes renouent avec le romantisme héroïque et fraternel qui
caractérisait jadis la guerre d’Espagne. Le souffle ardent du djihad
révolutionnaire transcende tous les clivages.
La vraie division est ailleurs : Hekmatyar est pachtoune, Massoud
tadjik. En surface, la résistance contre l’ennemi commun occulté les
rivalités séculaires héritées d’une longue histoire de zizanie ethnique.
Entre les Tadjiks et les Pachtounes, le grand voisin pakistanais a
toujours choisi les seconds. Pourquoi ? Parce que les Pachtounes
d’Afghanistan ont des cousins au Pakistan où, bien que minoritaires, ils
trustent l’élite, l’armée, les services publics et surtout les services
secrets.
Les Soviétiques boutés dehors en 1989, la guéguerre interethnique se
déchaîne en guerre civile. Dans Kaboul enfin reconquis, la guerre sainte
montre son vrai visage, celui du leurre. Amère prise de conscience chez
les volontaires déboussolés : il n’y a pas de sublime combat, pas de "bons" musulmans à protéger contre des "mauvais" musulmans. Le
djihad sombre dans l’« afghanerie », degré zéro de la Oumma.
L’invasion du Koweït en 1991 brouille davantage encore les cartes.
Hekmatyar, le candidat de l’ISI et de la CIA, se range pourtant aux
côtés de l’Irak. Les Saoudiens lui coupent aussitôt les vivres. Soucieux
avant tout de perpétuer un pouvoir pachtoune et islamique à Kaboul, les
Pakistanais se rabattent sur quelques milliers d’élèves d’écoles
coraniques dont ils fourbissent l’organisation militaro-politique : le
phénomène taliban vient de naître. Soutenus par le tandem
Pakistan / États-Unis, les séminaristes soumettent le pays à leur
puritanisme délirant.
Illuminés de la charia, ils sont persuadés d’œuvrer au triomphe de
l’islam. Or, là encore, sous la bannière verte du djihad, les moins
religieuses des déterminations se cachent. Les fondamentalistes talibans
sont fondamentalement pachtounes. Où l’on retrouve une constante
historique : chaque fois que les Pachtounes se soulèvent, ils le font au
nom de l’islam, le leur étant par définition plus pur que celui des
autres. En fait de puritanisme religieux, les Pachtounes, à l'image de tous les islamistes, obéissent à un
code de l’honneur archaïque et tribal, où l’obsession sexuelle se
polarise sur les femmes. A cela l’armée des talibans ajoute une névrose
supplémentaire : ces séminaristes, tout frais sortis des madrasas, sont
prétendument puceaux.
Au fur et à mesure que l’Afghanistan sombre dans le micmac ethnique,
les légions islamiques, frustrées de leur djihad, s’en retournent aux
quatre points cardinaux. Dix ans plus tôt, la CIA avait armé contre
l’URSS la bombe du fondamentalisme islamique ; elle n’en finit plus
d’exploser sur la planète, malgré la chute du Mur et la fin de la guerre
froide. Bosnie, Cachemire, Philippines…, les survivants de la geste
afghane se font voyageurs de commerce d’une guerre sainte universelle
pointée contre le Grand Satan et ses alliés. Retour à l’envoyeur.
Ceux qui rentrent au pays tentent de redonner une virginité à leur
djihad galvaudé en le brandissant cette fois contre les pouvoirs
musulmans compromis avec l’Occident. Ils peuplent l’aile radicale des
partis islamistes. Politiquement immatures et militairement
surentraînés, ils apportent dans leurs bagages la tenue moudjahidine,
l’acrimonie du desperado et le mythe de la guérilla invincible. Ils
imposent le seul langage qu’ils connaissent : celui de la violence
apprise dans la poussière sanglante de l’Asie centrale.
Expulsés par tous les pays musulmans, un petit groupe d’ultras échoue
en Amérique. L’Oncle Sam ne peut refuser de donner refuge aux précieux
alliés qui lui ont livré la peau de l’URSS. Au New Jersey, ultime «
banlieue de l’islam, se désespèrent quelques moudjahidine paumés, chez
qui la guerre du Golfe a ranimé la haine du Grand Satan. Que faire dans
la Babylone qu’ils abominent et dont ils ne peuvent plus sortir ?
Enfants monstrueux nés des amours morganatiques de l’Amérique et du
djihad afghan, les misfits de l’islamisme s’offrent leur revanche. En
1993, ils dynamitent le symbole de la puissance américaine, un
orgueilleux bâtiment érigé vers le ciel de Manhattan. Sur les ruines
fumantes du World Trade Center, les moudjahidine continuent de faire
vivre la belle histoire du djihad, que la CIA leur avait demandé de
conter.
Propos recueillis par URSULA GAUTHIER
(*) Politologue, spécialiste de l’Afghanistan, où il a fait plusieurs
séjours entre 1981 et 1988, auteur d’un ouvrage qui fait autorité, «
l’Afghanistan : islam et modernité », Seuil, 1985.
LES RÉVÉLATIONS D’UN ANCIEN CONSEILLER DE CARTER
« Oui, la CIA est entrée en Afghanistan avant les Russes… »
Le Nouvel Observateur. — L’ancien directeur de la
CIA Robert Gates l’affirme dans ses Mémoires (1): les services secrets
américains ont commencé à aider les moudjahidine afghans six mois avant
l’intervention soviétique. A l’époque, vous étiez le conseiller du
président Carter pour les affaires de sécurité ; vous avez donc joué un
rôle clé dans cette affaire. Vous confirmez ?
Zbigniew Brzezinski (2). — Oui. Selon la version
officielle de l’histoire, l’aide de la CIA aux moudjahidine a débuté
courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi
l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité, gardée secrète
jusqu’à présent, est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que
le président Carter a signé la première directive sur l’assistance
clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce
jour-là, j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui
expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention
militaire des Soviétiques.
N. O. — Malgré ce risque, vous étiez partisan de
cette « covert action » [opération clandestine]. Mais peut-être même
souhaitiez-vous cette entrée en guerre des Soviétiques et cherchiez-vous
à la provoquer ?
Z. Brzezinski. — Ce n’est pas tout à fait cela. Nous
n’avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment
augmenté la probabilité qu’ils le fassent.
N. O. — Lorsque les Soviétiques ont justifié leur
intervention en affirmant qu’ils entendaient lutter contre une ingérence
secrète des Etats-Unis en Afghanistan, personne ne les a crus.
Pourtant, il y avait un fond de vérité… Vous ne regrettez rien
aujourd’hui?
Z. Brzezinski. — Regretter quoi ? Cette opération
secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les
Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour
où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit
au président Carter, en substance : < Nous avons maintenant
l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam. » De fait, Moscou a
dû mener pendant presque insupportable pour le régime, un conflit qui a
entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire
soviétique.
N. O. — Vous ne regrettez pas non plus d’avoir
favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à
de futurs terroristes ?
Z. Brzezinski. — Qu’est-ce qui est le plus important
au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire
soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe
centrale et la fin de la guerre froide ?
N. O. — « Quelques excités » ? Mais on le dit et on
le répète : le fondamentalisme islamique représente aujourd’hui une
menace mondiale…
Z. Brzezinski. — Sottises ! Il faudrait, dit-on, que
l’Occident ait une politique globale à l’égard de l’islamisme. C’est
stupide : il n’y a pas d’islamisme global. Regardons l’islam de manière
rationnelle et non démagogique ou émotionnelle. C’est la première
religion du monde avec 1,5 milliard de fidèles. Mais qu’y a-t-il de
commun entre l’Arabie Saoudite fondamentaliste, le Maroc modéré, le
Pakistan militariste, l’Egypte pro-occidentale ou l’Asie centrale
sécularisée ? Rien de plus que ce qui unit les pays de la chrétienté…
Propos recueillis par VINCENTJAUVERT
(1) « From the Shadows », par Robert Gates, Simon and Schuster.
(2) Zbigniew Brzezinski vient de publier « le Grand Echiquier », Bayard Editions.
Source : Le Nouvel Obs, 15-01-1998/21-01-1998