On le savait déjà, il y a désormais deux camps dans la communauté des
nations : celui du droit international œuvrant en faveur d’un nouvel ordre mondial multipolaire en
gestation, et celui de l’hypocrisie et de l’arrogance qui cherche à
préserver son hégémonie en installant le chaos partout où il rencontre
de la résistance.
L’univers arabe et musulman et ses abords d’Afrique, d’Asie ou
d’Europe sont le lieu d’une entreprise de destruction et
d’asservissement conduite conjointement par l’empire atlantiste sous
haute influence israélienne et ses clients islamistes radicaux.
La Syrie
est devenue le centre de gravité et l’enjeu d’une guerre inédite et
perverse, mais aussi, pour ses promoteurs criminels, une cible
emblématique.
La « mère de la civilisation », qui combat en première ligne les terroristes sauvages du soi-disant « Etat Islamique » et
du front Al Nosra/al Qaida, est donc présentée comme « l’Etat voyou »
par excellence par ceux-là mêmes qui financent, arment et soutiennent le
gangstérisme sanglant des djihadistes. Dans nos « grandes démocraties », l’inversion des rôles est devenu si naturel que nul ne songe plus à s’en offusquer : c’est la base même du « false flag », omniprésent dans la narrative atlantiste.
L’Assemblée Générale des Nations Unies a consacré la journée du lundi
28 septembre dernier à la Syrie. Les puissants de ce monde ont utilisé
cette tribune pour réaffirmer leurs positions sur l’interminable
conflit. A la lumière des déclarations, il n’y a pas photo.
Obama dénonce la logique (russe) consistant à soutenir un « tyran » sous prétexte que l’alternative « serait pire ». Le tyran, c’est Bachar Al Assad, qui « massacre des enfants innocents ». Kerry, colombe repentie, précise : « Après tant de sang versé et de carnages, il ne peut y avoir un retour au statu quo d’avant la guerre ».
Le Nobel de la Paix ne manque pas d’air : s’il a peut-être apaisé les
relations avec Cuba et anesthésié jusqu’à sa fin de mandat le dossier
nucléaire iranien, s’il a renoncé aux « frappes punitives » en
Syrie en raison de ses réticences et/ou devant la détermination de
l’adversaire, il a allumé ou entretenu au moins autant de conflits que
George Debeliou Bush et il est à la tête d’un Etat responsable de la mort de
millions d’enfants et d’adultes, de la destruction d’Etats et de
sociétés entières, de dizaines de millions de vies brisées, sans même
remonter aux centaines de milliers de victimes d’Hiroshima et Nagasaki.
Heureuse Amérique, bienheureuses « grandes démocraties », toujours sûres de leurs valeurs, plus souvent boursières que morales !
Il
faut le répéter, il n’appartient pas aux maîtres occidentaux, à Erdogan
l’apprenti calife, ou aux potentats pétroliers, de prescrire l’avenir
de la Syrie après l’avoir détruite : c’est au peuple syrien et à lui
seul d’en décider, sans ingérence étrangère. C’est ce principe de
souveraineté que rappelle le Président chinois, Xi Jin Ping, clamant
haut et fort que l’ère unipolaire est révolue et que le monde est
désormais multipolaire.
Vladimir Poutine se place lui aussi dans le cadre de la légalité
internationale et soutient l’Etat syrien et son gouvernement, ainsi que « les
forces armées du président Al Assad qui sont les seules à combattre
réellement l’Etat Islamique”. Il propose une « large coalition
antiterroriste » en Syrie et en Irak, dans laquelle les pays arabes « joueraient un rôle clé » et
qui devrait inclure le gouvernement syrien et l’Iran, son allié. Les
décisions du Président russe suscitent la colère des Occidentaux, qui
ont refusé la résolution déposée au Conseil de Sécurité par le Kremlin.
Ils sont agacés par la référence appuyée à un droit international
qu’eux-mêmes traitent avec légèreté.
Pour perpétuer leur hégémonie, les dirigeants atlantistes avancent à
l’ombre des faux drapeaux de la démocratie, de la justice, de la morale
et du droit. Ils diabolisent les pays qui font obstacle à leurs
ambitions en les reléguant dans la géhenne des Etats « préoccupants » ayant vocation à être dépecés en entités « démocratiques » à la mode de l’Oncle Sam : en bref, les « Etats voyous ».
Ce concept a joué un rôle essentiel dans la stratégie américaine
plusieurs décennies durant, et c’est en jouant de cet épouvantail que
les Etats-Unis, encourageant leurs alliés à faire de même, ont violé et
violent systématiquement le droit international.
Ce droit est fondé sur la Charte des Nations-Unies qui, dans son
article 51, attribue au seul Conseil de Sécurité le pouvoir de prendre
les mesures adéquates qu’il juge nécessaires au maintien de la paix et
de la sécurité internationales « une fois constatée l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression (…) ».
Mais les néocons de Washington se moquent de la légalité onusienne. Seules comptent « les menaces contre nos intérêts », qui sont le fait des « Etats voyous » et rendent nécessaires « des interventions militaires directes » et « le maintien de forces de projection considérables »,
particulièrement en direction du Proche-Orient. Pour ces faucons, le
fondement du droit n’est pas la Charte de l’ONU, mais la Constitution
américaine.
Selon Noam Chomski, « ce mépris de la primauté du droit est profondément enraciné dans la culture et les pratiques américaines ». Infiltrés au sein du « pouvoir profond »,
les néocons vont répandre chez les alliés occidentaux une idéologie
dont le fondement reste simple : même si la guerre froide est terminée,
les Etats-Unis conservent la responsabilité de protéger le monde face
aux « Etats voyous ». En août 1990, Washington et Londres décrètent que l’Irak en est un, et ce ne sera que l’un des premiers d’une longue liste…
Une étude commandée en 1995 par le Strategic Command pose les « principes de base de la dissuasion dans l’après-guerre froide » : depuis que les Etats-Unis ont « remplacé l’Union soviétique par les États dits “voyous” », ils doivent projeter une image « irrationnelle et vindicative d’eux-mêmes », « certains éléments » du gouvernement apparaissant « comme potentiellement fous, impossibles à contrôler ». C’est une reprise de la « théorie du fou » [1] de Nixon qui jugeait souhaitable que l’Amérique soit dirigée par « des
cinglés au comportement imprévisible, disposant d’une énorme capacité
de destruction, afin de créer ou renforcer les craintes des
adversaires ».
Cette prose délirante justifie en quelque sorte la transformation des « grandes démocraties » en « voyoucraties »,
respectant les trois critères qui, selon l’un des « nouveaux
historiens » israéliens, Avraham Shlaim, professeur émérite à Oxford,
définissent l’Etat voyou, le « rogue state » des anglo-saxons :
- Violer régulièrement la légalité internationale,
- Détenir des armes de destruction massive,
- Utiliser le terrorisme pour terroriser les populations civiles.
C’est ainsi que Robert McNamara, ex-secrétaire américain à la défense (de 1961 à 1968), estime en juin 2000 (The International Herald Tribune) que les Etats-Unis sont devenus un « Etat voyou ». Noam Chomski fera de même au début des funestes « printemps arabes », constatant que son pays « se place au-dessus du droit international ».
A l’heure où le Grand-Moyen Orient est ravagé par l’extrémisme
islamiste, patronné par les Occidentaux et leurs affidés régionaux, le
débat sur l’éthique dans les relations internationales est pipé. Le
conflit n’est plus entre un monde « libre »et un monde « totalitaire »,
mais entre les partisans du droit international et du respect mutuel
entre nations et ceux qui se comportent en États voyous, guidés par la « théorie du fou » et la stratégie du « chaos innovateur ».
Conviction réelle pour les uns, leurre pour les autres, la référence
au droit international n’a pas la même valeur pour les deux camps : les
prêcheurs de guerre jouent avec l’idée d’un conflit mondial qui
assurerait leur triomphe… sauf si l’équilibre militaire des forces rend
leur victoire trop incertaine.
La Russie vient donc de bouleverser la donne en proposant sa « grande
coalition » et en se lançant dans une lutte globale contre les
terroristes, conformément aux résolutions du Conseil de Sécurité et à la
demande du gouvernement de Damas, tout en recherchant une solution
politique entre Syriens, en application de l’accord de Genève. C’est un
pavé dans la mare où depuis un an s’ébat presque seule la coalition US,
dont les frappes homéopathiques détruisent la Syrie sans beaucoup nuire
aux terroristes de Daech. C’est un pas important en direction de la
paix, conforme au droit international. Les Européens saisiront-ils la
perche ?
On l’a entendu à la tribune onusienne, le représentant du « pays des lumières »,
François Hollande, est plongé tout entier dans ses menées obscures et
nourrit une obsession pathologique qui a nom Bachar, lequel doit être
« neutralisé » et exclu de toute transition politique : « On ne peut
faire travailler ensemble victimes et bourreau. Assad est à l’origine du
problème : il ne peut pas faire partie de la solution ».
Droit dans ses bottes tordues, le grand chef de guerre fait valoir qu’il n’est pas seul sur cette position intenable : « Barack
Obama s’y refuse, d’autres dirigeants (on sait lesquels – NDLR) s’y
refusent. Les Russes doivent en tirer les conséquences », conclut-il, impérial. Prend-on des gants avec le chef d’un « Etat-voyou » quand on est soi-même aussi populaire ?
Mou face aux problèmes de l’Hexagone, Hollande aura fait preuve d’un
activisme forcené face à des affaires qui ne le regardent pas, le
conflit de Syrie par exemple, où la France a déjà un bilan accablant :
mauvaise évaluation de la solidité de l’État syrien, de la crédibilité
de l’opposition offshore, appui inacceptable à la rébellion armée débouchant sur la couverture du terrorisme, obsession de « neutraliser »Bachar Al Assad, volonté manifeste de casser la Syrie rebelle et acharnement dans la destruction de son identité.
Qu’on le veuille ou non, notre pays est partie prenante dans
l’entreprise criminelle et prédatrice de ses alliés atlantistes, de ses
amis turcs, saoudiens et qataris et des mercenaires qu’ils
instrumentalisent. Il est coresponsable du résultat : des millions de
réfugiés, déplacés, sinistrés, morts et blessés, des millions de
familles dispersées, de vies brisées, le démantèlement du patrimoine,
des infrastructures, des entreprises…
Il aura aussi fait preuve d’une approche très floue de la légalité
internationale et d’un certain déficit de cartésianisme, les terroristes
étant traités en ennemis au Mali et « faisant du bon boulot » en Syrie.
Michel Raimbaud |
Dans les grands dossiers de ce début de millénaire – la glissade du
Moyen-Orient vers le chaos, la déstabilisation de l’ex-glacis soviétique
grâce à la sollicitude de l’Occident – la France est affaiblie comme
jamais et a perdu sa crédibilité, car elle est en divorce avec les
acteurs qui comptent. Son hypocrite diplomatie compassionnelle lui
attire le mépris. Les écarts de langage font le reste. Des voix de plus
en plus nombreuses s’élèvent pour réclamer le départ de Fabius,
condition nécessaire mais non suffisante pour se refaire une virginité.
Fabius et Hollande étant ce qu’ils sont, on peut craindre que la
France tarde à coopérer avec la Russie, l’Iran et la Syrie pour rétablir
une paix juste et durable, dans le cadre d’un ordre mondial nouveau.
Mais notre pays devra bien sortir de la triple impasse dans laquelle il
s’est enfermé : l’entêtement à rester internationalement hors-la-loi
devra céder la place à une politique plus décente et moins destructrice.
En d’autres termes, il s’agira de reprendre son rôle traditionnel de
faiseur de paix et non pas de fauteur de guerre.
Les citoyens des « grandes démocraties » finiront-ils par s’inquiéter de la dérive « voyoucratique » de
leurs élites dirigeantes qui fait peu à peu de l’Occident arrogant une
minorité honnie et haïe par le reste de la planète ? Comme on dit : ça
urge.
Michel Raimbaud,
Ancien ambassadeur de France
Mardi 6 octobre 2015
http://www.les-crises.fr/michel-raimbaud-contre-les-etats-voyous-et-les-grandes-voyoucraties/
Ancien ambassadeur de France
Mardi 6 octobre 2015
http://www.les-crises.fr/michel-raimbaud-contre-les-etats-voyous-et-les-grandes-voyoucraties/
[1] Théorie de fou était la caractéristique définie de la politique étrangère conduite par l'Administration de Richard Nixon.
L'administration a essayé de convaincre les chefs d'autres pays que Richard Nixon était fou, et que son comportement était
irrationnel et volatil. Par crainte d'une réponse américaine imprévisible,
les chefs d’États hostiles, comme ceux du Bloc Communiste, éviteraient de provoquer les États-Unis.
- "je l'appelle la théorie de fou, Bob. Je veux que les Vietnamiens de nord croient j'ai atteint le point où je pourrais faire n'importe quoi pour arrêter la guerre. Nous leur glisserons juste le mot pour cela, "dans l’Intérêt de Dieu", vous savez que Nixon est hanté au sujet du communisme. Nous ne pouvons pas le retenir quand il est fâché et qu'il a sa main sur le bouton nucléaire '-- et Ho Chi Minh lui-même sera à Paris en deux jours priant pour la paix." H. R. Haldeman, Les fins de la puissance
L'administration a utilisé cette stratégie pour forcer le gouvernement Vietnamien du
nord à négocier une paix pour finir la Guerre du Vietnam.
Le long des mêmes lignes, des diplomates américains (dont Henry Kissinger en
particulier) décrivent l'incursion de 1970 au Cambodge comme un symptôme de
l'instabilité supposée de Nixon.