dimanche 13 mars 2016

Algérie. Les faux amis de Kamel Daoud

Ce n’est pas nouveau : en ces temps troublés, l’islamophobie a le vent en poupe. Dans une tribune publiée par le « Huffington Post » le 27 février 2016, l’universitaire Renée Fregosi affirme ainsi que « pour aborder la critique de l’islamisme, il faut accepter crânement d’être islamophobe comme l’a fait courageusement Elisabeth Badinter ». Entendons bien le propos, au demeurant parfaitement explicite : il faudrait se revendiquer « islamophobe » pour avoir le droit de critiquer « l’islamisme ».
A supposer que le sens du terme « islamophobe » soit celui du dictionnaire, il faudrait donc admettre, comme une évidence, que « l’hostilité à l’égard de la religion musulmane », exemplaire sur le plan moral, serait aussi le meilleur antidote à l’islamisme. Déclarer sa répulsion pour une religion millénaire et ses millions de fidèles serait non seulement une attitude élevée à la dignité d’un parangon de vertu, voire l’archétype du courage philosophique, mais elle serait en outre la meilleure réponse à l’intolérance et au sectarisme.
Ce faisant, on semble avoir oublié que la « phobia », en grec, désigne tout simplement la haine. Si la judéophobie, par exemple, est inacceptable, c’est parce qu’elle jette le discrédit sur une catégorie d’êtres humains voués à la détestation universelle en raison d’une origine jugée impure. C’est parce qu’elle englobe dans une réprobation indistincte des individus assignés à une malfaisance intrinsèque. Avec l’islamophobie, à leur tour, les musulmans se voient coller sur la peau, comme une étiquette infamante, l’appartenance à une communauté religieuse dont l’influence délétère irait de soi. Violent par nature, liberticide par essence, l’islam serait passible comme tel d’une condamnation en bloc. Or, dans les deux cas, cette attitude a un nom : la haine interconfessionnelle. Elle a une longue histoire, intimement liée à l’aventure tumultueuse des relations entre l’Orient et l’Occident, des origines du christianisme aux ultimes secousses de l’ère post-coloniale.
Pour les islamophobes, le jugement est donc sans appel : l’islam constituerait la matrice originelle des intolérances et des cruautés dont notre époque offre le triste spectacle. L’un des derniers épisodes de ce procès fait à l’islam en tant que tel, c’est incontestablement ce qu’il faut bien appeler « l’affaire Kamel Daoud ». Ainsi, pour nombre des ses défenseurs occidentaux, les critiques multiples dont il a été l’objet ne relèveraient pas du débat d’idées, mais de l’anathème religieux. A ceux qui font remarquer que la « misère sexuelle » diagnostiquée par l’auteur n’est pas universellement partagée dans le monde musulman, et qu’il procède de ce fait à une essentialisation péjorative de « l’islam », on prête d’emblée une mentalité d’inquisiteurs, qui seraient coupables d’avoir lancé une « fatwa laïque ». Et tout se passe comme si on ne pouvait critiquer les idées de cet auteur sans encourir l’accusation d’être un « islamo-gauchiste », une sorte de « commissaire politique » reconverti dans la persécution des intellectuels laïques.
Qu’il pose des questions redoutables sur le rapport des hommes et des femmes dans certains milieux de tradition musulmane est pourtant une évidence. A cet égard, ses tribunes ont le mérite de mettre les pieds dans le plat, de pousser les musulmans et les non-musulmans à l’interrogation critique du diagnostic posé. Elles interrogent des habitudes sociales et des valeurs instituées dont on ne voit pas pourquoi elles échapperaient, a priori, à la critique de la raison. Mais cette vertu critique et heuristique des écrits de Daoud est malheureusement passée au second plan : ses partisans et ses adversaires ont tout fait, dans une sorte de connivence implicite, pour que le débat sur l’essentiel n’ait pas lieu. Le moins qu’on puisse dire, à propos de cette polémique, c’est que l’islam y est devenu l’enjeu d’une confrontation où une mauvaise foi symétrique s’est évertuée à dissoudre les repères de la discussion rationnelle.
Car les adversaires de Kamel Daoud, comme ses partisans, n’ont pas manqué à leur tour d’ambiguïté. Il en va ainsi lorsque des universitaires français lui reprochent d’écrire dans la langue de Molière, comme si l’écrivain algérien devait, au risque de les décevoir, se conformer à l’idée qu’ils se font de son appartenance culturelle. Et il est frappant, d’ailleurs, que les remontrances intellectuelles adressées à l’intéressé, quittant rarement le registre de l’invocation abstraite, fassent si peu de place à la sociologie. D’où ce paradoxe d’une critique totalement « a-sociologique » adressée à une pensée dont le penchant à la généralisation hâtive méritait, pour le moins, une déconstruction en règle.
     Sur un autre registre, situé à mille lieux du précédent, les islamistes déclarés ne furent pas non plus en reste. Fidèles à eux-mêmes, ils ont accusé Kamel Daoud de blasphème et justifié a priori, par leur outrance verbale, une violence haineuse dont tant d’intellectuels payèrent le prix dans les pays du Maghreb. Dans cette affaire, la pensée islamiste révéla une fois de plus son versant négatif, polluant le débat de références prétendument incontestables et d’affirmations dogmatiques assénées en guise d’arguments, comme si leur seule énonciation devait provoquer, dans une sorte de stupeur, l’assentiment général.
 On peut donc comprendre que Kamel Daoud ait reçu, à l’inverse, de si nombreux témoignages de solidarité. Qu’un intellectuel soit condamné à mort par un prédicateur salafiste suffit à le rendre sympathique, car le libre exercice de la pensée vaudra toujours mille fois plus que la soumission à une prétendue sacralité interprétée à sa façon par une autorité autoproclamée. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a plusieurs façons de défendre Kamel Daoud, y compris sans adhérer à certaines de ses thèses. Et le paradoxe, c’est que certains de ses amis déclarés, malheureusement pour lui, pourraient à l’usage se révéler de véritables « faux amis » : lorsque Elisabeth Badinter et ses émules répondent à l’accusation d’islamophobie en l’endossant « crânement », sans sourciller, ils contribuent à noyer le propos de l’écrivain dans une rhétorique perverse qui n’est pas la sienne.
     Dire que l’on doive passer par la case « islamophobie » pour légitimer une attitude critique à l’égard de la religion musulmane, en effet, n’a aucun sens. Non pas parce qu’il serait illicite de proférer cette critique, mais précisément pour la raison inverse : parce qu’affirmer son islamophobie vide aussitôt de sa substance toute attitude rationnelle et critique à l’égard de l’islam. Que dirait-on, par exemple, de l’attitude critique à l’égard du judaïsme de la part d’un intellectuel qui, proclamant sa judéophobie, ferait de la haine des juifs le préalable à toute critique de cette religion ? Situation paradoxale qu’on pourrait résumer de la sorte : lorsque l’objet du débat fait l’objet d’une haine explicite, il est clair que le débat devient sans objet.
 Parce qu’Elisabeth Badinter et ses émules sont ouvertement islamophobes, ils contribuent ainsi à l’étouffement du débat sur l’islam que Kamel Daoud entendait susciter de manière provocatrice. Et il y a quelque chose de stupéfiant dans cette revendication de l’islamophobie comme si elle valait certificat d’héroïsme. Mais il y a pire. En reconduisant frauduleusement la critique légitime de l’islam dans l’ornière de l’islamophobie vulgaire, les faux amis de l’écrivain algérien se livrent à une autre supercherie. Car c’est au nom de la lutte contre « l’islamisme radical » que ces charlatans, à les croire, entendent promouvoir l’islamophobie. Ultime et consternant tour de passe-passe : l’équation posée entre l’islam et l’islamisme permettrait ainsi de boucler la boucle. Si les islamistes radicaux vouent Kamel Daoud aux flammes de l’enfer, n’est-ce point la preuve que le ver est dans le fruit, que l’islam lui-même est coupable de cet anathème, que toute dissociation entre l’islam comme religion et l’islamisme comme idéologie est illusoire ?
 Or cette thèse a causé suffisamment de tort aux musulmans pour que les islamophobes ne puissent résister à la tentation de la réitérer, inlassablement, comme pour lui donner la force d’une évidence mortifère. Et l’on devra répéter, une fois encore, ce qu’ils font semblant d’ignorer, à savoir que l’immense majorité des victimes de l’islamisme radical est musulmane, que le djihadisme contemporain n’aurait jamais exercé ses méfaits s’il n’avait bénéficié de la complicité occidentale, et que les soldats qui le combattent au prix de lourds sacrifices, de la Syrie à la Tunisie, sont essentiellement musulmans. Revendiquer la haine islamophobe pour mieux lutter contre la haine djihadiste, une telle absurdité n’est possible qu’en occultant le fait générateur de cette gémellité : haine pour haine, l’une n’est que la figure inversée de l’autre, et ces deux haines sont jumelles. Gageons que les islamistes radicaux qui veulent tuer Daoud ne le tueront pas, car la vie de l’esprit est plus forte que ce désir de meurtre. Mais on lui souhaite aussi de savoir bien se garder de ses faux amis.


samedi 12 mars 2016

Professeur de philosophie, auteur de plusieurs ouvrages, dont "Les raisons de l'esclavage" (L'Harmattan, 2001) et "Aux origines du conflit israélo-arabe, l'invisible remords de l'Occident", L'Harmattan, 2002).

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L'islamophobie en France : une si vieille histoire
L'esprit du temps ou l'islamophobie radicale
Comme l'islamophobie, la russophobie est née en France 

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