samedi 13 décembre 2025

Des nuages ​​de guerre planent-ils sur l'Europe ? Par Johann Rossouw

Johann Rossouw est un professeur de philosophie sud-africain polyglotte qui commente régulièrement l'actualité géopolitique dans divers médias, dont Le Monde Diplomatique. Nous avons beaucoup échangé et il a eu la gentillesse de traduire plusieurs de mes articles.

Il ferait partie de ce que j'aime à imaginer comme une sorte de coalition intellectuelle occidentale pour la raison et la paix , aux côtés de Jeffrey Sachs et John Mearsheimer (Américains), Anatol Lieven (Britannique) et Pierre Lellouche et moi-même (Français).

Voici son texte ci-dessous.

Des nuages ​​de guerre planent sur l'Europe ?
Une r
éponse à Jan-Jan Joubert

Le journaliste et historien Jan-Jan Joubert exprime à juste titre son inquiétude face aux menaces de guerre qui planent sur l'EuropeRapport , quotidien national sud-africain en afrikaans du dimanche , 30 novembre 2025 ; article payant). Les fondements de son inquiétude soulèvent toutefois des interrogations.

L'article de Joubert reprend les arguments des médias et des personnalités politiques libérales dominantes d'Europe occidentale, comme Emmanuel Macron, Friedrich Merz et Ursula von der Leyen.

Il est certes louable de proposer ce point de vue comme le fait Joubert, mais quiconque souhaite voir la paix en Ukraine devrait au moins prendre en compte le point de vue russe sur le conflit, ainsi que celui des critiques occidentaux faisant autorité du courant libéral européen dominant.

Le premier problème que pose l'argument de Joubert est qu'il écrit – de manière assez inexplicable pour un historien – sur le comportement de la Russie sous la présidence de Vladimir Poutine sans la moindre référence au contexte historique dans lequel le conflit en Ukraine a émergé.

Le professeur Jeffrey Sachs de l'Université Columbia est sans doute le plus éminent économiste du développement au monde. Il conseille ou a conseillé des gouvernements du monde entier, notamment ceux de la Russie et de l'Ukraine. Dans un discours prononcé le 21 janvier 2025 devant le Parlement européen, il analyse la contribution de l'Occident, sous l'égide des États-Unis, à l'exacerbation du conflit entre l'effondrement de l'Union soviétique en 1991 et la prise de fonction de l'administration Biden fin 2024.

Les principaux points soulevés par Sachs sont les suivants : alors que le Pacte de Varsovie a été dissous à l’initiative de la Russie en 1991, les États-Unis ont décidé d’étendre l’OTAN vers l’Est afin d’affaiblir la Russie et de l’exclure d’un éventuel ordre mondial multipolaire.

En 1997, Zbigniew Bzersinski, ancien conseiller influent à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, publie un livre dans lequel il préconise explicitement, dans le cadre de cette stratégie, de retourner l'Ukraine contre la Russie et de la placer sous influence occidentale.

Cette stratégie est ensuite reprise par les administrations américaines successives, notamment par la déstabilisation de divers gouvernements ukrainiens, d'abord lors de la Révolution orange de 2004-2005, puis lors de la Révolution de Maïdan en 2014. Sachs qualifie cette dernière de coup d'État, se fondant sur le rôle revendiqué par de hauts responsables américains, tels que Victoria Nuland, dans le renversement du gouvernement pro-russe démocratiquement élu du président Viktor Ianoukovitch. Peu après, le nouveau gouvernement ukrainien ultranationaliste interdit le russe comme langue officielle, y compris dans les écoles de l'est de l'Ukraine, c'est-à-dire le Donbass, région à forte population russophone ou d'origine russe. Cette mesure contribue sans aucun doute à l'émergence de mouvements de résistance dans le Donbass contre le gouvernement ukrainien, ce qui conduit à un conflit où plus de 15 000 habitants du Donbass perdent la vie début 2022.

Du point de vue russe, c'est également en réaction à plus de 25 ans d'agression occidentale menée par les États-Unis contre la Russie que celle-ci annexe en 2014 la Crimée, qui était russe de 1783 à 1954.

Par la suite, les accords de Minsk sont négociés, qui reconnaissent notamment les droits de la minorité russophone du Donbass. Du côté occidental, la France et l'Allemagne étaient censées veiller à l'application des stipulations des traités, mais cela ne fut pas le cas.

En 2021, la Russie demande l'ouverture de négociations avec l'administration Biden. Fin 2021, elle exige que l'Ukraine ne soit pas admise à l'OTAN ; elle réclame, dans le cadre d'un nouveau pacte de sécurité proposé avec l'Occident, certaines limitations aux activités de l'OTAN ; et elle sollicite un nouveau traité de sécurité avec les États-Unis. L'administration Biden rejette ces propositions.

L’anthropologue philosophe René Girard explique dans son ouvrage de 2007 sur la rivalité mimétique entre les deux grandes puissances européennes entre 1800 et 1950, la France et l’Allemagne, que dans un conflit entre deux pays rivaux, il y a souvent une escalade des tensions où chaque pays considère l’autre comme l’agresseur.

C’est précisément ce qui s’est produit lors du renforcement des armées ukrainienne et russe entre 2014 et 2022, chaque partie s’accusant mutuellement d’être l’agresseur. Du point de vue russe, l’élément déclencheur de cette escalade a été, selon le professeur Beom-sik Shin de l’Institut d’études sur la paix et l’unification de l’Université nationale de Séoul, le déploiement d’environ 130 000 soldats ukrainiens dans la région du Donbass, quelques semaines avant que le président Poutine ne reconnaisse l’indépendance de cette région et n’envahisse l’Ukraine. Pour la Russie, l’invasion de l’Ukraine visait donc à protéger sa souveraineté face à l’Occident, ainsi que la minorité russophone contre le gouvernement ukrainien.

Joubert reprend une autre affirmation du courant libéral dominant d'Europe occidentale, à savoir qu'il existe un parallèle entre les concessions faites par la Grande-Bretagne et la France à Hitler en 1938 et celles qui se produisent aujourd'hui entre Poutine et l'Europe.

Il est généralement admis que la motivation d'Hitler pour envahir certains pays européens était de créer un soi-disant Lebensraum pour les Allemands d'Europe de l'Est, et de créer un régime « racialement pur » sous direction allemande pour les « nations germaniques » des Pays-Bas, de la Flandre et des pays nordiques.

Joubert, quant à lui, préfère attribuer les motivations d'Hitler à des considérations économiques, à savoir une pénurie de ressources, de main-d'œuvre et de minéraux en Allemagne. Il spécule d'ailleurs que la Russie attaquera l'Europe à l'avenir pour s'emparer de « biens et de minéraux ». Cette idée est pour le moins étrange, car la Russie est riche en pétrole et en divers types de minéraux , notamment des terres rares d'une importance stratégique majeure.

Macron, Merz et Von der Leyen ne manquent aucune occasion d'affirmer que la Russie attaquera l'Europe à terme, sans jamais fournir de preuves vérifiables ni expliquer clairement les motivations d'une telle action. De plus, après plus de trois ans et demi (et non deux ans et demi comme l'affirme Joubert), la Russie n'a toujours pas atteint ses objectifs militaires en Ukraine, alors même qu'elle possède la cinquième armée du monde. Les estimations des pertes russes dans le conflit ukrainien varient entre 600 000 et un million : comment la Russie pourrait-elle, démographiquement parlant, se permettre d'attaquer l'Europe ?

Le professeur John Mearsheimer, figure de proue mondiale du réalisme en géopolitique, ainsi que de nombreux autres experts, soulignent la véritable raison des affirmations, même au sein des rangs européens, selon lesquelles la Russie planifierait une attaque contre l'Europe : maintenir ainsi l'implication des États-Unis dans la défense du continent. Le prix à payer est la diabolisation de la Russie en Europe et l'exacerbation des craintes au sein des populations européennes.

La femme politique allemande de gauche, Sahra Wagenknecht, a mis en garde fin août, lors d'une interview , contre un risque accru de diabolisation de la Russie par l'Europe : si l'Europe et une architecture de sécurité européenne ont toujours été importantes pour Poutine, l'éloignement de la Russie vis-à-vis de l'Europe pourrait un jour conduire à l'arrivée au pouvoir d'un président beaucoup plus hostile à l'Europe, qui la rejetterait définitivement et alignerait la Russie sans réserve sur la Chine contre elle. Poutine agit déjà dans ce sens, ce qui n'augure rien de bon pour l'Occident.

Cet article s'ouvre sur un constat partagé par Joubert : les nuages ​​de la guerre s'amoncellent bel et bien sur l'Europe. Cependant, les raisons invoquées par Joubert sont très différentes.

Pour commencer, l'anthropologue, historien et géopolitique de centre-gauche, Emmanuel Toddécrit ce qui suit à propos de la russophobie européenne contemporaine : « La construction d'une Europe post-nationale est un projet illusoire au regard de la diversité du continent. Elle a conduit à l'expansion de l'Union européenne, un ensemble disparate et instable, sur l'ancien espace soviétique. L'UE est désormais russophobe et belliciste, son agressivité étant ravivée par sa défaite économique face à la Russie [due au coût des sanctions européennes contre la Russie – Johann Rossouw]. L'UE tente d'entraîner les Britanniques, les Français, les Allemands et bien d'autres peuples dans une véritable guerre. Mais quelle étrange guerre ce serait, où les élites occidentales auraient fait leur lamentation sur le rêve hitlérien d'anéantir la Russie ! »

Par ailleurs, Pierre Lellouche, ancien ministre et membre conservateur de la commission parlementaire permanente des Affaires étrangères, a récemment remis en question la comparaison avec 1938, affirmant qu'il faudrait plutôt la comparer à 1914, c'est-à-dire à la veille de la Première Guerre mondiale, lorsque « un groupe d'États qui ne souhaitaient pas une guerre mondiale a été entraîné, par une erreur d'appréciation de l'un d'entre eux et par un système d'alliances mutuelles, dans une série d'événements qui ont conduit à la guerre. Je le répète : plus cette guerre dure, plus elle porte en elle les germes d'une escalade. »

En conclusion : la guerre en Ukraine est un exemple classique de la manière dont une grande puissance, les États-Unis, s’attaque à une autre grande puissance, la Russie, en instrumentalisant un État plus faible, l’Ukraine. Dans une analyse objective du plan de paix actuellement en cours de négociation entre les États-Unis, la Russie et l’Ukraine, Anatol Lieven explique pourquoi il représente aujourd’hui la meilleure chance pour l’Ukraine de sortir du conflit en tant qu’État relativement souverain, bénéficiant de garanties de sécurité relativement satisfaisantes.

Si cela ne se produit pas, il est prévisible que la situation de l'Ukraine empirera de plus en plus, tandis que des nuages ​​de guerre évitables s'amoncelleront sur l'Europe.

EMMANUEL TODD

13 DÉCEMBRE 2025


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