La vérité finit toujours par être
dévoilée. Ce sont au départ de simples “signaux faibles” et autres “bas bruits” qui deviennent peu à
peu visibles jusqu’à irriguer entièrement le débat public et atteindre
enfin le noyau dur des thèses officielles.
S’agissant des rebelles syriens,
aimablement qualifiés depuis quelques années de “modérés”, nous en
sommes encore au stade des “signaux faibles”, mais la situation évolue
dans le bon sens. On ne peut que se réjouir du reportage “Un œil sur la
Syrie” (dirigé par Anthony Forestier, présenté par Sarah Soulah et
diffusé sur France 2 le 18 février) qui présente enfin un regard neuf
sur le conflit syrien … cinq ans après son commencement. Face aux
inconséquences de la politique étrangère nationale et à leurs
conséquences militaires opérationnelles difficiles à gérer au plan
opérationnel, l’Establishment militaire lui-même ose parfois mettre le
doigt sur certains faits embarrassants. Les faits sont têtus et à mille
lieues de la "moraline" que distille notamment le Quai d’Orsay depuis
trois ans.
Ainsi, le général Didier Castres,
Sous-chef opérations de l’État major des Armées, a-t-il été auditionné
le 16 décembre 2015 par la Commission des Affaires étrangères, de la
Défense et des Forces armées du Sénat. Voici ce que l’officier français
révèle au grand jour :
“Les forces combattantes de Daech sont
estimées à un effectif de 30 000 en Syrie et en Irak, dont 40 % de
combattants étrangers. Ils sont opposés à 140 000 Kurdes du nord de
l'Irak, 7 000 Kurdes syriens et 130 000 membres des forces de sécurité
irakiennes. En outre, il existe en Syrie une constellation de
combattants très divers de l'ordre de 100 000 personnes, dont la France
estime que 80 000 d'entre eux appartiennent soit à des groupes
terroristes désignés comme tels par les Nations unies, soit à des
groupes salafistes extrémistes.”
Démêlons ces quelques chiffres pour
mesurer l’ampleur de l’écart entre les données du commandement militaire
et les gesticulations de notre chancellerie :
Première information : la puissance de
Daesh est largement surestimée dans nos médias. Avec seulement 30.000
hommes (d’autres sources parlent de 50.000) en Irak et en Syrie, l’Etat
islamique n’est pas d’un poids considérable sur un plan militaire. Son
expansion territoriale depuis trois ans montre ce que plusieurs
observateurs syriens (dont l’archevêque d’Alep) ont déjà amèrement
dénoncé : les Occidentaux ont beaucoup parlé, mais étrangement peu agi
pour détruire cette hydre vert foncé.
Seconde information : si les membres de
l’EI sont répartis de façon à peu près équilibrée entre l’Irak et la
Syrie, on peut considérer qu’il y a entre 15 et 20.000 combattants de
Daech présents principalement autour de Raqqa. C’est donc bien moins que
les autres terroristes islamistes présents en Syrie, dont le général
Castres nous dit qu’ils sont probablement autour de 80.000 dans les
zones que nos médias et nos représentants politiques qualifient
facilement de “rebelles”. On a donc un rapport de 1 à 4 entre les
islamistes de l’Etat islamique et les “autres” (dont une écrasante
majorité, autour du Front al-Nosrah, sont affiliés officiellement ou
officieusement à al-Qaïda, berceau originel...de Daech). Les
chancelleries occidentales, si elles tenaient compte des chiffres que
leur fournit le renseignement notamment militaire, devraient en
conséquence tenir des propos beaucoup plus proches de ceux tenus par
Sergeï Lavrov ou … Bachar el-Assad lui-même. Mais le déni de réalité est
un pêché fort répandu et il reste plus facile d’accuser les
journalistes de France 2 de reprendre la propagande du régime syrien que
d’admettre un biais politique ou un déficit d’intelligence de situation
(comme il fut d’ailleurs plus facile il y a quelques semaines d’accuser
les journalistes de Canal + de reprendre la propagande du Kremlin dans
leur reportage sur la révolution du Maïdan et la guerre civile
ukrainienne dans le Donbass.
Troisième information : il reste donc à
peu près 20.000 rebelles dits “modérés” d’après le renseignement
militaire français. C’est peu … d’autant qu’ils combattent dans les
mêmes zones que les 80.000 “terroristes”, dont ils sont de facto les
alliés sur le terrain. Je vous invite sur ce point à lire l’article de
“Bouger les Lignes” sur le “camaïeu des rebelles” qui retrace la
mosaïque des coalitions en Syrie au sein desquelles toutes les phalanges
rebelles, du vert pâle au très foncé, qui sont pour certaines rivales
et pour beaucoup des avatars présentables des groupuscules les plus
radicaux, combattent le plus souvent ensemble, notamment avec ou pour le
compte du Front al-Nosrah.
La veille de cette édifiante audition du Général Castres, le 15 décembre 2015, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian était lui-même auditionné devant cette même Commission du Sénat. Si l’on croise leurs deux déclarations, et compte tenu du fait que notre ministre ne pouvait ignorer ces informations du renseignement militaire, le grand écart devient inquiétant.
“En Syrie, les difficultés se concentrent à l'ouest, à la frontière avec la Turquie, où les armées loyalistes, soutenues par la Russie et les Pasdarans iraniens, grignotent les territoires contrôlés par les insurgés mais moins vite qu'ils ne l'espéraient. La présence russe est significative avec une quarantaine d'avions de chasse basés près de Lattaquié. La Russie engage également son aviation à long rayon d'action, pour les frappes menées contre Raqqa et Deir Eizzor par des bombardiers décollant de l'aérodrome de Mozdok au sud de la Géorgie ou encore elle effectue des tirs de missiles depuis le croiseur Moskva au large de Lattaquié. On note une inflexion de l'action militaire russe. Nous estimons ainsi que les frappes contre Daech représentent entre 20 et 30 % du total des frappes russes ces dernières semaines, contre 5 % auparavant (...) Concernant le soutien aux insurgés, l'action militaire américaine et française s'est renforcée, confortée depuis peu par les frappes britanniques.”
Première information : si l’on s’en
tient aux estimations chiffrées du ministre Le Drian et qu’on les croise
avec celles du général Castres, on en conclut que la Russie répartit
ses frappes entre 20/30% sur les 15/20 000 combattants de l’Etat
islamique et 70/80% pour les 100 000 “insurgés” (dont 80 000 sont des
terroristes islamistes). Les frappes russes sont donc en parfaite
cohérence avec les renseignements militaires français, ce qui n’est pas
le cas en revanche des frappes … françaises.
Deuxième information : comment croiser
en revanche la déclaration du ministre de la Défense sur le renforcement
de l’aide aux “insurgés” et celle du général Castres sur les 80.000
terroristes parmi les 100.000 “rebelles” sans conclure à l’impossibilité
manifeste d’un tel croisement … sauf à comprendre que la France et les
pays occidentaux soutiennent directement ou indirectement le terrorisme
islamiste.
Tandis qu’un très fragile et partiel cessez-le-feu semble se mettre en place, mais que les contours d’un règlement politique de la question syrienne paraissent encore dans les limbes, ces informations officielles présentées devant la représentation nationale nous font mesurer toute l’inconscience et l’aveuglement qui ont conduit depuis cinq ans l’Occident à s’ingérer au Levant. Ces éléments sont éloquents mais fort inquiétants. Comment ne pas s’interroger sur la fonction de “leurre” de l’État islamique ? Daech et ses modes d’actions terrifiants et spectaculaires ne sont-ils pas au moins partiellement le paravent horrifiant qui cristallise l’attention populaire, médiatique et politique, la détournant ainsi d’une entreprise bien plus grave de déstabilisation profonde de la région et du monde. Daech fait oublier al-Qaïda qui agit en deuxième (et performant rideau), de manière rhizomique. Ses multiples avatars désormais labellisés “rebelles”, “insurgés”, ou “islamistes modérés” (genre Ennahdha en Tunisie) en sont par contraste, redevenus fréquentables et poursuivent leur démembrement méthodique des États arabes.
Caroline GALACTEROS
Administratrice de l’ASAF
Source : http://galacteros.over-blog.com