Le prophète de l'islam, victime d'un abus de
faiblesse ? C'est ce que laisse entendre la Tunisienne Hela Ouardi dans
"Les Derniers Jours de Muhammad". Hela Ouardi est professeur de littérature et de civilisation à Tunis.
Le Point.fr : Telle que vous la décrivez, la fin de Mahomet est une vraie tragédie shakespearienne…
Hela Ouardi : Effectivement, le prophète de l'islam subit de
nombreuses épreuves à la fin de sa vie : il perd son seul fils, qu'il
adorait ; il subit des échecs militaires contre Byzance, ce qui
affaiblit son autorité auprès des musulmans. Il tombe alors gravement
malade, et on lui désobéit, on l'empêche d'écrire son testament, on lui
administre des médicaments à son insu … Après sa mort, sa fille Fatima
sera violentée et mourra, dit-on, des suites de cette agression. Elle
sera aussi déshéritée. Son époux, Ali, sera nommé Calife, mais finira
assassiné et leurs enfants seront massacrés. On peut donc parler d'une
tragédie.
On l'aurait assassiné ?
D'après les sources musulmanes, à la fin de sa vie il a été victime
de plusieurs attentats. Il se méfiait de son entourage d'ailleurs, et
quand on l'a forcé à prendre un médicament, il a demandé aux personnes
présentes de prendre la même potion. En fait, d'après certains auteurs
musulmans, il serait peut-être mort de pleurésie. Mais les plus
anciennes biographies musulmanes affirment qu'il aurait été empoisonné
par une juive de Khaybar. Cette thèse embarrasse les théologiens qui
considèrent qu'elle pourrait nuire au prestige du Prophète. Les docteurs
d'Al-Alzhar reconnaissent ainsi qu'il a été empoisonné, mais assurent
qu'il a survécu trois ans au poison, preuve de l'intervention divine…
Et on a vraiment abandonné son cadavre ?
Oui, on l'a laissé sans sépulture pendant trois jours, ce qui est
plus qu'étonnant dans une région aussi chaude que l'Arabie, où la
tradition veut que l'on enterre les morts immédiatement ou presque. Les
textes évoquent même la décomposition du corps. Deux hypothèses
majeures peuvent expliquer cette situation : d'abord le déni. On ne veut
pas croire qu'il soit mort et l'on pense qu'il va ressusciter. Mahomet
ne promettait-il pas la fin du monde ? La deuxième raison est plus
politique, et c'est celle défendue notamment par les chiites : ces trois
jours ont permis à Abu Bakr et Umar d'écarter la famille de Mahomet et
de s'organiser pour lui succéder. Il leur fallait du temps pour mettre
en place ce qu'on pourrait appeler un « coup d'État » ; certaines
sources évoquent la présence de la tribu des Aslam qu'Abu Bakr a
déployée dans les rues de Médine comme une milice avant l'enterrement du
Prophète pour prévenir tout mouvement de contestation. Car les
Médinois, chez qui Mahomet était venu se réfugier avec ses premiers
fidèles après avoir quitté la Mecque en 622, ne voulaient plus des
Mecquois qui les tenaient pour inférieurs. Ils voulaient désigner
eux-mêmes leur chef. Abu Bakr s'est imposé par la suite par le sang en
menant ce que l'on a appelé les « guerres d'apostasie ».
Le problème de l'islam naissant tient donc au fait que Mahomet n'a pas pu organiser sa succession...
Il n'avait pas de fils direct, que des petits-enfants, des gendres ou
des beaux-pères, Abu Bakr, Umar, Ali et Uthman, qui seront les quatre
premiers califes. C'est entre eux que va se jouer la succession. Le
pouvoir politique en terre d'islam est encore de nos jours une affaire
de famille !
Vous parlez de Médine, mais vous dites aussi qu'il est mort non pas dans cette ville, comme l'affirme la tradition, mais à Gaza…
Les sources non musulmanes contemporaines de l'époque du Prophète
attestent de la présence de ce dernier à Gaza en 634. Je dois rappeler
que l'arrière-grand-père de Mahomet, Hâchim, serait lui-même mort à
Gaza.
Mais pourquoi ces changements de lieu et de date ?
Probablement pour des raisons politiques. Son histoire a été « écrite » pour les besoins d'une légitimation du pouvoir.
Votre livre nous dépeint un vieux prophète manipulé par ses femmes et
ses meilleurs amis. Aujourd'hui, on dirait qu'il a été victime d'un
abus de faiblesse. Quand commence le culte qui fera de lui « le sceau de
l'islam » ?
Sous les Omeyyades, probablement, mais on ne sait pas exactement
comment. Le processus a dû être lent. Tous les descendants du Prophète
ont alors été éliminés, donc il n'y a plus de risque que s'instaure une
dynastie de droit divin. La nouvelle dynastie, qui est originaire de la
Mecque elle aussi, mais qui pourtant s'est opposée au Prophète au début
de la Révélation, va pouvoir l'utiliser pour asseoir sa légitimité.
Vous avez mené une enquête de type scientifique, votre appareil de
notes le prouve. Mais sur quoi vous fondez-vous pour affirmer de telles
choses ?
Mais sur la tradition musulmane, bien sûr ! Contrairement à ce que
l'on peut croire, tout a été écrit, il suffit de prendre la peine de
lire les textes. Mon livre n'est pas une œuvre de fiction. C'est le
résultat de trois ans de lecture attentive du Coran, des hadiths,
c'est-à-dire les faits et les dires que l'on attribue au Prophète, et
des récits biographiques publiés après sa mort.
Mais les historiens remettent en cause la fiabilité de ces sources religieuses qui ont été écrites dans une visée apologétique…
Certes. D'abord, il faut préciser que ces sources, malgré leur manque
de fiabilité historique, demeurent incontournables. Si on les ignore,
l'histoire de la naissance de l'islam se résumerait à deux phrases.
Donc, il faut lire, mais comme des documents et non comme des monuments.
Mais d'une part, on retrouve les mêmes faits dans des écrits de sources
très différentes et d'autre part, ces textes qui pourraient pratiquer
la langue de bois n'hésitent pas à dire des choses étonnantes, parfois
même contraires aux intérêts des partis qu'ils défendent. Ainsi, je
croyais que le fait que Mahomet soit empêché d'écrire son testament
était une « invention » des chiites qui soutiennent qu'il avait choisi
Ali pour successeur, mais qu'Abu Bakr et Umar l'en ont empêché. Or, les
textes sunnites rapportent aussi cet épisode, ce qui n'est pourtant pas
dans leur intérêt. On peut penser qu'il y a là un début de vérité, même
si l'historien doit toujours garder une distance critique, évidemment.
Si Mahomet attendait la fin des temps, il ne voulait pas créer de
religion. Le vrai fondateur de l'islam n'est-il pas plutôt Abu Bakr?
Effectivement, ses successeurs, et au premier chef Abu Bakr, ont
donné un avenir à la religion de la fin des temps. Mieux, en conquérant
le Proche-Orient, ils ont donné à la religion de l'arabité, une carrière
universelle.
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VOIR AUSSI : Le Califat ou l'assassinat comme règle de succession