Il règne à Moscou une certaine fébrilité au lendemain de
l’annonce par les présidents Vladimir Poutine et Barack Obama, le
22 février, d’un cessez-le-feu en Syrie. Entré en vigueur le samedi
27 février à minuit, relativement bien respecté pour l’instant, il a été
entériné par le Conseil de sécurité de l’ONU.
Contrairement au scepticisme qui prévaut en Occident, on veut croire
ici, sans optimisme exagéré que, selon la formule du président russe, « c’est un vrai pas en avant dans l’arrêt du bain de sang ».
Le massif immeuble « stalinien »,
au centre de Moscou, dominé par une haute tour, abrite le ministère des
affaires étrangères. Des centaines de fonctionnaires se pressent ce
matin pour rejoindre leurs postes. Dans son bureau, Mikhail Bogdanov,
ministre adjoint des affaires étrangères, parfait arabisant, évoque les
conversations que Vladimir Poutine aura ce même jour avec ses homologues
à travers le monde, en premier lieu les chefs d’État syrien, iranien,
saoudien et avec le premier ministre israélien : tous ceux qui, de près
ou de loin, sont intéressés au dossier syrien. Bogdanov a été
ambassadeur à Tel-Aviv et au Caire et plusieurs fois en poste à Damas.
Il est, depuis octobre 2014, le représentant spécial du président pour
le Proche-Orient et l’Afrique.
Pour lui, les choses sont claires : « Il n’y a pas de solution militaire à la crise syrienne. » Mais il ajoute : « Nous ne voulons pas faire apparaître les choses comme plus faciles qu’elles ne le sont ;
beaucoup de forces, à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie sont
hostiles à ce processus et insistent pour un départ anticipé du
président Assad. Mais rappelons-nous les conséquences d’une telle
stratégie en Libye et en Irak. » Bogdanov
accorde la priorité à la coordination, pas seulement politique, avec
les États-Unis : un centre commun de collectes de données pour le suivi
du cessez-le-feu sera mis en place afin de déterminer des objectifs
militaires « acceptables » et d’identifier des « groupes terroristes ».
« Nous avons été étonnés de l’engagement personnel de Poutine,explique l’un des spécialistes russes du Proche-Orient qui requiert l’anonymat. Il
a accepté des concessions, notamment le fait que les seuls mouvements
désignés comme terroristes soient l’organisation de l’État islamique (EI) et Jabhat Al-Nosra », alors que, jusqu’à présent, Moscou demandait que soient aussi mis sous ce label d’autres groupes. « Même nos militaires, portés par les succès de ces dernières semaines, ont été pris de court », affirme cette même source.
Que se passera-t-il si des groupes comme Ahrar Al-Cham ou Jaish
Al-Islam, qui combattent aux côtés de Jabhat Al-Nosra, acceptent le
cessez-le-feu ? « Nous étudierons leur déclaration et leurs intentions », répond
Bogdanov, qui rappelle toutefois que Moscou a accepté la présence à
Genève aux dernières négociations de paix de Mohammed Allouche,
dirigeant de Jaish Al-Islam — le frère de Zahran Allouche, le dirigeant
de ce groupe, tué dans un bombardement russe.
BILAN POSITIF POUR MOSCOU
À Moscou, on est convaincu que la décision de l’automne 2015
d’intervenir militairement a joué un rôle décisif pour ouvrir une
nouvelle page et éviter la répétition du scénario libyen,
qui reste un épouvantail pour les Russes. Décidée en septembre par
Poutine lui-même, elle a inversé les rapports de force sur le terrain,
même si elle s’est heurtée, dans un premier temps, à des résistances
inattendues. Un dirigeant de premier plan du Hezbollah rencontré à
Beyrouth en décembre 2015 nous l’avait confirmé : les Russes pensaient
obtenir rapidement d’importants succès, ils n’y sont pas parvenus. Face à
ces difficultés imprévues, à l’incapacité de l’armée syrienne à
profiter de leur couverture aérienne et sans aucun état d’âme, ils ont
décidé d’une escalade avec l’usage de bombardements massifs sans souci
du sort des populations civiles. Dès fin décembre, la situation
s’inversait et l’armée syrienne, réorganisée par eux, avançait vers Alep1.
Les
Russes ont obtenu les résultats qu’ils espéraient. Ils se sont imposés
aux États-Unis comme des interlocuteurs incontournables dans la crise,
surpassant le rôle des Iraniens. Ils ont consolidé le régime syrien et
lui ont permis de se retrouver en meilleure posture dans les
négociations à venir. Ils ont expérimenté leurs armes les plus modernes ;
entre autres, leurs chasseurs Su-35S, leurs chars T-90 et les missiles
balistiques tirés de la mer Noire. Et le coût de cette campagne reste
relativement limité — environ 3 milliards de dollars prévus pour
l’année 2016 sur un budget militaire de 44 milliards2.
La Russie a aussi pu installer une base militaire moderne à Lattaquié,
sa première base permanente dans la région depuis la fin de son alliance
avec l’Égypte3.
Elle a enfin imposé à Damas de prendre en main la réorganisation de
l’armée régulière, dont elle pense qu’elle doit être préservée à tout
prix et fournir peut-être demain la colonne vertébrale de l’État syrien
unitaire. On insiste ici sur le fait que toute solution politique devra
éviter les mesures prises par Washington en Irak après 2003 :
dissolution de l’armée et du parti Baas. « Et les Américains cette fois-ci sont d’accord avec nous », ajoute Bogdanov.
LES « MAUVAIS COUPS » DES DIRIGEANTS DE DAMAS
À ce stade deux interprétations peuvent être faites du
cessez-le-feu : de la poudre aux yeux pour tromper les Occidentaux et
permettre d’autres avancées vers la reconquête de toute la Syrie par
Bachar Al-Assad ; ou l’expression de la volonté russe d’aller vers un véritable accord politique, qui suppose un compromis.
Lors d’une conférence organisée par le centre Valdai à
Moscou les 26 et 27 février, qui a regroupé de nombreux spécialistes
russes et étrangers du Proche-Orient, on a pu entendre différents points
de vue, y compris russes. Un ancien ambassadeur a ainsi dressé un
portrait flatteur du président syrien, affirmant qu’il serait facilement
réélu et qu’il dirigerait le pays à l’avenir. Cela ne semble pourtant
pas refléter la position officielle, beaucoup plus « prudente ». Un officiel nous a fait part de sa crainte de « tricks »(mauvais
coups) du gouvernement de Damas. Un incident récent illustre un climat
parfois tendu entre les deux alliés. À la suite d’une déclaration
d’Assad affirmant que son objectif était la reconquête de tout le
territoire, Vitaly Churkin, représentant la Russie à l’ONU a riposté, le 18 février : « Nous
avons investi très sérieusement dans cette crise, politiquement,
diplomatiquement et aussi militairement. Nous voudrions donc que le
président Assad prenne cela en compte. » Et le 24 février, la porte-parole du ministère des affaires étrangères russe Maria Zakharova déclarait,
suite à l’annonce par les autorités syriennes d’élections législatives
le 13 avril, que Moscou insistait pour qu’il y ait un processus
politique débouchant sur une nouvelle Constitution et ensuite des
élections.
C’est que le triomphalisme n’est pas à l’ordre du jour à Moscou.
Certes, l’armée syrienne a remporté des succès, mais au prix de
destructions massives. À supposer même qu’elle reconquière tout le pays —
ce qui est peu probable, les Russes refusant un enlisement —, qui
paierait la reconstruction, évaluée à plusieurs centaines de milliards
de dollars ? La
Russie, en pleine crise économique due à la chute des cours du pétrole,
en serait bien incapable. Pourrait-elle réussir en Syrie alors que les
États-Unis ont échoué en Irak ? Dès le 1er octobre, dans sa déclaration devant le gouvernement pour expliquer son engagement en Syrie, Poutine insistait : « Nous
n’avons aucune intention de nous impliquer profondément dans le
conflit. (…) Nous continuerons notre soutien pour un temps limité et
tant que l’armée syrienne poursuivra ses offensives antiterroristes. »
D’autre part, Moscou ne veut pas couper les ponts avec Washington ni
avec l’Union européenne (les sanctions adoptées au lendemain de la crise
ukrainienne pèsent très lourd). Elle sait aussi qu’elle s’est isolée
des grands pays du Golfe, notamment de l’Arabie saoudite dont elle a
condamné l’intervention au Yémen et avec laquelle elle cherche à
maintenir un dialogue — notamment, mais pas seulement, pour stabiliser le prix du pétrole.
Régulièrement annoncé comme imminent, le voyage du roi Salman à Moscou
est sans cesse reporté, de même que la signature d’un achat d’armes
russes.
Méfiance à l’égard de Téhéran
Quant aux relations avec l’Iran, si elles sont bonnes, elles ne sont sûrement pas « stratégiques »
et on s’interroge à Moscou sur les intentions de Téhéran. Comme le
faisait remarquer devant les médias américains le président Hassan
Rohani à New York, le 25 septembre 2015, en marge de l’Assemblée
générale des Nations unies : « Il n’existe pas de coalition entre l’Iran et la Russie dans la guerre contre le terrorisme. »
Intervenant devant le colloque Valdai, un intellectuel iranien
rappelait que la doctrine de son pays reposait, à terme, sur la
non-intervention de puissances extérieures dans les affaires des pays du
Golfe, y compris la Russie.
Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs est plus explicite : « Pour nous le départ d’Assad est acceptable, pas pour les Iraniens. » Il insiste, pour sa part, sur un aspect essentiel de la décision d’intervention russe : « Dès
le printemps 2015, nous avons reçu des rapports alarmants de nos
services de renseignement sur le départ de volontaires russes et d’Asie
centrale rejoignant l’EI. ». On les évalue à plusieurs milliers. Le premier ministre Dmitri Medvedev a déclaré le 1er octobre sur la télévision Rossiya 1 : « Nous
voulons protéger le peuple russe de la menace terroriste, parce qu’il
est mieux de la combattre à l’étranger que sur le territoire national. » Un argument qu’ont utilisé nombre de dirigeants occidentaux depuis quinze ans, mais que la réalité a largement démenti.
Tout le monde le reconnaît, l’avenir du cessez-le-feu dépendra des
acteurs locaux. Et le temps n’est plus où les deux superpuissances
pouvaient décider à la place de leurs alliés. L’intervention au colloque
de Bouthayna Chaaban, conseillère de Bachar Al-Assad, expliquant la
crise syrienne par un « complot étranger » contre un « pays laïc » et « arabe »
ne remplit pas d’optimisme. Un important dirigeant d’un parti
palestinien, installé à Damas et de passage à Moscou, reconnaissait que « le
gouvernement syrien n’a jamais voulu négocier, il considère tous les
groupes armés comme terroristes. Il veut la victoire totale ». Toutefois, confirmait-il après ses rencontres avec des officiels russes, ceux-ci ne veulent pas voir leur pays s’enliser, « prolonger encore cinq mois, puis encore cinq mois, à l’infini leur intervention. » La guerre d’Afghanistan n’est pas oubliée et Moscou rappelle qu’aucun appelé n’a été envoyé sur le front syrien.
« Le tsar et le sultan »
Si l’Arabie saoudite semble se rallier au cessez-le-feu et a poussé
en ce sens l’opposition syrienne, la Turquie affiche ouvertement ses
réticences. Elle demande notamment que le Parti de l’union démocratique (PYD)
kurde soit désigné comme une organisation terroriste non concernée par
le cessez-le-feu, même si elle a arrêté pour l’instant ses bombardements
contre le nord de la Syrie. Pour sa part, le PYD
a annoncé qu’il respecterait le cessez-le-feu. Il est la seule force
qui dispose du soutien actif à la fois des États-Unis et de la Russie,
ce qui entraîne, reconnaît leur représentant à Moscou, des pressions
pour un choix qu’ils refusent de faire. Le mois dernier, un bureau de « l’administration autonome » du Rojava, mis en place par le PYD dans le nord de la Syrie, a ouvert dans la capitale russe qui insiste sur la participation kurde à la conférence de Genève qui doit se tenir au début du mois.
La détérioration des rapports bilatéraux entre Moscou et Ankara
depuis que la Turquie a abattu un avion de chasse russe le
24 novembre 2015 et refusé de présenter des excuses constitue un facteur
inquiétant d’incertitude. L’escalade a été aggravée par la personnalité
des deux dirigeants, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, « le tsar et le sultan »
comme on les présente parfois. Tout au long de la guerre froide,
pourtant, et même durant les premières années de la crise syrienne, les
relations bilatérales entre les deux pays avaient été préservées, malgré
leurs divergences. Cependant, on assiste depuis à une escalade verbale
et concrète. Poutine a imposé des sanctions contre les importations de Turquie et conseillé fortement à ses concitoyens de ne pas s’y
rendre. Certes, il existe des exceptions — on évalue à 16 milliards de
dollars les investissements turcs dans le BTP
russe, notamment pour la préparation des Jeux olympiques de 2018 —
toutefois les invectives réciproques ne créent pas les meilleures
conditions pour une coordination en Syrie.
Un « plan B » ?
Au lendemain du cessez-le-feu, le secrétaire d’État John Kerry a déclaré que si celui-ci échouait, il faudrait envisager un « plan B »
dont il n’a pas précisé les contours. Cette déclaration a été très mal
accueillie à Moscou, où on y voit une menace indirecte d’escalade,
peut-être à travers une aide accrue aux « rebelles »
syriens. Pourtant, tout le monde est conscient que si le cessez-le-feu
échoue à déboucher sur un début de négociations, la surenchère militaire
sera l’unique solution de rechange. Et Moscou sait que, dans ces
conditions, la Russie risque d’en payer le prix fort.
1Cédric Mas, « La situation en Syrie au 20 février 2016 », kurultay.fr
2Lire Julia Joffe, « Russians tighten belts for great cause », « Financial Times, 21 février 2016.
3Sur ce bilan, lire sur memri.org l’analyse du journaliste Pyetr Skorobogatyi parue le 22 janvier dans le magazine Expert
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