samedi 5 décembre 2020

Turquie et Ukraine. Une amitié intéressée à l’ombre de la Russie

En à peine cinq ans, la Turquie est devenue l’alliée fidèle de l’Ukraine, fournissant des drones à son armée, soutenant sa lutte contre l’annexion par la Russie de la péninsule de Crimée et aidant même l’Église orthodoxe d’Ukraine à prendre son autonomie. L’intérêt croissant d’Ankara représente une bénédiction pour Kiev, qui a besoin de partenaires face à la Russie. En échange, l’Ukraine livre des opposants à la Turquie.

3 février 2020. — Volodymyr Zelensky
accueille Recep Tayyip Erdogan à Kiev

Ils sont pour l’instant cantonnés au ciel de la région de Khmelnitski, très loin — 800 kilomètres à l’ouest — de la région ukrainienne du Donbass, contrôlée depuis maintenant six ans par des groupes séparatistes sous tutelle de Moscou : six drones de combat Bayraktar TB2, remis l’année dernière par la Turquie au prestigieux 383e régiment de drones de l’armée de l’air ukrainienne. Entre les mains de l’Azerbaïdjan, le même modèle a infligé pendant plusieurs semaines de lourdes pertes aux troupes arméniennes dans le Haut-Karabakh. L’Ukraine en voudrait 48 de plus.

La livraison de ces appareils est venue consacrer le réchauffement spectaculaire des relations entre Kiev et Ankara amorcé en 2014, et que le changement de pouvoir à Kiev en 2019 n’a pas démenti : Volodymyr Zelensky, l’ancien comédien arrivé à la tête de l’État ukrainien a ainsi accueilli Recep Tayyip Erdoğan dans la capitale ukrainienne en février 2020, avant de se rendre lui-même en Turquie en août, puis en octobre. Au programme, un florilège de déclarations d’intentions dans le domaine militaro-industriel, un accord de coopération militaire ainsi que la promesse d’enfin conclure un traité de libre-échange en discussion depuis 2010.

Une relation née dans le chaos

L’intérêt croissant d’Ankara a des airs de bénédiction pour l’Ukraine, pays fragile et transpercé dans sa partie est par une ligne de front longue de 450 kilomètres. La Turquie équipe et soutient l’armée ukrainienne, refuse de reconnaître l’annexion de la Crimée. Elle a même aidé l’Ukraine à enfin obtenir il y a deux ans une Église orthodoxe indépendante de la Russie, au grand dam de Moscou. Le bloc occidental reste certes l’horizon privilégié d’un pays ayant fait de l’accession à l’Union européenne et à l’OTAN une aspiration inscrite dans la Constitution. Mais Ankara paraît de plus en plus incontournable.

Le déséquilibre entre une puissance régionale majeure et l’un des pays les plus pauvres d’Europe est flagrant, mais, pour Kiev, là n’est pas le sujet : face à la menace russe, l’Ukraine a besoin d’alliés. « La Turquie est un partenaire très important pour l’Ukraine ; le problème est que nous n’avons pas de vision concrète du rôle que le pays doit jouer dans notre politique étrangère », s’agace tout de même Iliya Kusa, spécialiste du Proche-Orient auprès du think tank ukrainien Institute for the Future.

Un manque de vision à long terme qui s’explique peut-être par le chaos initial dans lequel s’est forgé le rapprochement ukraino-turc. Au mois de mars 2014, l’opération militaire russe qui débouche sur l’annexion de la péninsule de Crimée sidère l’Occident, et contribue à pousser Kiev dans les bras de la Turquie. « La Crimée cristallise toutes les questions », observe Igor Delanoë, spécialiste des questions stratégiques en mer Noire et directeur adjoint du think tank Observatoire franco-russe.

Suprématie navale en mer Noire

Pour l’Ukraine, la perte de la Crimée qui se double rapidement d’un conflit armé dans l’est du pays déclenche une recherche frénétique d’alliés capables de peser sur Moscou. Du côté d’Ankara, c’est la suprématie navale russe en mer Noire découlant de l’annexion qui va d’abord inquiéter, Kiev paraissant totalement hors-jeu après avoir perdu la moitié de sa modeste flotte lors de la capture éclair de la région.

« Avec l’annexion de la Crimée, la fortification de la péninsule et la modernisation de la flotte de la mer Noire, les Turcs ont vu le dispositif russe se resserrer, et je pense que pour eux, ce rapprochement avec Kiev relève d’une logique de désencerclement », explique Igor Delanoë. Dans le jeu des ambitions régionales d’Ankara, il peut aussi représenter « un levier pour infléchir la position russe sur d’autres dossiers ».

La visite de Recep Tayyip Erdoğan à Kiev en février 2015 jette les bases de la relation entre les deux pays pour les années à venir : le président turc arrive avec un prêt de 50 millions de dollars (41,43 millions d’euros), une promesse de soutenir « l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine, Crimée comprise » et un souhait : « que l’Ukraine continue de défendre le droit de toutes les minorités religieuses et ethniques, particulièrement des Tatars de Crimée, qui ont prouvé leur loyauté lors de cette crise ». En bon équilibriste, il s’abstient de critiquer ouvertement la Russie, et ne se joindra pas aux sanctions occidentales contre Moscou.

La coopération militaire viendra plus tard, dans la foulée de la crise diplomatique qui suit le crash d’un chasseur russe abattu par la Turquie en novembre 2015. Cinq mois plus tard, deux frégates turques mouillent dans le port ukrainien d’Odessa, avant la signature au mois de mai d’un premier accord de coopération militaire.

Le soutien constant aux Tatars de Crimée

Les Tatars de Crimée — d’origine turque, installés depuis plusieurs siècles en Crimée et déportés en Sibérie et Asie centrale par le pouvoir stalinien en 1944 — continuent eux de jouer un rôle majeur dans la relation entre les deux pays. Quand, à la fin du mois de février 2014, des soldats russes dépourvus d’insignes encerclent bâtiments administratifs et bases de l’armée ukrainienne en Crimée, les quelque 250 000 Tatars de Crimée deviennent très vite l’opposition la plus organisée à l’annexion. Une attitude qu’une partie paiera par l’exil vers l’Ukraine continentale, tandis que ceux restés sur place subissent des pressions constantes du pouvoir russe. Mais leur opposition à l’annexion va dans le même temps considérablement rehausser leur prestige, en faisant entendre une voix influente à Kiev et très écoutée dans les chancelleries occidentales. Les liens historiques et culturels que cette minorité musulmane entretient avec la Turquie en font aussi un puissant lobby pour Ankara.

Source : OrientXXI

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Hannibal GENSÉRIC

 

1 commentaire:

  1. Que Kiev ouvre les yeux et ne se fasse pas trop d'illusion sur les appuis de l'Occident en particulier de l'Europe de Bruxelles. Déjà la Pologne, la Hongrie avec l'appui de la Slovénie refusent le budget de l'UE. Londres n'accepte pas les ordres de Bruxelles dans les négociations pour le Brexit. A trop vouloir s'impliquer dans tous les problèmes du monde Erdogan va finir par s'y noyer.

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