Lorsque nous discutons de
la crise imminente de notre civilisation, nous regardons surtout les ressources
dont notre économie a besoin en quantité croissante. Et nous expliquons
pourquoi les retours décroissants de l’exploitation des ressources constituent
une charge de plus en plus lourde sur une éventuelle nouvelle croissance de
l’économie mondiale. C’est un sujet très intéressant, en effet, mais ici, je
suggère de tourner notre vision de 180 degrés et de jeter un œil sur l’autre
côté ; qui est de savoir ce qui se passe lorsque les ressources
utilisées sont mises au rebut.
Finalement, notre société (comme toute autre société dans l’histoire) est une
structure dissipative. Cela signifie qu’elle existe seulement parce que nous
sommes capables de dissiper de l’énergie en vue d’y stocker de l’information.
Et il y a une rétroaction positive : plus d’énergie permet de mettre en œuvre
une plus grande complexité ; et une plus grande complexité a besoin, mais aussi
permet, un flux d’énergie plus important. Ceci, je pense, est un point crucial
: à la fin, la richesse est l’information stockée dans le système
socio-économique sous différentes formes (comme le bétail, les infrastructures,
les installations agricoles, les machines, les bâtiments, les livres, le Web et
ainsi de suite). La population humaine est particulière parce qu’elle est une
grande partie de l’information stockée à l’intérieur du système de la société.
Donc, d’un point de vue thermodynamique, elle est l’élément-clé de la richesse,
alors que d’un point de vue économique, la population peut être considérée
comme le dénominateur de la richesse mondiale.
L’accumulation
d’informations dans un système n’est possible que par un accroissement de
l’entropie à l’extérieur du même système. C’est habituel avec toutes les
structures dissipatives, mais notre civilisation est unique dans sa dimension.
Aujourd’hui, environ 97% de la biomasse des vertébrés terrestres est composée des
êtres humains et de leurs symbiotes et nous utilisons environ 50% de la
production primaire (400 TW?), plus un peu moins de 20 TW que nous consommons à
partir de combustibles fossiles et d’autres sources inorganiques.
Au début,
notre civilisation moderne a avancé de la même manière que toutes les autres
dans l’Histoire : l’appropriation de formes d’énergie comme la nourriture, le
bétail, les matières premières, les esclaves, l’huile, le carbone et ainsi de
suite, en jetant l’entropie dans la biosphère sous différentes formes telles
que les polluants, les transformations des écosystèmes, les extinctions, la
chaleur et ainsi de suite ; ou en jetant l’entropie sur d’autres sociétés
par la guerre, la migration, etc..
Comme
l’économie industrielle a surpassé et remplacé toutes les autres, elle est
devenue la seule économie au monde. Et donc, nécessairement, elle a de plus en
plus de difficultés à dissiper l’énergie en dehors d’elle. Dans la pratique,
les puits de carbone
deviennent problématiques avant que les sources d’énergie ne le soient. Mais
rappelez-vous que dans le but de mettre en œuvre sa propre complexité, un
système dissipatif a besoin d’un flux d’énergie croissant ; pour mieux le
dire : il a besoin, comme de cornes d’abondance, de puits d’énergie.
Aujourd’hui,
à la fois la pollution mondiale et l’immigration massive dans les pays les plus
industrialisés sont des preuves que notre système n’est plus en mesure
d’expulser l’entropie de lui-même. Mais si l’entropie n’est plus déchargée hors
du système, elle se développe nécessairement à l’intérieur. Et quand il y a
plus d’énergie, il y a plus d’entropie dans une dynamique de rendement
décroissant. Peut-être nous pouvons voir ici une rétroaction négative qui a
arrêté la croissance économique et qui va peut-être faire s’effondrer
l’économie mondiale dans quelques décennies.
Si ce
raisonnement est correct, la politique et la crise économique, les
perturbations sociales et, enfin, les États défaillants ne sont rien de moins
que l’aspect visible de l’entropie croissante au sein de notre propre
méta-système. Finalement, la société mondiale est si vaste et complexe qu’elle
est articulée en de nombreux sous-systèmes corrélés et nous la gérons pour
concentrer l’entropie à l’intérieur des sous-systèmes moins puissants :
certains pays problématiques, les classes inférieures et, en particulier, les
jeunes. Mais ces phénomènes produisent des changements politiques, des émeutes
et des migrations massives au cœur du système. Cela signifie aussi que les
élites ont perdu la capacité de comprendre et / ou contrôler la dynamique
interne du système socio-économique mondial.
Dans
l’intervalle, la surcharge des puits de carbone est en train de provoquer la
détérioration des sources. Cela devient évident, par exemple, avec la pollution
de l’air et de l’eau, l’acidification des océans, l’extinction de masse, les
perturbations des écosystèmes, et bien plus encore. En fin de compte, pendant
que l’économie croît, le système mondial perd nécessairement la capacité à
dissiper l’énergie, se condamnant à subir des perturbations.
Nous pouvons
trouver le même phénomène à plus petite échelle, pour un organisme simple
autant que pour un être humain unique. Si un bon flux d’énergie est disponible
sous la forme de nourriture et de chaleur, un bébé peut se développer et
devenir un adulte fort et sain. Les bons flux d’énergie au cours de la vie
adulte signifie une vie meilleure et la possibilité de développer la culture,
les compétences, l’art, la science et de garder une bonne santé pendant une
longue période. Une énergie insuffisante signifie la famine et la maladie. Mais
il est aussi vrai que si le corps absorbe une quantité d’énergie plus grande
que sa capacité à la dissiper, alors nous avons des problèmes comme
l’accumulation de graisse, la maladie, l’obésité et, enfin, une mauvaise vie et
une mort prématurée.
Nous
retrouvons le même phénomène à une plus grande échelle. La Terre dans son
ensemble est également un système complexe dissipatif. Elle n’a pas de
problèmes avec sa source d’énergie principale : le soleil. Nous pouvons compter
avec les 86 000 TW que nous recevons en moyenne du soleil. Ils ne vont pas
disparaître, même s’ils vont progressivement augmenter au cours de périodes de
temps très longues. Mais l’ensemble de la biosphère s’effondre dans l’une des
plus graves crises à laquelle nous ayons eu à faire face au cours des 4,5
milliards d’années de son histoire. Cette crise est le résultat de l’activité
humaine, qui réduit la capacité de l’écosystème à dissiper l’énergie d’entrée,
notamment à la suite de l’effet de serre provoqué par la combustion de
combustibles fossiles. Ainsi, l’entropie interne croît avec pour conséquence de
nuire encore plus aux écosystèmes et en réduisant la complexité. Cela nous
conduit peut-être à une catastrophe mondiale à l’échelle géologique.
En
conclusion, je pense que dans les prochaines décennies, l’entropie sera un
problème beaucoup plus difficile à résoudre que celui de l’approvisionnement en
énergie. Seule une réduction drastique de la consommation d’énergie pourrait
sauver la biosphère. Mais ceci est un prix élevé à payer, car une réduction du
flux d’énergie signifie nécessairement une réduction de la complexité et de
l’information stockée à l’intérieur du sous-système humain. Cela signifie la
misère et la mort pour la population humaine, mais cela signifie aussi l’espoir
pour l’avenir (en supposant qu’il existe, mais les humains sont trop adaptables
et résilients pour s’éteindre aussi longtemps qu’une biosphère en
fonctionnement existe). Ainsi, de nouvelles civilisations vont apparaître mais,
pour que cela se produise, la civilisation actuelle devra s’effondrer assez
vite pour laisser une planète vivable à nos descendants.
Par Jacopo
Simonetta – Le 3 mars 2016 – Source Cassandra
Legacy
Traduit par
Hervé, vérifié par Ludovic, relu par Diane pour le Saker
Francophone
STRUCTURE DISSIPATIVE
Le terme « structure dissipative » a été créé, en 1969, par Ilya Prigogine pour
souligner la signification des résultats auxquels lui-même et ses
collaborateurs de l'école de Bruxelles venaient de parvenir : loin de
l'équilibre thermodynamique,
c'est-à-dire dans des systèmes traversés par des flux de matière et
d'énergie, peuvent se produire des processus de structuration et
d'organisation spontanées au sein de ces systèmes, qui deviennent le
siège de « structures dissipatives ». L'association entre les termes
structure et dissipation, apparemment paradoxale puisque le mot
structure évoque l'ordre alors que le mot dissipation évoque le
gaspillage, le désordre, la dégradation, marquait le caractère inattendu
de la découverte ; le second principe de la thermodynamique, qui a
trait aux processus dissipatifs, producteurs d'entropie,
était usuellement associé à la seule idée d'évolution irréversible d'un
système vers l'état d'équilibre, identifié comme l'état de désordre
maximal, où toute l'énergie utilisable du système s'est dégradée ; or,
la découverte des structures dissipatives signifie que l'irréversibilité, loin de l'équilibre, peut jouer un rôle constructif et devenir source d'ordre.
La thermodynamique classique opposait ordre et désordre. L'état macroscopique ordonné était un état rare, réalisé par un petit nombre de configurations microscopiques au sein du système ; par exemple, un gaz dont toutes les molécules se déplaceraient dans la même direction. L'état désordonné, lui, est réalisé par l'immense majorité des configurations microscopiques ; c'est, par exemple, l'état où, en moyenne, autant de molécules se déplacent dans n'importe quelle direction. Les lois de la thermodynamique classique concernent ces états « désordonnés », leur nécessité n'est donc que statistique. Le système fluctue perpétuellement autour de valeurs moyennes déterminées par ces lois.
La thermodynamique classique opposait ordre et désordre. L'état macroscopique ordonné était un état rare, réalisé par un petit nombre de configurations microscopiques au sein du système ; par exemple, un gaz dont toutes les molécules se déplaceraient dans la même direction. L'état désordonné, lui, est réalisé par l'immense majorité des configurations microscopiques ; c'est, par exemple, l'état où, en moyenne, autant de molécules se déplacent dans n'importe quelle direction. Les lois de la thermodynamique classique concernent ces états « désordonnés », leur nécessité n'est donc que statistique. Le système fluctue perpétuellement autour de valeurs moyennes déterminées par ces lois.
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