Ce n’est pas nouveau : en ces temps troublés,
l’islamophobie a le vent en poupe. Dans une tribune publiée par le
« Huffington Post » le 27 février 2016, l’universitaire Renée Fregosi
affirme ainsi que « pour aborder la critique de l’islamisme, il faut
accepter crânement d’être islamophobe comme l’a fait courageusement
Elisabeth Badinter ». Entendons bien le propos, au demeurant
parfaitement explicite : il faudrait se revendiquer « islamophobe » pour
avoir le droit de critiquer « l’islamisme ».
A supposer que le sens du
terme « islamophobe » soit celui du dictionnaire, il faudrait donc
admettre, comme une évidence, que « l’hostilité à l’égard de la religion
musulmane », exemplaire sur le plan moral, serait aussi le meilleur
antidote à l’islamisme. Déclarer sa répulsion pour une religion
millénaire et ses millions de fidèles serait non seulement une attitude
élevée à la dignité d’un parangon de vertu, voire l’archétype du courage
philosophique, mais elle serait en outre la meilleure réponse à
l’intolérance et au sectarisme.
Ce faisant, on semble avoir oublié que la « phobia », en grec,
désigne tout simplement la haine. Si la judéophobie, par exemple, est
inacceptable, c’est parce qu’elle jette le discrédit sur une catégorie
d’êtres humains voués à la détestation universelle en raison d’une
origine jugée impure. C’est parce qu’elle englobe dans une réprobation
indistincte des individus assignés à une malfaisance intrinsèque. Avec
l’islamophobie, à leur tour, les musulmans se voient coller sur la peau,
comme une étiquette infamante, l’appartenance à une communauté
religieuse dont l’influence délétère irait de soi. Violent par nature,
liberticide par essence, l’islam serait passible comme tel d’une
condamnation en bloc. Or, dans les deux cas, cette attitude a un nom :
la haine interconfessionnelle. Elle a une longue histoire, intimement
liée à l’aventure tumultueuse des relations entre l’Orient et
l’Occident, des origines du christianisme aux ultimes secousses de l’ère
post-coloniale.
Pour les islamophobes, le jugement est donc sans appel :
l’islam constituerait la matrice originelle des intolérances et des
cruautés dont notre époque offre le triste spectacle. L’un des derniers
épisodes de ce procès fait à l’islam en tant que tel, c’est
incontestablement ce qu’il faut bien appeler « l’affaire Kamel Daoud ».
Ainsi, pour nombre des ses défenseurs occidentaux, les critiques
multiples dont il a été l’objet ne relèveraient pas du débat d’idées,
mais de l’anathème religieux. A ceux qui font remarquer que la « misère
sexuelle » diagnostiquée par l’auteur n’est pas universellement partagée
dans le monde musulman, et qu’il procède de ce fait à une
essentialisation péjorative de « l’islam », on prête d’emblée une
mentalité d’inquisiteurs, qui seraient coupables d’avoir lancé une
« fatwa laïque ». Et tout se passe comme si on ne pouvait critiquer les
idées de cet auteur sans encourir l’accusation d’être un
« islamo-gauchiste », une sorte de « commissaire politique » reconverti
dans la persécution des intellectuels laïques.
Qu’il pose des questions redoutables sur le rapport des hommes et des
femmes dans certains milieux de tradition musulmane est pourtant une
évidence. A cet égard, ses tribunes ont le mérite de mettre les pieds
dans le plat, de pousser les musulmans et les non-musulmans à
l’interrogation critique du diagnostic posé. Elles interrogent des
habitudes sociales et des valeurs instituées dont on ne voit pas
pourquoi elles échapperaient, a priori, à la critique de la raison. Mais
cette vertu critique et heuristique des écrits de Daoud est
malheureusement passée au second plan : ses partisans et ses adversaires
ont tout fait, dans une sorte de connivence implicite, pour que le
débat sur l’essentiel n’ait pas lieu. Le moins qu’on puisse dire, à
propos de cette polémique, c’est que l’islam y est devenu l’enjeu d’une
confrontation où une mauvaise foi symétrique s’est évertuée à dissoudre
les repères de la discussion rationnelle.
Car les adversaires de Kamel Daoud, comme ses partisans, n’ont pas
manqué à leur tour d’ambiguïté. Il en va ainsi lorsque des
universitaires français lui reprochent d’écrire dans la langue de
Molière, comme si l’écrivain algérien devait, au risque de les décevoir,
se conformer à l’idée qu’ils se font de son appartenance culturelle. Et
il est frappant, d’ailleurs, que les remontrances intellectuelles
adressées à l’intéressé, quittant rarement le registre de l’invocation
abstraite, fassent si peu de place à la sociologie. D’où ce paradoxe
d’une critique totalement « a-sociologique » adressée à une pensée dont
le penchant à la généralisation hâtive méritait, pour le moins, une
déconstruction en règle.
Sur un autre registre, situé à mille lieux du précédent, les
islamistes déclarés ne furent pas non plus en reste. Fidèles à
eux-mêmes, ils ont accusé Kamel Daoud de blasphème et justifié a priori,
par leur outrance verbale, une violence haineuse dont tant
d’intellectuels payèrent le prix dans les pays du Maghreb. Dans cette
affaire, la pensée islamiste révéla une fois de plus son versant
négatif, polluant le débat de références prétendument incontestables et
d’affirmations dogmatiques assénées en guise d’arguments, comme si leur
seule énonciation devait provoquer, dans une sorte de stupeur,
l’assentiment général.
On peut donc comprendre que Kamel Daoud ait reçu, à l’inverse, de si
nombreux témoignages de solidarité. Qu’un intellectuel soit condamné à
mort par un prédicateur salafiste suffit à le rendre sympathique, car le
libre exercice de la pensée vaudra toujours mille fois plus que la
soumission à une prétendue sacralité interprétée à sa façon par une
autorité autoproclamée. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a
plusieurs façons de défendre Kamel Daoud, y compris sans adhérer à
certaines de ses thèses. Et le paradoxe, c’est que certains de ses amis
déclarés, malheureusement pour lui, pourraient à l’usage se révéler de
véritables « faux amis » : lorsque Elisabeth Badinter et ses émules
répondent à l’accusation d’islamophobie en l’endossant « crânement »,
sans sourciller, ils contribuent à noyer le propos de l’écrivain dans
une rhétorique perverse qui n’est pas la sienne.
Dire que l’on doive passer par la case « islamophobie » pour
légitimer une attitude critique à l’égard de la religion musulmane, en
effet, n’a aucun sens. Non pas parce qu’il serait illicite de proférer
cette critique, mais précisément pour la raison inverse : parce
qu’affirmer son islamophobie vide aussitôt de sa substance toute
attitude rationnelle et critique à l’égard de l’islam. Que dirait-on,
par exemple, de l’attitude critique à l’égard du judaïsme de la part
d’un intellectuel qui, proclamant sa judéophobie, ferait de la haine des
juifs le préalable à toute critique de cette religion ? Situation
paradoxale qu’on pourrait résumer de la sorte : lorsque l’objet du débat
fait l’objet d’une haine explicite, il est clair que le débat devient
sans objet.
Parce qu’Elisabeth Badinter et ses émules sont ouvertement
islamophobes, ils contribuent ainsi à l’étouffement du débat sur l’islam
que Kamel Daoud entendait susciter de manière provocatrice. Et il y a
quelque chose de stupéfiant dans cette revendication de l’islamophobie
comme si elle valait certificat d’héroïsme. Mais il y a pire. En
reconduisant frauduleusement la critique légitime de l’islam dans
l’ornière de l’islamophobie vulgaire, les faux amis de l’écrivain
algérien se livrent à une autre supercherie. Car c’est au nom de la
lutte contre « l’islamisme radical » que ces charlatans, à les croire,
entendent promouvoir l’islamophobie. Ultime et consternant tour de
passe-passe : l’équation posée entre l’islam et l’islamisme permettrait
ainsi de boucler la boucle. Si les islamistes radicaux vouent Kamel
Daoud aux flammes de l’enfer, n’est-ce point la preuve que le ver est
dans le fruit, que l’islam lui-même est coupable de cet anathème, que
toute dissociation entre l’islam comme religion et l’islamisme comme
idéologie est illusoire ?
Or cette thèse a causé suffisamment de tort aux musulmans pour que
les islamophobes ne puissent résister à la tentation de la réitérer,
inlassablement, comme pour lui donner la force d’une évidence mortifère.
Et l’on devra répéter, une fois encore, ce qu’ils font semblant
d’ignorer, à savoir que l’immense majorité des victimes de l’islamisme
radical est musulmane, que le djihadisme contemporain n’aurait jamais
exercé ses méfaits s’il n’avait bénéficié de la complicité occidentale,
et que les soldats qui le combattent au prix de lourds sacrifices, de la
Syrie à la Tunisie, sont essentiellement musulmans. Revendiquer la
haine islamophobe pour mieux lutter contre la haine djihadiste, une
telle absurdité n’est possible qu’en occultant le fait générateur de
cette gémellité : haine pour haine, l’une n’est que la figure inversée
de l’autre, et ces deux haines sont jumelles. Gageons que les islamistes
radicaux qui veulent tuer Daoud ne le tueront pas, car la vie de
l’esprit est plus forte que ce désir de meurtre. Mais on lui souhaite
aussi de savoir bien se garder de ses faux amis.
samedi 12 mars 2016
Professeur de philosophie, auteur de plusieurs ouvrages, dont "Les raisons de l'esclavage" (L'Harmattan, 2001) et "Aux origines du conflit israélo-arabe, l'invisible remords de l'Occident", L'Harmattan, 2002).
VOIR AUSSI :
L'islamophobie en France : une si vieille histoire
L'esprit du temps ou l'islamophobie radicale
Comme l'islamophobie, la russophobie est née en France
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