La sélection naturelle est probablement le facteur qui a
conduit l’elk irlandais à développer des bois surdimensionnés : ils
étaient un élément bénéfique pour les mâles dans le jeu de la
concurrence sexuelle. Cependant, le poids des bois était aussi un
fardeau et il a été soutenu que c’était l’une des raisons, peut-être la
principale, qui ont conduit à l’extinction de cette espèce, il y a
environ 7 000 ans. Dans le cas des humains, on peut considérer le
langage comme une caractéristique avantageuse de l’évolution, mais aussi
comme quelque chose qui peut très bien révéler des conséquences
négatives comme les bois des élans : le tsunami de mensonges auquel nous
sommes constamment exposés.
Le langage est la véritable rupture de l’homme avec tout ce qui marche,
rampe ou vole sur la terre. Aucune autre espèce (à l’exception des
abeilles) n’a un outil qui peut être utilisé pour échanger des
informations complexes entre les individus pour décrire, par exemple, où
la nourriture peut être localisée et en quelles quantités. C’est le
langage qui crée l’ultra-sociabilité de l’être humain. C’est le
langage qui nous permet d’être ensemble, de planifier, de faire avancer
les choses. Le langage peut être considéré comme une technologie de
communication d’une puissance incroyable. Mais, comme pour toutes les
technologies, elle a des conséquences inattendues.
Nous savons tous que le son que nous écrivons comme cerf est associé à un type spécifique d’animal. Avec ce symbole, vous pouvez créer des phrases telles que «J’ai vu un cerf près de la rivière, allons le chasser !» Mais, lorsque vous créez le symbole, à certains égards, vous créez
le cerf – une créature fantomatique qui a quelques-unes des
caractéristiques du cerf réel. Vous pouvez imaginer les cerfs, même s’il
n’y a pas de véritable cerf autour de vous. Et ce symbole a une
certaine puissance, peut-être que vous pourriez faire apparaître un cerf
en prononçant son nom ou en dessinant son symbole sur le mur d’une
grotte. C’est le principe que nous appelons magie sympathique, qui est peut-être la forme la plus ancienne et la plus fondamentale de la magie.
La création d’un cerf virtuel est une chose utile si la correspondance avec les vrais cerfs n’est pas perdue. 1.
Le problème avec le langage est que ce n’est pas toujours le cas. Le
cerf dont vous parlez peut ne pas exister, il peut être une illusion,
une erreur ou, pire, une ruse pour piéger et tuer un de vos ennemis.
Telle est l’origine du concept que nous appelons mensonge. Vous
pouvez utiliser le langage non seulement pour collaborer avec vos
voisins, mais aussi pour les tromper. Nous avons la preuve que nos
ancêtres étaient confrontés à ce problème grâce aux premiers documents
écrits que nous avons. Dans certaines anciennes tablettes sumériennes
qui remontent au troisième millénaire avant notre ère 2, nous constatons que parmi les moi (les pouvoirs) que la Déesse Inanna avait volés au Dieu Enki, un de ces pouvoirs était de «prononcer des paroles de tromperie».
La question du mensonge est cruciale pour la survie humaine. Mentir
rend la communication inutile puisque vous ne pouvez pas faire confiance
aux personnes avec qui vous communiquez. Le cerf dont votre ami vous a
dit qu’il était près de la rivière a disparu dans l’espace virtuel :
vous ne pouvez pas dire s’il était réel ou non. La technologie
prodigieuse du langage, développée pendant des centaines de milliers
d’années, s’autodétruit comme conséquence involontaire du mensonge.
Toutes les technologies ont des conséquences inattendues, toutes se
prêtent à certains types de solutions technologiques. Lutter contre les
mensonges, cela nécessite d’évaluer les déclarations et de savoir qui
les profère. La façon la plus simple de le faire est de baser
l’évaluation sur la confiance. Nous connaissons tous l’histoire du garçon qui criait au loup, probablement aussi ancienne que l’homo sapiens. Dans ses différentes versions, il est dit que «Si vous mentez une fois, vous ne serez plus jamais cru».
Et cela fonctionne; cela a bien marché pendant des centaines de
milliers d’années et cela fonctionne encore. Pensez à votre cercle
actuel de connaissances ; ces personnes que vous connaissez
personnellement et qui vous connaissent depuis un certain temps. Vous
leur faites confiance ; vous savez qu’ils ne vont pas vous mentir. C’est
pour cette raison que vous les appelez amis, copains, potes, etc.
Mais cela ne fonctionne qu’aussi longtemps que vous maintenez vos
relations au sein d’un petit groupe, et nous savons que la taille d’un
cercle de relations étroites ne dépasse normalement pas plus d’environ
150 personnes (cela s’appelle le Nombre de Dumbar).
Au sein de ce groupe, la réputation de chaque membre est connue par
tout le monde et les menteurs sont facilement identifiés et frappés
d’infamie (ou même expulsés). Le problème est venu quand les gens ont
commencé à vivre dans les grandes villes. Ensuite, la plupart des gens
ont dû interagir avec un plus grand nombre de personnes que ce nombre de
Dumbar. Comment pouvons-nous dire si quelqu’un que vous n’avez jamais
rencontré avant, est digne de confiance ou pas ? Dans cette situation,
la seule défense contre les escrocs sont les indices indirects : la
façon de se vêtir, la façon de parler, l’aspect physique ; mais aucun
n’est aussi efficace que la confiance en quelqu’un que vous connaissez
bien.
Mais ce ne fut rien en comparaison de ce qui est advenu avec l’âge
des médias de masse. Vous pouvez lire des choses, entendre des choses,
voir des choses dans les médias, mais cela ne vous donne vraiment aucune
idée de l’endroit d’où ces communications sont venues. Vous ne pouvez
pas non plus vérifier si la réalité virtuelle qui vous est renvoyée
correspond au monde réel. Comme les médias ont élargi leur portée, les
personnes qui les contrôlent ont découvert que le mensonge était facile
et qu’ils n’avaient que très peu à perdre dans le mensonge. Côté
réception, il n’y avait que des gens confus et incapables de vérifier
les informations qu’ils recevaient. Les médias pouvaient facilement leur
dire des mensonges qui restaient non découverts, au moins pendant un
certain temps. Pensez à l’histoire des armes de destruction massive
que l’Irak était censé avoir développées avant l’invasion de 2003. Dans
ce cas, le mensonge est devenu évident après qu’aucune de ces armes
n’est apparue en Irak après l’invasion, mais les menteurs avaient obtenu
ce qu’ils voulaient et ils n’ont souffert d’aucune conséquence de leur
action. C’était une époque ou un adjoint de Donald Rumsfeld aurait dit :
«Maintenant, nous pouvons créer notre propre réalité.» Un triomphe de la magie sympathique, en effet.
Ensuite, l’Internet et les médias sociaux sont venus et ils ont
démocratisé le mensonge. Maintenant tout le monde peut mentir à tout le
monde, simplement en partageant un message. La vérité ne vient plus de
la confiance dans les personnes qui la transmettent, mais du nombre de likes
et de partages qu’un message a reçus. La vérité n’est peut-être pas
aussi virale, mais elle semble être devenue exactement ce qu’en est la
perception générale : si quelque chose est partagé par beaucoup de gens,
alors cela doit être vrai.
Donc, aujourd’hui, on nous ment en permanence, de manière cohérente,
dans la joie et par tout le monde et à peu près sur tout. Des
demi-vérités, de pures inventions, des distorsions de la réalité, des
jeux de mots, des faux drapeaux, des statistiques faussées et plus
encore, sont le lot des communications que nous croisons tous les jours.
Le tsunami des mensonges qui nous tombent dessus est presque
inimaginable et il a des conséquences, des conséquences désastreuses. Il
nous rend incapables de faire confiance en quoi que se soit ou en
quelqu’un. Nous perdons le contact avec la réalité, nous ne savons plus
comment filtrer les messages innombrables que nous recevons. La
confiance est un enjeu majeur dans la vie humaine ; ce n’est pas pour
rien si le diable est nommé le père du mensonge (Jean 8:44). En effet, ce que l’anthropologue Roy Rappaport appelle les «mensonges diaboliques»,
sont les mensonges qui altèrent directement le tissu même de la
réalité. Et si vous perdez le contact avec la réalité, vous êtes
vous-même perdu. C’est peut-être ce qui se passe pour nous tous.
Certains d’entre nous trouvent qu’il est plus facile de simplement
croire ce qui leur est dit par les gouvernements et les lobbies ;
d’autres se placent dans une posture de méfiance généralisée de tout,
tombant facilement victimes de mensonges opposés. Les mensonges
diaboliques sont fractals, ils cachent encore plus de mensonges à
l’intérieur, ils font partie de plus grands mensonges. Considérons un
événement tel que les attaques du 9/11 à New York; il est maintenant
caché derrière une telle couche de multiples mensonges de toutes sortes,
que ce qui est arrivé ce jour-là est impossible à discerner, et
peut-être destiné à rester tel quel pour toujours.
Donc, nous sommes revenus à la question du garçon qui criait au loup.
Nous sommes le garçon, nous ne faisons plus confiance à personne,
personne ne nous fait plus confiance, et le loup est là pour de vrai. Le
loup prend la forme du réchauffement climatique, de l’épuisement des
ressources, de l’effondrement des écosystèmes, et plus encore, mais la
plupart d’entre nous sommes incapables de le reconnaître, même
d’imaginer, qu’il puisse exister. Mais comment reprocher à ces gens qui
ont été trompés tant de fois qu’ils ont décidé qu’ils ne croiraient plus
du tout ce qui vient d’un canal même légèrement officiel ?
C’est une catastrophe majeure et cela se produit en ce moment, devant
nos yeux. Nous sommes devenus l’un de ces anciens cerfs détruits par le
poids de ses cornes prodigieuses. Le langage nous joue un tour,
pétaradant sur nous après nous avoir été si utile.
Nous croyons souvent que la technologie est toujours utile et que les
nouvelles technologies nous sauveront des catastrophes qui nous
affligent. Je commence à penser que ce dont nous avons besoin n’est pas
davantage de technologie, mais moins. Et si la langue est une
technologie, il me semble que nous en ayons trop d’elle, vraiment. Nous
entendons trop de discours, trop de mots, trop de bruits. Peut-être
avons-nous tous besoin d’un moment de silence. Peut-être que Lao Tzu a
vu cela déjà depuis longtemps quand il a écrit dans le Tao Te Ching 3
Trop de discours conduit inévitablement au silence.
Mieux vaut en venir rapidement au néant.
- Je me rappelle de mon enfance dans les années 1970, où en colonie de vacances, on nous avait organisé une chasse au Gaspi. Je me souviens encore de notre incrédulité de découvrir le soir, dépités de ne pas l’avoir trouvé, que le Gaspi n’existait que dans notre imagination après une seule après-midi à sa recherche dans les bois. Je garde encore le triste souvenir de réaliser que je ne verrais jamais ce magnifique Gaspi que j’avais sûrement dû magnifier vu ma fertile imagination, NdT
- De Nin Me Sara, traduit par Betty De Shong Meador
- Traduit par E. C. Lau