lundi 7 octobre 2024

Le chiisme est-il révolutionnaire ? Entretien avec Sabrina Mervin par Christophe Ayad Juillet 2020.

Préambule.
Aujourd'hui, bien que les chiites ne représentent que 10 % des musulmans, on peut affirmer qu'ils représentent 90% de l'Axe de la Résistance face à l'Empire anglo-sioniste. La quasi totalité des pays dits "arabes" sont des vassaux de l'Empire, à des degrés divers, à l'exception de la Syrie et de l'Algérie. Les rares pays arabes qui avaient la volonté manifeste de secouer le joug de l'impérialisme judéo-occidental, comme l'Irak et la Libye, ont été détruits et sont actuellement occupés.
Le sinistre "Printemps arabe", conduit par l'Empire, a fait régresser les autres pays, qui étaient relativement indépendants et prospères (Tunisie,  Égypte, Soudan, ...), de plusieurs dizaines d'années, sous la férule des proxies des terroristes islamistes sunnites.
H. Genséric

La révolution islamique de 1979 en Iran a marqué une rupture majeure dans l’histoire contemporaine du monde  musulman. Le monde arabe, majoritairement sunnite, mais frontalier de l’ancienne Perse, a été secoué par les contrecoups de ce fait historique, qui a, en partie, remodelé le Moyen-Orient et son paysage politico-religieux. Mais cette révolution est-elle le fruit d’une tradition chiite qui serait plus encline au soulèvement et à la contestation ? Autrement dit, le chiisme est-il intrinsèquement révolutionnaire là où le sunnisme serait conservateur ? Rien n’est jamais aussi simple ni figé. Sabrina Mervin, historienne de l’islam et directrice de recherche au CNRS (CéSor/EHESS), est l’une des meilleures connaisseuses en Europe du monde chiite et de ses débats tant religieux que politiques. Elle éclaire les fondements d’une doctrine mais aussi ses diverses interprétations dans l’histoire, qui ont conduit, entre autres, à l’établissement d’un clergé chiite dont le poids politique n’a cessé de grandir, tant en Iran qu’en Irak, pour des raisons variées et d’une manière différente, jusqu’à nos jours. En face, les sociétés affirment de plus en plus des demandes de liberté, de justice et de dignité.

1) La doctrine religieuse chiite comporte-t-elle des éléments favorables à la contestation de l'ordre établi ? Autrement dit, le chiisme est-il plus révolutionnaire que le sunnisme dans son dogme?

Le dogme du chiisme duodécimain s’est construit autour de la doctrine de l’imamat qui constitue une spécificité majeure par rapport à l’islam sunnite : l’imamat fait partie du dogme chiite, c’est-à-dire des « fondements de la religion » (usûl al-dîn) alors que ce n’est pas le cas pour le califat sunnite.
Or, que dit la doctrine de l’imamat, qui prolonge et complète celle de la prophétie ? L’imam est le guide divinement inspiré de la communauté, choisi par « désignation divine ». Tout comme le prophète Muhammad et sa fille Fâtima, il est infaillible, ne commet ni erreur, ni faute. Il est le dépositaire, après Muhammad, de la loi divine : il est habilité à expliciter le Coran qui, sans lui, reste muet, dirige la prière, collecte les impôts religieux, déclare le jihâd, etc. À partir d’Alî, le chiisme duodécimain admet une lignée de douze imams – d’où son nom. Toutefois, selon la tradition, ces imams furent persécutés, assassinés par leurs ennemis (les sunnites), tant et si bien que le douzième, pour échapper à la mort, disparut en 874. Depuis, il est occulté, mais vivant, et les fidèles attendent sa réapparition. Ainsi, l’autorité appartient à un chef charismatique à la fois absent et présent. Tout autre pouvoir est illégitime et inique, ce qui ouvre la porte à la contestation, à la révolte, voire à la révolution – mais aussi, pratiquement, aux accommodements avec le pouvoir.

2. Si ce n'est pas le dogme, est-ce que l'histoire religieuse chiite se prête à une lecture révolutionnaire ? Est-ce que les conditions historiques d'apparition du chiisme, l'assassinat d'Ali dans un contexte de lutte pour la succession du Prophète puis les martyres de ses fils Hussein et Abbas sur le champ de bataille sont la source d'une appétence plus forte pour les bouleversements révolutionnaires?

Si le chiisme n’est pas révolutionnaire par essence puisqu’il prône un ordre dynastique – les imams sont des descendants du Prophète par sa fille Fâtima – l’un des événements qui a participé à sa fondation a fait l’objet d’une lecture révolutionnaire. L’islam s’est, en effet, ramifié en trois grandes branches (sunnisme, chiisme et kharijisme) qui se sont elles-mêmes divisées, sur des divergences doctrinales mais aussi lors de querelles de succession, de conflits entre clans, de batailles et de séditions. Parmi ces évènements figure la bataille de Karbala qui opposa, en 680, le troisième imam des chiites, Husayn, petit-fils du Prophète, à l’armée du calife omeyyade Yazîd. Cet évènement aurait pu rester mineur au regard de l’histoire, d’autant que les auteurs sunnites en ont organisé l’oubli, s’il n’était pas devenu une pièce maîtresse de la mémoire collective chiite. La bataille de Karbala fonctionne comme un mythe fondateur du chiisme duodécimain : elle la pourvoit en modèles à imiter, détermine le bien et le mal, marque l’ennemi. Husayn, une partie de sa famille et ses compagnons ayant péri dans un combat inégal en nombre, ils sont les héros et les martyrs de Karbala. Or, le but de l’épopée de Husayn était de se dresser contre le pouvoir usurpé de Yazîd. Son mouvement a donc été réinterprété comme une révolte contre l’oppression, une potentielle révolution.

3. Ce mythe de Karbala, vous voulez dire qu'il est encore vivant ?

Il est même très vivant. L’épopée des imams et de la famille sacrée, particulièrement les épisodes de la bataille de Karbala et ses suites directes ont donné lieu à un énorme corpus de textes, en prose et en vers, qui s’appuie, au moins en partie, sur la tradition chiite – c’est-à-dire des hadiths. Ces récits sont rapportés, chaque année, lors des commémorations de la bataille de Karbala qui se déroulent pendant dix jours, au mois de Muharram et culminent le dixième jour, celui de Achoura, célébrant le martyre de Husayn. Puis, elles reprennent pour se prolonger jusque quarante jours après la mort de l’imam : c’est le moment d’un ultime pèlerinage au mausolée de Husayn, à Karbala, qui rassemble aujourd’hui des millions de chiites (une quinzaine en 2019). Ces célébrations constituent en quelque sorte le premier degré de la religiosité : bon nombre de chiites qui ne pratiquent pas les prières quotidiennes, par exemple, participent aux commémorations du martyre de Husayn, de ses proches, tels ses fils ou son demi-frère Abbâs, et de ses compagnons. Durant ces cérémonies, à travers différents rituels, l’épopée est racontée, encore et encore, revécue, voire rejouée par les fidèles. Le mythe est reproduit chaque année.

4. Il a donc été réinterprété tout au long de l'histoire jusqu'à aujourd'hui? De quelle manière?

À chaque fois que les chiites ont été proches du pouvoir, ils ont développé ces rituels qui leur sont propres. Avec le temps, les procédés narratifs et les pratiques se sont diversifiés. À la base, on trouve la visite pieuse aux tombeaux de Husayn et des martyrs de Karbala. Puis il y a des « séances de deuil » (majlis al-‘azâ’) où l’on raconte les épisodes de l’épopée aux fidèles qui se lamentent, versent des larmes. Des saynètes reproduisant des épisodes du drame ont été jouées, lors de processions publiques, ce qui a donné naissance à un véritable théâtre rituel (le fameux ta’zieh persan). Les réformistes contemporains, considérant Achoura comme une « école », ont encouragé les conférences pour édifier les croyants. Ainsi, à partir d’un corpus déjà très riche et de pratiques variées, le « message » de Husayn et le sens de sa geste ont été régulièrement mis à jour pour devenir, avec les mouvements islamiques, révolutionnaires. C’est une véritable culture populaire qui se déploie dans des images, des films, des chants, dans des espaces privés et publics, dans les médias et cela, partout dans les mondes chiites. Elle a pour thèmes : le soulèvement de Husayn contre la tyrannie et l’injustice, la victoire du sang sur l’épée, celle de l’opprimé sur l’oppresseur, etc.

5. Vous parlez d'accommodement avec le pouvoir comme alternative à la révolte, cela signifie-t-il une soumission ou une dissimulation en attendant que le rapport de force devienne favorable ?

L’accommodement avec le pouvoir constitue un mode de vie, ou de survie, pour un groupe religieux minoritaire. Dans le cas des chiites, on parle volontiers de dissimulation parce qu’il existe un point de dogme (la taqiyya) disant que tout croyant menacé peut taire sa foi véritable pour éviter la persécution. Les chiites l’ont utilisé mais ils se sont aussi soumis aux pouvoirs en place, comme d’autres populations, en continuant de manière plus ou moins discrète à pratiquer leur culte. Ce qui nous amène à analyser les situations au cas par cas, même pour ce qui concerne les dynasties chiites, à commencer par les Safavides. Ceux-ci ont en quelque sorte fondé le chiisme iranien, dont ils ont fait la religion officielle, alors qu’ils étaient eux-mêmes sunnites, mais soufis et sympathisants des Alides. La majorité de la population était, à l’avènement des Safavides au début du XVIe siècle, sunnite. Ainsi, l’Iran, a été converti au chiisme pour faire face à l’Empire ottoman qui, en même temps, se formait autour d’une majorité sunnite.

6. Ces dynasties ont-elles été obligées de se réclamer de cet imam caché pour légitimer leur règne ?

Comme les mouvements messianiques et millénaristes antérieurs, les Safavides se posèrent eux-mêmes comme des sauveurs. Pour fonder leur empire, ils s’appuyèrent surtout sur une légitimité religieuse en se présentant comme des descendants des imams chiites ; les Qajars, qui régnèrent en Iran de 1794 à 1925, allaient faire de même. Les Safavides adossèrent aussi leur pouvoir sur l’autorité d’oulémas chiites, qu’ils fussent locaux ou bien venus du Jabal ‘Amil (actuel Liban Sud) ou de Bahreïn. Ils ont ainsi institué des fonctions religieuses officielles qui leur permirent d’inclure des oulémas dans leur administration, déclenchant un processus de légitimation réciproque. Toutefois, il y eut toujours des oulémas chiites, sous les Safavides puis sous les Qajars, pour garder leurs distances avec le pouvoir en place, voire le critiquer. Ils se dotèrent par ailleurs peu à peu d’outils doctrinaux leur permettant d’exercer l’autorité en statuant et en agissant au nom de l’imam, en tant que ses « députés ».

7. Parallèlement au chiisme iranien, le chiisme irakien joue un rôle de plus en plus politique au XXe siècle. Quelle est la cause de cette politisation croissante en Irak? À quand remonte-telle?

Il faut revenir à la dernière décennie du XIXe siècle, alors que l’institution cléricale est en plein développement à Najaf. Le sultan ottoman Abdülhamit II mène alors une politique panarabe qui, en Irak, constitue une réponse à la diffusion du chiisme, notamment auprès des tribus. En Iran, les Qajars avaient laissé les Russes et les Britanniques s’implanter dans le pays et s’emparer de ses ressources. En 1890, le prince Nasir al-Din Shah, déjà impopulaire, accorde contre rémunération une concession de tabac à un opérateur britannique et déclenche ainsi une vive opposition. Encouragé par le fameux Jamâl al-Dîn al-Afghânî, un grand clerc iranien résidant à Najaf, Hasan Shirâzi, émet en décembre 1891 une fatwa interdisant la consommation de tabac qui a un effet retentissant. Cette « fatwa du tabac » est considérée comme un point de départ : un religieux détaché des biens de ce monde s’oppose à la fois à « l’étranger » et au pouvoir du prince ; en quelques mots, il défend les intérêts du peuple (comme ceux des marchands) et il déstabilise les puissants.

8. Question : la fatwa est émise en Irak, par un Iranien. La politisation se fait donc sur les deux fronts, en même temps ?

Le transnationalisme des élites cléricales chiites a pour conséquence une certaine perméabilité entre l’Iran et l’Irak. C’est en Iran que le mouvement constitutionnaliste, lancé par des intellectuels modernistes à partir de 1906, met les religieux en demeure de réagir et d’entamer une réflexion sur le pouvoir politique et l’islam. Ils doivent se positionner sur l’opportunité de créer un parlement pour restreindre l’autoritarisme du Shah. Ainsi, un grand nombre de traités sont rédigés sur la question de savoir si la constitution et le parlement sont compatibles avec les valeurs de l’islam, et sur le rôle que doivent jouer les clercs pour garantir la conformité de la constitution et des lois avec les normes de l’islam. Des débats parfois très vifs divisent les clercs. Les Iraniens résidant à Najaf y participent et, parmi eux, de grands maîtres, dont Mohammad Kâzem Khorasâni. Certains s’illustrent comme de farouches défenseurs de ce mouvement constitutionaliste – une révolution - qui pose des questions fondamentales et fait entrer l’Iran dans la modernité. Ces questions seront reformulées à maintes reprises, jusqu’à aujourd’hui.

9. Peut-on qualifier le soulèvement de 1920 en Irak de révolution?

Avant sa mort en 1911, Khorâsâni émet des fatwas appelant au jihâd contre les envahisseurs russes, en Perse , et italiens, en Libye, qui agressent les territoires musulmans. Ses disciples et d’autres oulémas, à Najaf, déclarent le jihâd contre l’invasion britannique de l’Irak en 1914 et appellent à un soulèvement qu’ils conduisent eux-mêmes, participant aux combats. Néanmoins, l’occupation de la Mésopotamie ottomane est achevée en 1918. Deux ans plus tard, les oulémas chiites des villes saintes soutiennent une autre révolte, cette fois contre le mandat britannique. Il n’est plus question de défendre l’Empire ottoman mais de réclamer l’indépendance et la création d’un État arabe et islamique. Tous les grands clercs chiites ne s’engagent pas dans le mouvement qui aboutit à la révolution de 1920, car certains, même au sommet de la hiérarchie cléricale, considèrent qu’ils n’ont pas à intervenir dans les affaires politiques. Les tenants de l’activisme l’emportent et Mohammad Taqi Shirâzi, à partir de 1919, prend les rênes d’une insurrection qui rallie les religieux, les notables et les chefs de tribu. À la fin de novembre 1920, la révolte est matée et le clergé chiite subit une dure répression : ses leaders sont exilés sous prétexte qu’ils sont des Persans et les auteurs de complots politiques contre l’Irak. Les oulémas chiites, sous la monarchie, voient leur pouvoir et leur influence décliner et la hawza de Najaf, qui forme les clercs, perd de ses effectifs. En Iran, Qom va bénéficier de cette situation puisque c’est là que s’installent les exilés, dont ‘Abd al- Karim al-Hâ’eri qui va y faire revivre la hawza.

10. Par la suite, comment expliquer la présence aussi nombreuse de chiites parmi les mouvements de gauche et dans le Parti communiste en Irak? L'idéal de libération et de justice a-t-il formé une sorte d'affinité naturelle entre chiisme et communisme?

S’il y a une résonnance, en arabe, entre les deux termes chî‘î/chuyû‘î (chiite/communiste), on ne peut pas parler d’affinité naturelle – elle est construite - mais plutôt tenter des explications historiques et sociologiques. Après l’exil des leaders de la révolution de 1920, le clergé chiite irakien se replie sur lui-même et sur sa tradition, il se détourne des questions politiques. Parallèlement, on assiste à un exode rural des chiites du sud vers les grandes villes, ce qui crée chez eux des aspirations nouvelles. Dans les années 1940, ils sont attirés par les idéologies marxisantes alors que les paysans contestent les droits des propriétaires terriens. Au sein de la hawza, de jeunes clercs ambitionnent de réformer la tradition. Certains, épris de justice sociale et déçus par la vie cléricale, quittent le turban pour embrasser le communisme. Parmi eux, on trouve des Irakiens mais aussi des Libanais qui viennent du sud du pays, délaissé par l’État. En Iran aussi, les idées marxistes font des adeptes. Dans les trois pays, le clergé traditionnel se sent menacé par le pouvoir d’attraction du marxisme et des clercs se mettent à produire des écrits visant à le concurrencer sur son propre terrain : la contestation, l’égalité, la justice. En Irak, en février 1960, le marja‘ Muhsin al-Hakîm, déclare, dans une fatwa, tout lien avec le communisme illicite.

11. La grande innovation politique suivante, dans le monde chiite, est le concept de wilâyat al-faqîh (le pouvoir doit revenir aux clercs) mise au point par les ayatollah Ruhollah Khomeini et Mohammed Baqr al-Sadr, à Najaf, en Irak. Qu'est-ce que cette théorie a changé au chiisme politique ?

Le concept de velâyat-e faqih (la guidance du jurisconsulte), tel qu’il est réélaboré par Khomeini, constitue l’ossature du pouvoir des clercs instauré en Iran après la révolution de 1979 et, jusqu’à aujourd’hui, une sorte de marqueur des allégeances politico-religieuses : il y a ceux qui adhèrent au concept et ceux qui le refusent, ceux qui changent d’opinion, etc. C’est une manière de se positionner par rapport à la République islamique d’Iran qui a érigé le concept en doctrine quasi-sacrée et en a fait une ligne rouge à ne pas franchir. Avant d’en venir à ce concept, il faudrait revenir sur l’émergence du mouvement islamique, en Irak, et sur les prémices de la révolution islamique, en Iran, dans les années 1960. En Irak, dès 1957, un groupe de chiites influencés par les Frères musulmans, dont Muhammad Bâqir al-Sadr, fondent le parti al-Da‘wa, dans le but de transformer la société et de la préparer à l’avènement d’un État islamique. Sadr, parallèlement, s’empare du lexique et des idéaux du marxisme pour le réfuter, reformule la tradition islamique et propose une « troisième voie », dans les ouvrages Notre économie et Notre philosophie. En 1979, Il regroupe une série de textes dans un livre, L’islam dirige la vie, et rédige une Note préliminaire pour la future Constitution de la République islamique d’Iran. Plus que Khomeini, il s’attache à donner toute sa place au peuple, à la umma. Ses écrits auront un retentissement marquant. En Iran, Khomeini n’est pas le seul idéologue de la révolution. Alors qu’il est exilé à Najaf, des oulémas se préoccupent de réformer les institutions de l’islam, mais aussi d’économie, de politique, de justice sociale : Taleghani, Behechti, Motahhari, pour ne citer qu’eux. Comme Muhammad Bâqir al-Sadr, tué par les services irakiens en 1980, ils n’auront pas le temps de voir les fruits de leurs efforts ; ils meurent entre 1979 et 1981.

12. Comment Khomeini a-t-il intégré la dimension de la défense des opprimés, longtemps l'apanage de la gauche marxiste, à sa théorie politico-religieuse?

Ali Chariati (m.1977) avait précédé les clercs révolutionnaires, avec un discours religieux de gauche, tiers-mondiste mais anticlérical. Il parlait d’un chiisme rouge, celui de ‘Ali, des martyrs et de la justice, qu’il opposait au chiisme noir, fondé par les Safavides et dominé par le clergé et par la monarchie. Pour lui, le chiisme est la religion de la révolte contre l’injustice, non celle des pleurs et des lamentations, et pas seulement au moment des célébrations religieuses. « Chaque jour c’est Achoura et chaque terre est Karbala », dit-il en reprenant un hadith. Cette idée restera. Khomeini, notamment, la fait sienne. Avec lui, le message de Husayn devient politique, révolutionnaire et universel. L’imam est l’opprimé par excellence, qui guide tous les autres après lui. Le monde se divise entre ses partisans, ceux du bien, et les partisans de Yazid, ceux du mal : l’Amérique, Israël et les autres « arrogants » de la terre. Cependant, sa première source, c’est le Coran. Comme d’autres idéologues de l’islam politique, notamment Sayyid Qutb qui l’a influencé, il procède à une relecture, à une actualisation et à une politisation de termes coraniques, dont il fabrique des concepts et des slogans. Ainsi, les « déshérités » s’opposent aux « arrogants ». Dans la série de discours qu’il délivre à Najaf, en 1969, ensuite retranscrite dans Le gouvernement islamique, Khomeini commence par critiquer le colonialisme et l’Occident avant de déployer sa théorie sur la guidance du jurisconsulte, et il termine son argumentation par la nécessité de renverser les gouvernements tyranniques.

13. En quoi la Révolution islamique de 1979 en Iran a marqué une rupture dans l'histoire des révolutions dans le monde islamique ? Est-ce parce qu'elle a été une révolution totale avec changement total du cadre politique et institutionnel, bouleversement de l'ordre social et enfin affirmation de l'islam comme une idéologie mondiale, à l'instar du capitalisme ou du communisme, en pleine guerre froide?

Certainement. Et puis c’est une révolution islamique qui a réussi. D’abord, elle a évincé la révolution qu’avaient entamé d’autres acteurs de la société iranienne, non islamiques (intellectuels, gauchistes, tiers-mondistes, etc. ). Ensuite, elle s’est pérennisée, en Iran : aujourd’hui, ceux que l’on appelle les « conservateurs » s’emploient à maintenir les valeurs et les acquis (particulièrement pour eux-mêmes) de la révolution.

14. Il y a eu clairement, durant les premières années, une volonté d'exporter la révolution islamique iranienne à l'ensemble du monde musulman. Peut-on considérer qu'elle a finalement échoué à part au Liban ?

Il est généralement admis, en effet, que seul le Hezbollah libanais a suivi et appliqué « la ligne de l’imam » (i. e. Khomeini). Après quelques succès dans les mondes chiites et ailleurs, l’exportation de la révolution (présentée comme islamique et non comme chiite) s’est épuisée. En revanche, l’Iran a continué de diffuser à l’extérieur ses conceptions de l’islam chiite et une culture religieuse à la fois politique et « spirituelle » par le biais d’institutions diverses, dans le but d’exercer une influence. Après l’expansion révolutionnaire, place au soft power.

15. Vous parlez justement du Hezbollah. Est-il le seul fruit de la révolution islamique iranienne ou aussi celui du mouvement des déshérités lancé par Mûsâ Sadr dans la communauté chiite du Liban durant les années 1970?

Le Hezbollah se réclame en effet de l’héritage de Mûsâ Sadr, comme le font d’ailleurs tous les courants chiites libanais aujourd’hui, chacun se focalisant sur l’un des aspects de sa pensée et de son action ; certains le voient comme un révolutionnaire, d’autres comme un réformateur ou un réformiste. Mûsâ Sadr est l’un des premiers clercs chiites à suivre une double formation, universitaire et religieuse, à Téhéran, à Qom et à Najaf. Issu d’une lignée de clercs transnationale, cousin de Muhammad Bâqir, il quitte l’Iran pour s’installer au Liban en 1959. Il y fonde, en 1967, le Conseil islamique chiite supérieur, instance qui représentera la communauté chiite au plan religieux, favorisant ainsi le processus de son intégration dans l’État. Puis il crée le Mouvement des déshérités, en 1974, et bientôt sa branche armée, Amal, pour défendre la patrie contre les incursions israéliennes, d’une part, et pour revendiquer plus de justice sociale pour les chiites, d’autre part. Dans les années 1970, avant la révolution iranienne, les chiites du Liban revendiquent le développement économique et social du Liban-Sud et mettent en cause le pouvoir des leaders politiques traditionnels. Mûsâ Sadr harangue les foules durant les célébrations d’Achoura dont il fait un vecteur de mobilisation. Il érige Husayn en modèle à imiter pour lutter contre l’injustice, l’oppression et la tyrannie.

16. Au fur et à mesure de sa montée en puissance, le Hezbollah est devenu un parti de gouvernement et même le principal garant de l'État libanais aujourd'hui. Comment concilier cette fonction et son message révolutionnaire?

C’est tout le travail de l’appareil de direction du Hezbollah dont on dit souvent, aussi, qu’il est un État dans l’État. Depuis qu’il participe au jeu parlementaire au début des années 1990, il a développé par ailleurs ses deux principaux atouts : un service d’action social massif et efficace et une branche militaire de plus en plus puissante. L’aspect social reste déterminant pour assurer son influence auprès de ses sympathisants et partisans, avec des actions qui se diversifient et s’adaptent, comme on l’a vu lors de la mobilisation du parti pour « résister » à l’attaque sanitaire du Covid19. Quant à la branche militaire, elle a toujours pour fonction, dans le discours du Hezbollah, de faire face aux politiques jugées hégémoniques et agressives des États-Unis et de ses alliés. Le message est réajusté pour répondre aux situations mais il s’agit toujours de défendre les « opprimés ».

17. En Iran, vous évoquiez les "conservateurs" comme les gardiens de l'héritage de la révolution islamique de 1979. Mais justement, comme leur nom le souligne, ne sont-ils pas aujourd'hui le parti de la réaction et de l'immobilisme face à une société en mouvement, en particulier la jeunesse urbaine?

Certes. La république islamique a instauré et mis en pratique une idéologie politico-religieuse officielle dans laquelle bon nombre d’Iraniens ne se reconnaissent pas, dont une partie de la jeunesse – rappelons que 60% de la population a moins de quarante ans – qui détourne cette idéologie, les normes et les pratiques qui en découlent. Pour certains, la « révolution » est devenue « réactionnaire ». Quant aux milieux cléricaux, ils sont divisés ; rappelons que bon nombre de grands clercs de Qom ou de Machhad ne soutiennent pas le système officiel, qu’ils l’expriment ou non.

18. En Syrie, le Hezbollah et la République islamique iranienne sont intervenus militairement pour mettre fin au terrorisme (sunnite pro occidental et pro Israël mené par Daesh ou ISIS, ou EI) contre le régime de Bachar al-Assad, au nom de la défense de leurs intérêts géopolitiques. Cela n'a-t-il pas sonné le glas de leur aura révolutionnaire dans un monde arabe majoritairement sunnite ?

Ce sont les observateurs extérieurs qui analysent l’engagement militaire du Hezbollah en Syrie, à partir de 2013, en terme d’intérêts géopolitiques et de dispositif régional. Le parti, lui, présente autrement ses objectifs à ses militants : la protection des lieux saints (« Zaynab ne sera pas capturée une seconde fois ») ; celle des chiites, en tant que communauté religieuse, menacés par Daech ; la lutte contre l’influence des États-Unis et de l’Arabie saoudite dans la région, accusés de soutenir et de financer les groupes jihadistes takfiristes, comme Daesh. Le Hezbollah se pose encore une fois comme le défenseur des populations chiites et de leurs croyances, en palliant les déficiences de l’État libanais, incapable de répondre à la menace comme il l’a été face à Israël. Cette guerre est vue comme une guerre de survie. Certes, le discours, loin de la raison d’être du Hezbollah, à savoir la « résistance » (muqâwama) à Israël, résulte de réajustements idéologiques qui ont suscité la perplexité jusque dans les rangs des partisans, mais d’un autre côté, des non partisans estiment que si le Hezbollah n’avait pas réagi, Daech aurait pu pénétrer au Liban.

19. À partir de quand la République islamique a perdu son élan révolutionnaire: est-ce à la mort de l'ayatollah Khomeini, en 1989, qui a cédé la place à une ère dominée par le duo Rafsandjani-Khamenei?

Certes, le décès de Khomeini, le fondateur charismatique, marque un tournant, d’autant qu’il avait désavoué son dauphin, l’ayatollah Montazeri, et que Khamenei rencontre au début des difficultés à s’imposer. Par ailleurs, la guerre contre l’Irak, qui avait mobilisé l’énergie nationale, est terminée et l’heure est à la reconstruction, et non plus à la révolution. Si le discours reste populiste-tiers-mondiste, il s’agit, pour le duo-Rafsandjani-Khamenei, de mettre en place un État-providence susceptible de redistribuer et de développer : éducation pour tous, accès aux soins, au logement, sécurité sociale, etc. sont les acquis de cette période, qui permettent d’améliorer les conditions de vie dans les zones urbaines mais aussi rurales. Ainsi, une classe moyenne émerge, accordant une place nouvelle aux femmes et aux jeunes. L’élection triomphale du réformiste Mohammad Khatami à la présidence de la République en 1997 en est une conséquence. Avec Khatami, si l’élan n’est plus révolutionnaire, il est porteur d’espoir et va transformer la société, malgré les déceptions de bon nombre d’acteurs qui attendent plus de réformes. En 2005, l’arrivée au pouvoir d’Ahmadinejad constitue un retour au conservatisme pour certains et, pour d’autres, un regain révolutionnaire. Cependant, malgré le populisme de son discours qui prône la justice sociale et fustige la corruption, l’opposition gronde et les mouvements sociaux s’organisent à la veille de 2009.

20. Le mouvement vert de 2009 contestant la réélection de Mahmoud Ahmadinejad marque-t-il le début d'une rupture radicale entre le "peuple" et le régime, qui n'a pas hésité à écraser une révolution pacifique?

Certes, d’autant que les manifestants qui s’opposent à réélection truquée d’Ahmadinejad en demandant « Où est mon vote ? » ne veulent pas détruire le système de la république islamique, mais se fondent sur lui pour bâtir une société plus juste. Les chefs du mouvement, Mir Hossein-Mûsâvi et Mehdi Karroubi, sont des révolutionnaires de la première heure devenus des réformateurs et deux visions de la République islamique s’affrontent, émanant de porteurs du projet révolutionnaire. La rupture entre ces deux visions se révèle d’autant plus radicale que la répression du mouvement, pacifique, est violente, disproportionnée. C’est une rupture avec la classe moyenne, les jeunes, avec tous ceux que l’État a oubliés ou spoliés et tous ceux qui s’étaient employés à constituer un espace public – une société civile. Leurs mots d’ordre, dignité, pacifisme, préfigurent ceux des révoltes arabes qui vont suivre.

24. Voyez-vous dans le mouvement houthi au Yémen, de plus en plus influencé par le Hezbollah, une dimension révolutionnaire, la volonté de changer un ordre sclérosé et injuste? Ou n'est ce qu'un discours de façade et d'opportunisme?

La « révolution » yéménite a eu pour objectif, comme les mouvements qui l’ont précédée dans le monde arabe, de fonder un nouvel ordre politique, loin de la sclérose du passé. Les zaydites, particulièrement, luttaient contre leur marginalisation par l’État central et revendiquaient leur héritage religieux en s’inspirant d’un discours révolutionnaire à l’iranienne. Cependant, d’une guerre à l’autre, et même si les slogans revêtent les atours de la justice sociale ou de la lutte contre la corruption et les prébendes, la situation s’est complexifiée. Là encore, bien des facteurs sont en jeu : locaux (la division des acteurs au sud), nationaux (dont la partition du pays) et régionaux, avec, une fois encore, la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran, la présence des Émirats, l’ombre du Hezbollah, l’animosité entretenue entre sunnites-salafistes et chiites-zaydites, etc. Il n’y a plus beaucoup de place pour une Révolution, même une révolution néo-royaliste, sur cet échiquier où la question est de gérer la partition et le problème majeur, aujourd’hui, la famine. Quant à affirmer que les houthistes sont inféodés à l’Iran et suivent la même ligne que le Hezbollah libanais, c’est exagéré. En revanche, il reste, au sein des mondes chiites, l’idée que les formations chiites de différentes nationalités se serrent les coudes dans une solidarité indéfectible, même si chacune garde son agenda politique, et elle se concrétise dans des alliances politiques.

25. Revenons en Irak ! Sans revenir sur la guerre civile qui a suivi l'invasion américaine de 2003, ni sur la guerre contre l'organisation État islamique (2014-2018), on observe aujourd'hui que la contestation de l'ordre politico-milicien à dominante confessionnelle est essentiellement le fait de la jeunesse chiite. Pourtant, elle n'est pas la première à souffrir de cette organisation du pouvoir. D'où vient cette nostalgie d'un Irak déconfessionnalisé, d'une citoyenneté qu'elle n'a pas connue?

Toute la population souffre en Irak, sauf les individus qui tirent des bénéfices d’un système politique corrompu et de l’économie milicienne qui s’est mise en place. Les jeunes manifestants osent occuper la rue parce qu’ils n’ont rien à perdre et ils sont majoritairement chiites parce que le sunnites ne sont pas en position de se rebeller contre le pouvoir : on pourrait les accuser d’être d’anciens soutiens de Saddam Hussein ou de Daech. Il s’agit moins, de leur part, de nostalgie que d’une volonté de construire un État viable, pour tous, avec des services, l’électricité, l’eau, l’accès aux soins, etc. Une grande partie des jeunes ne fait plus confiance ni aux milices, ni au partis politiques et ne se reconnaît plus dans une idéologie, quelle que soit son orientation.

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