Le
débat lancé par la proposition d’Elizabeth Badinter de boycotter les
firmes de prêt-à-porter qui se plient à la supposée « loi islamique »,
les revendications du personnel féminin d’Air-France qui refusent de
porter le voile sur les vols Paris-Téhéran, enfin, le problème posé par
l’introduction des pratiques religieuses dans la loi « El Khomri »,
montrent que la question de la laïcité est réellement aujourd’hui
fondamentale. La laïcité ne peut avoir qu’un sens, celui du renvoi des
croyances non testables à la sphère du privé, s’avère tout autant
nécessaire pour la construction du Bien Commun, ce « Res Publica » dont le mot République est issu[1].
C’est pourquoi l’introduction de la question religieuse dans le débat
publique a toujours abouti à la division, et doit donc être proscrite.
Laïcité et République
En
effet, il ne peut y avoir de peuple, c’est à dire de base à
construction politique de la souveraineté populaire, que par la laïcité
qui renvoie à la sphère privée des divergences sur lesquelles in ne peut
y avoir de discussions. La prise en compte de l’hétérogénéité radicale
des individus implique, si l’on veut pouvoir construire une forme
d’unité, qui soit reconnue comme séparée et distincte la sphère privée.
En cela, la distinction entre sphère privée et sphère publique
est fondamentale à l’exercice de la démocratie. Ce principe fondamental
est inclut d’ailleurs dans notre Constitution : la République ne
reconnaît nulle religion et nulle race.
Tel est le sens de
l’article premier du préambule de notre Constitution, repris du
préambule de la Constitution de 1946, et écrit au sortir de la guerre
contre le nazisme[2]. La laïcité n’est donc pas un supplément d’âme à la République : elle en est en réalité le ciment[3].
Il n’est pas anodin que l’un des grand penseur de la souveraineté, Jean
Bodin, qui écrivit au XVIème siècle dans l’horreur des guerres de
religion, ait écrit à la fois un traité sur la souveraineté[4] et un traité sur la laïcité[5].
Les
attaques actuelles contre la laïcité doivent être identifiées pour ce
qu’elles sont réellement : des attaques contre la démocratie. En
défendant la laïcité, c’est un principe fondamental d’organisation
politique que l’on défend en réalité.
Le piège des fanatiques
Il
convient donc d’éviter le piège que nous tendent les fanatiques de
toutes obédiences. En voulant nous obliger à nous définir selon des
croyances religieuses, ou des signes d’appartenances, ils aboutissent en
réalité à briser le « peuple ». Et c’est cela qu’ils veulent. C’est
donc très précisément le piège que nous tendent les terroristes qui
veulent nous ramener au temps des communautés religieuses se combattant
et s’entre-tuant. Or, si nous cédons sur ce point nous nous engageons
vers un chemin conduisant à la pire des barbaries. La confusion dans
laquelle se complet une grande partie de l’élite politique française,
est ici tragique et lourde de conséquences. Les attaques contre les
musulmans (comme celles contre les juifs, les chrétiens, les
bouddhistes, etc…) sont inqualifiables et insupportables. Mais, on a le
droit de critiquer, de rire, de tourner en dérision, et même de détester TOUTES les religions.
Et si l’on est choqué par des caricatures, on n’achète pas le journal
dans lesquelles elles sont publiées, un point c’est tout.
La
notion de laïcité ne doit pas être conçue non comme une « guerre aux
religions », ce qui est l’un des contre-sens actuels, mais comme tout à
la fois reconnaissance de la distinction entre sphère publique et sphère
privée et reconnaissance de l’obligation de chacun et de tous à
considérer que la religion fasse partie uniquement de la sphère privée.
La laïcité est en fait nécessaire pour comprendre les racines de
l’ordre politique. Mais on doit impérativement éviter de transformer
cette laïcité en une nouvelle religion. Or, c’est une tendance d’autant
plus forte que l’on vit dans le mythe d’une grande communauté humaine
dépourvue de conflits. En réalités, le conflit est permanent et l’un des
taches du politique consiste justement à en utiliser les éléments
positifs tout en évitant qu’il détruise la société humaine. De ce point
de vue, le contraire de la « guerre de tous contre tous » n’est pas
l’harmonie naturelle, qui est un mythe dangereux mais une forme
organisation qui permette la gestion de ces conflits. C’est d’ailleurs
la raison de l’importance de la Souveraineté. Si le peuple était
homogène, la souveraineté ne serait pas nécessaire. Il est tragique que
des intellectuels comme Michel Wieviorka fassent ainsi l’erreur
d’assimiler la souveraineté à l’homogénéité alors que la lecture de
Bodin, pour ne pas citer d’autres auteurs, démontre que c’est au
contraire l’hétérogénéité du peuple qui impose la notion de
souveraineté.
Il nous faut alors considérer la Souveraineté dans
son articulation avec la Nation, et cette dernière comme un forme
d’organisation politique du peuple. Encore faut-il retirer de l’espace
publique ce qui ne peut être tranché par la raison. Et l’on revient
inévitablement à la question de la laïcité. Dès lors qu’une population,
quelle qu’elle soit, désire faire en commun quelque chose, il y a de la
souveraineté. Mais, du moment où cette population est hétérogène, il
convient de retirer de l’espace public certaines questions. C’est
pourquoi, depuis plusieurs siècles, souveraineté et laïcité ont passé un
pacte de nécessaire alliance.
Les racines de la laïcité
Les
racines de la laïcité sont donc bien plus profondes que le débat
actuel, ou elle est interprétée comme un obstacle à une religion
particulière, ou même que la question de la séparation entre l’Eglise et
l’Etat, qui constitua l’un des débats importants de la IIIème
République. Il est donc faux de faire remonter la laïcité aux
affrontements de 1904-1905, et à la séparation de l’Eglise et de l’État,
même si cette dernière est un moment incontestablement important de
notre histoire politique.
En fait, dans le principe de laïcité se
cachent deux notions qui sont l’une et l’autre absolument essentielle.
La première est celle de la séparation entre sphère privée et sphère
publique. Cette distinction est fondatrice en réalité de l’existence
même d’une démocratie, car il ne peut y avoir de démocratie sans
conflit, mais aussi sans compromis éteignant pour un temps, ce dit
conflit[6].
Sans cette distinction, la démocratie n’est qu’une coquille vide. Mais,
et c’est là toute la force du travail de Bodin, cette distinction ne
prend réellement sens que parce que des individus aux fois différentes
acceptent de travailler ensemble. Cela pose la laïcité non pas
simplement comme un principe de tolérance, et de ce point de vue la
tolérance est une forme inférieure à la laïcité[7], mais comme une forme d’organisation où la conviction personnelle se plie à l’existence de Res Publica, de choses communes qui nécessitent et impliquent un travail en commun.
Mais
il faut comprendre qu’elle impose à tous un devoir de réserve, qu’elle
interdit le prosélytisme outrancier, et en particulier les tenues
vestimentaires qui constituent des formes de prosélytismes, et qu’elle
impose de distinguer les valeurs dans lesquelles on croit, qui ne
peuvent être que personnelles et relèvent alors de la sphère privée, des
principes qui sont des règles qui régissent l’action publique. Telle
est la ligne rouge de la laïcité.
par Jacques Sapir · 2 avril 2016
[1] Voir Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.
[2] Le texte est le suivant : « Au
lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les
régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le
peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans
distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits
inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et
libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des
droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République ». http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/preambule-de-la-constitution-du-27-octobre-1946.5077.html
[3] Poulat E. Notre Laïcité, ou les religions dans l’espace public, Bruxelles, Desclées de Bouwer, 2014.
[4] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.
[5] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres
de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la
collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984,
LXVIII-591, désormais Heptaplomeres.
[6] A. Przeworski, « Democracy as a contingent outcome of conflicts », in J. Elster & R. Slagstad, (eds.), Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, pp. 59-80.
[7] On trouvera un commentaire éclairant de sa contribution aux idées de tolérance et de laïcité dans: J. Lecler, Histoire de la Tolérance au siècle de la réforme, Aubier Montaigne, Paris, 1955, 2 vol; vol. 2; pp. 153-159.