Si l’évocation explicite par la Russie d’une possible
fédéralisation sur base ethnico-confessionnelle est pour le moins
inédite, elle n’est cependant pas surprenante dans la nouvelle
configuration politique et militaire.
Des
combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) agitent le drapeau de leur mouvement lors d’un défilé à Qamichli en février 2015. |
La Russie a fait savoir lundi qu’elle ne s’opposerait pas à l’option du fédéralisme comme
issue politique à la crise syrienne. Le scénario à l’irakienne d’une
division du pays en ethnies et communautés fédérées proposé à l’origine
par Washington a été évoqué par le vice-ministre russe des Affaires
étrangères, Sergueï Riabkov, quelques jours après l’entrée en vigueur du
cessez-le-feu traduisant un nouveau succès de la diplomatie russe dans
la foulée du début de l’offensive victorieuse sur Alep. Mais cette
déclaration intervient également deux semaines après les errements
discursifs de Bachar el-Assad qui, dans un entretien accordé à l’AFP le
12 février dernier, affichait son ambition de reprendre le contrôle de
la totalité de la Syrie, déclaration qui semble avoir fortement
contrarié Moscou.
Pour Fabrice Balanche, spécialiste de la géographie politique de la
Syrie et chercheur invité au Washington Institute, les propos de Sergueï
Riabkov sont l’expression de la volonté russe d’appuyer le projet
autonomiste kurde en donnant des gages en faveur d’une évolution du
système politique qui permettrait à la Rojava (l’administration autonome
kurde en Syrie) d’exister sur le modèle du Kurdistan irakien. Le
chercheur rappelle que cette proposition ne concerne qu’accessoirement
les autres composantes de la population syrienne. Si un système fédéral
permet aux Kurdes de se tailler un territoire sur mesure, cette solution
présente cependant un intérêt limité pour les minorités alaouites et
chrétiennes associées au pouvoir de Bachar el-Assad, dont le sort ne
semble plus véritablement en jeu aujourd’hui, du moins pour l’instant.
« Cette solution pourrait en revanche intéresser les tribus arabes de la
région de l’Euphrate dans la mesure où le président russe Vladimir
Poutine prépare aujourd’hui l’après-Daech (acronyme arabe de l’État
islamique – EI), et dans cette perspective, il envisagerait un
ralliement de ces tribus aux forces kurdes », explique le chercheur.
Mais l’hypothèse d’une fédéralisation contrarie profondément les
aspirations du président syrien. « Bachar el-Assad n’est évidemment pas
d’accord avec cette proposition qui s’inscrit pourtant dans le deal
conclu entre le régime et Moscou, pour qui la seule garantie de succès
reste l’alliance avec les Kurdes », explique Fabrice Balanche. Selon
lui, les Russes n’offriront pas de victoire décisive à Bachar el-Assad
avant d’obtenir des garanties réelles qui inscriraient le projet
autonome kurde à l’agenda politique du régime. « L’intérêt stratégique
de la Russie est aujourd’hui de protéger l’est d’Alep avec l’aide des
Kurdes, mais les Russes savent pertinemment qu’Assad pourrait se montrer
déloyal ; et à mesure que le régime reprendrait des forces, il serait
enclin à refuser les concessions, notamment en se rapprochant de l’Iran,
imaginant qu’il est un peu tard pour les Russes d’envisager un retrait
de Syrie avant la réalisation complète de leurs objectifs. Force est de
constater que Bachar el-Assad reste très silencieux sur la question
kurde », explique Fabrice Balanche.
Pas de triomphalisme à Moscou
Pour autant, à l’heure actuelle, l’hypothèse d’une fédéralisation de la
Syrie comme compromis réaliste de sortie de crise semble peu probable.
Si Américains et Russes peuvent converger sur ce scénario, il reste
totalement exclu pour les groupes d’opposition et leurs parrains turc et
saoudien. Cette option risquerait en outre de renforcer les
contradictions entre la Russie et l’Iran, prêt à envisager des
concessions, mais non au prix d’une résurgence d’un conflit au Kurdistan
irakien. Il est plus plausible en revanche que cette déclaration ait
pour but d’accentuer la pression sur l’adversaire turc pour le
contraindre à une politique plus coopérative dans le cadre des
pourparlers de Genève III, dont le prochain round est prévu le 9 mars.
Alors que les Russes sont aujourd'hui sur le terrain dans une phase opérationnelle ascendante, le durcissement d'une confrontation entre eux et les Turcs avec le risque de dérapages possibles n'est donc pas à exclure. Dans ce contexte, Moscou tenterait de ramener Ankara dans le jeu diplomatique en agitant le spectre d'une option fédérale qui contraindrait la Turquie à revoir sa politique agressive envers la Russie. En ce sens, Moscou s'est déjà dit prêt à examiner de près le respect de la trêve par des groupes comme Ahrar al-Cham et Jaïch al-Islam parrainés par Ankara, et qui pourraient, s'ils remplissent les conditions requises par la Russie, rejoindre le processus de négociations. Il semble donc dans l'intérêt des Russes de réaliser leurs objectifs non seulement militaires, mais aussi politiques, à un moindre coût, en associant le plus grand nombre d'acteurs aux négociations de sortie de crise.
Alors que les Russes sont aujourd'hui sur le terrain dans une phase opérationnelle ascendante, le durcissement d'une confrontation entre eux et les Turcs avec le risque de dérapages possibles n'est donc pas à exclure. Dans ce contexte, Moscou tenterait de ramener Ankara dans le jeu diplomatique en agitant le spectre d'une option fédérale qui contraindrait la Turquie à revoir sa politique agressive envers la Russie. En ce sens, Moscou s'est déjà dit prêt à examiner de près le respect de la trêve par des groupes comme Ahrar al-Cham et Jaïch al-Islam parrainés par Ankara, et qui pourraient, s'ils remplissent les conditions requises par la Russie, rejoindre le processus de négociations. Il semble donc dans l'intérêt des Russes de réaliser leurs objectifs non seulement militaires, mais aussi politiques, à un moindre coût, en associant le plus grand nombre d'acteurs aux négociations de sortie de crise.
Comme le souligne l'analyste et journaliste Alain Gresh, dans
un reportage (Les calculs de la Russie à l'heure du cessez-le-feu en
Syrie) réalisé pour le site Orient XXI, « le triomphalisme n'est pas à
l'ordre du jour à Moscou. Certes, l'armée syrienne a remporté des
succès, mais au prix de destructions massives. À supposer même qu'elle
reconquière tout le pays – ce qui est peu probable, les Russes refusant
un enlisement –, qui paierait la reconstruction, évaluée à plusieurs
centaines de milliards de dollars ? (...) Pourrait-elle réussir en Syrie
alors que les États-Unis ont échoué en Irak ? Dès le 1er octobre, dans
sa déclaration devant le gouvernement pour expliquer son engagement en
Syrie, Poutine insistait : « Nous n'avons aucune intention de nous
impliquer profondément dans le conflit. (...) Nous continuerons notre
soutien pour un temps limité et tant que l'armée syrienne poursuivra ses
offensives antiterroristes. »
Il n'est donc pas exagéré de penser que la promesse russe faite aux Kurdes puisse être révisée en fonction de l'évolution de la positon turque sur le conflit en Syrie et de la redéfinition des priorités politiques de Moscou dans la phase des négociations. Au-delà de la configuration militaire sur le terrain, le rapport de force global reste déterminant dans la crise syrienne. Ainsi, si Ankara s'engage dans la voie d'un apaisement, une convergence russo-turque ne serait pas à exclure, y compris au détriment de la promesse faite aux Kurdes.
Il n'est donc pas exagéré de penser que la promesse russe faite aux Kurdes puisse être révisée en fonction de l'évolution de la positon turque sur le conflit en Syrie et de la redéfinition des priorités politiques de Moscou dans la phase des négociations. Au-delà de la configuration militaire sur le terrain, le rapport de force global reste déterminant dans la crise syrienne. Ainsi, si Ankara s'engage dans la voie d'un apaisement, une convergence russo-turque ne serait pas à exclure, y compris au détriment de la promesse faite aux Kurdes.
Source : L’Orient le jour, Lina Kennouche, 02-03-2016
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