Jérôme
Ferrari et Oliver Rohe sont tombés sur d'abominables photos prises en
Libye. Ils leur font dire des choses intéressantes, sur les guerres dans
le monde arabe et leur médiatisation.
La guerre se fait aussi avec des images
La guerre, ici, s’est passée en Libye (déjà la Libye, oui), en
1911-1912. C’est l’armée italienne, cette fois-là, qui était à la manœuvre. Pour bien montrer qu’elle œuvrait pour «une grande nation civilisatrice»,
elle avait chargé un certain Gaston Chérau d’immortaliser son action
par des photos. Les photos sont terribles: elles montrent des hommes
pendus au bout d’une corde, en place publique, à Tripoli.
Pendant
que les passants passent et contemplent ce sinistre spectacle
christique, on voit leurs corps raidis dans leurs burnous; leurs bras
liés dans le dos et leurs pieds qui traînassent dans le vide; leurs
visages, obliques, la nuque cassée. Il paraît qu’un millier de Libyens
ont subi ce sort, en un an. Il est vrai qu’ils n’avaient qu'à pas à se
rebeller contre la «grande nation civilisatrice» qui envahissait leur pays.
Un siècle plus tard, Jérôme Ferrari, prix Goncourt 2012, et Oliver Rohe, auteur d’un excellent petit livre sur l’inventeur de la kalachnikov, sont tombés sur ces photos qui sont «parmi les plus anciennes à rendre compte d’un conflit armé dans le monde arabe».
Ils
les ont trouvées abominables. Ils se sont demandé pourquoi, exactement.
Et pourquoi on les avait prises, et pourquoi les photos «finissent toujours par dire plus et autre chose que ce qu’on voulait leur faire dire».
L'art de compter les victimes
Ils
ont donc écrit, à quatre mains, cet essai bref mais dense, où il est à
la fois question de notre représentation des Arabes; du mal et de la
difficulté de le montrer sans être contaminé par «l'obscénité et l'abjection»; de «l’échelle
décroissante des solidarités, celle qui va du sang à la tribu, de la
tribu à la communauté, de la communauté à la nation, etc.»
Ce constat-là est probablement l'un des points les plus douloureux de leur réflexion. On n'y est pas si loin du «terrifiant nationalisme des cadavres»
que dénonce de son côté Mathias Enard, dans «Boussole», lorsqu'il
évoque le traitement médiatique de l'actuelle tragédie syrienne. Ferrari
et Rohe, d'ailleurs, ne manquent pas de faire allusion ici à ce qui
s'est récemment passé en Irak:
La mort de 500.000 civils
irakiens (estimation la plus basse) n'était pour rien dans le retrait de
l'armée américaine d'Irak. Seule la perte de 4489 de ses soldats
pouvait modifier ce désengagement tardif. Chacun de ces morts
solennellement rapatriés sur le sol national érodait l'assentiment jadis
majoritaire à l'expédition en Irak, fissurant toujours un peu plus la propagande qui s'acharnait à l'extorquer: mais pas les civils irakiens.
Leur
mort à ceux-là n'érodait rien du tout. Ils étaient trop lointains, trop
différents, mouraient trop souvent et se ressemblaient un peu trop dans
leur mort. L'inégalité devant le décompte des pertes humaines, ici
précis et scrupuleux et là approximatif et fluctuant, jugé comme à la
louche, indique clairement de quel côté se trouvent ceux qui respectent
le plus la vie."
"La guerre est devenue un boulot de flic"
Mais
il n'y a pas qu'ici qu'«A fendre le coeur le plus dur» offre de quoi
méditer sur nos «interventions» humanitaires à l'arme lourde, leurs
médiatisations et leurs angles morts.
En scrutant les clichés jaunis de Chéreau, Ferrari et Rohe montrent bien comment «la propagande italienne (...) s'évertue à changer notre perception de la nature du conflit en Libye» en diffusant les images d'une «opération de police»:
Elle vise à faire oublier que l'Italie s'est aventurée dans une conquête coloniale à laquelle fut immanquablement opposée une guerre irrégulière, la multiplication d'actes de résistance et de guérilla, la constitution progressive d'un ennemi populaire total ; en lieu et place de cette guerre réelle, la fiction qu'elle était plutôt engagée dans une chasse aux assassins, aux criminels et aux vagabonds, sur un territoire qui lui revenait depuis toujours."
« Cela fait bien longtemps, notent-ils encore, que la guerre est devenue un boulot de flic.» L'étonnant retour de popularité de la rhétorique martiale ne change sans doute pas grand-chose à l'affaire. Les mots peuvent dire une chose, et les images une autre.Chez Gaston Chéreau, ainsi, «l’exotisme des lieux stylise la violence, qui n’en paraît alors que plus éloignée et supportable» et «tout concourt à rendre illisibles les actes de violence libyens» en suggérant que, à la différence des soldats européens, «les indigènes ne recourent pas à la violence: ils sont violents, donc arriérés, donc candidats à la civilisation, donc colonisables». Il n’est pas exclu que cette vision-là, aujourd’hui encore, ait de tragiques survivances dans les imaginaires.
Exécution de Libyens en place publique, à Tripoli en 1911. (©Gaston Chéreau / Inculte) |