Le problème des Al Saoud ne vient pas que du fait
que leur légitimité soit complètement dépendante de leur identification
au wahhabisme. Il vient du fait que, depuis le lancement de cette
campagne, les Saouds ne le contrôlaient que nominalement et qu’ils ont
laissé le génie sortir de la bouteille, génie qui maintenant mène une
vie indépendante et ne peut plus être remis dans sa bouteille.
Cela
fait longtemps que l’on débat sur la longévité du régime saoudien.
Lorsque j’ai visité l’Arabie saoudite pour la première fois, il y a 40
ans de cela, ma première conclusion fut qu’il ne pouvait pas durer. Je
continue à penser la même chose, même si l’échelle de temps a changé,
car la monarchie saoudienne possède évidemment une plus grande
résilience que ce que je pensais au début. Une des raisons principales à
mes doutes sur sa viabilité tient au pacte faustien qu’elle a passé
avec les wahhabites, partisans d’un islam puritain, intolérant,
discriminatoire et non pluraliste.
C’est l’accord qui a engendré la plus grande campagne de diplomatie
publique dans l’Histoire. Les estimations de dépenses faites pour
financer des institutions culturelles musulmanes à travers le monde et
créer des alliances avec des dirigeants musulmans non wahhabites et des
agences de renseignement de divers pays musulmans, tout un travail pour
répandre le point de vue wahhabite dans le monde ; ces dépenses de
propagande sont estimées entre 75 et 100 milliards de dollars.
Cette campagne culturelle est un sujet que j’étudie depuis ma
première visite au royaume, au cours de nombreuses visites suivantes,
quand j’ai habité en Arabie saoudite à la veille du 11 septembre et
durant les 4 ans et demi d’une bataille judiciaire que j’ai gagnée en
2006 à la Chambre des Lords anglaise. J’écris maintenant un livre sur le
sujet, livre qui étudie les aboutissements de cette campagne dans
quatre pays asiatiques, un africain et deux européens.
Cette campagne n’est pas seulement le résultat du mariage entre les
Al Saoud et les wahhabites. Elle est le point central d’une politique de
soft power saoudienne et une stratégie de survie pour les Al
Saoud. Une des raisons, mais pas la seule, de la longévité des Al Saoud,
est le fait que la propagation du wahhabisme provoque des retours de
bâton dans les pays touchés par cette campagne. Plus que jamais
auparavant, les similitudes idéologiques ou théologiques entre le
wahhabisme et son parent théologique, le salafisme, le djihadisme en
général et État Islamique en particulier, sont sous les feux de la
rampe.
Le problème des Al Saoud ne vient pas seulement de ce que leur
légitimité est complètement dépendante de leur identification au
wahhabisme. Il vient du fait que, depuis le lancement de cette campagne,
les Saouds ne le contrôlaient que nominalement et qu’ils ont laissé le
génie sortir de la bouteille, génie qui maintenant mène une vie
indépendante et ne peut plus être remis dans sa bouteille. C’est une des
raisons majeures, comme je le détaillerai plus loin, pour laquelle je
soutiens que les Al Saoud et les wahhabites se rapprochent d’une époque
charnière, qui ne leur offrira pas vraiment de solutions, mais qui, au
contraire, va rendre les choses plus compliquées en créant encore plus
de rupture entre les militants, ruptures qui se feront sentir dans tout
le monde musulman et dans les communautés musulmanes minoritaires, en
créant des tensions sectaires dans des pays comme l’Indonésie, la
Malaisie, le Bangladesh et le Pakistan.
Le récent assassinat, au sud des Philippines, d’un imam wahhabite
saoudien dont la forte popularité est attestée par ses 12 millions de followers
Twitter, montre que ce n’est plus le gouvernement, mais les
responsables religieux qui deviennent des cibles. Et pas que les imams
fidèles au gouvernement saoudien. Le Sheikh Aaidh al-Qarni est un
produit de la fusion entre le wahhabisme et les Frères musulmans qui ont
produit la Sahwa, un mouvement salafiste saoudien de réforme politique.
Alors que les enquêteurs philippins partent du principe qu’EI/Daech/ISIS est
responsable de l’assassinat, les médias saoudiens ont été prompts à
reporter l’avertissement des autorités saoudiennes disant que les Gardes
de la Révolution iranienne planifiaient une attaque.
Reculons d’un pas pour mieux apprécier le cadre dans lequel la
campagne de financement saoudienne doit être vue. Pour les débutants, il
est important de comprendre que même si les fonds proviennent de la
même source, les objectifs de cette campagne divergent en fonction des
différents partis. Pour les wahhabites, il s’agit de prosélytisme, de
répandre la foi. Pour le gouvernement, il s’agit de soft power.
Quelquefois les intérêts du gouvernement et des religieux coïncident,
quelquefois ils divergent. De même, cette campagne a parfois connu de
gros succès et parfois des résultats questionnables et l’on peut
franchir le pas suivant en disant qu’elle risque de devenir un passif
pour le gouvernement.
Il peut être difficile d’envisager le wahhabisme comme un soft power,
mais le fait est que le salafisme était un mouvement qui n’a obtenu que
de faibles résultats au cours des siècles précédant l’avènement de
Mohammed Ibn Abdul Wahhab et n’a commencé a vraiment pénétrer les
communautés musulmanes au delà de la péninsule arabique, que 175 ans
après sa mort. Dans les années 1980, le salafisme s’est établi comme
partie intégrante de la communauté musulmane mondiale, en prônant une
plus grande religiosité dans les pays arabes, tout en favorisant
l’émergence de mouvements et d’organisations islamistes. L’aspect soft power,
surtout dans la relation de force entre l’Arabie saoudite et l’Iran, a
réussi, particulièrement dans des pays comme la Malaisie, l’Indonésie et
le Bangladesh, où les attitudes sectaires et le rejet des minorités se
renforcent.
Permettez-moi d’illustrer cela avec une anecdote. L’homme qui était,
jusqu’à peu, un haut fonctionnaire des services de renseignements et
dirigeant du Nahdlatul Ulema, une des plus grandes organisations
musulmanes indonésiennes et qui prétend être anti-wahhabite, parle arabe
couramment. Il a passé 12 ans au Moyen-Orient en tant que représentant
des renseignements indonésiens, dont huit en Arabie saoudite. Cette
homme va prétendre dans la même phrase ne pas suivre le wahhabisme et se
méfier des chiites, qui ne constituent que 1,2 % de la population
indonésienne, dont les 2 millions de convertis sunnites des 40 dernières
années, et qu’ils voient comme une des premières menaces à la sécurité
intérieure indonésienne. Cet homme n’est pas anti-chiite par instinct
mais perçoit les chiites comme une cinquième colonne. L’impact du
financement saoudien, wahhabite et salafiste est tel que même le
Nahdlatal Ulema est forcé d’adopter le langage et les concepts
wahhabites lorsqu’il en vient à la perception d’une menace posée par
l’Iran et les chiites.
Le prosélytisme wahhabite a servi les intérêts des Al Saoud alors
qu’ils cherchaient à ralentir l’appel du nationalisme arabe et plus tard
celui de la révolution iranienne – des développements tectoniques qui
promettaient de redessiner la carte politique du Moyen-Orient et
d’Afrique du Nord d’une manière qui menaçait potentiellement les
dirigeants saoudiens. Les deux événements étaient de type
révolutionnaire et ont provoqué le renversement d’un roi soutenu par
l’Occident. Le nationalisme arabe était séculaire et socialiste de
nature. La révolution iranienne fut la première à renverser une icône
américaine dans la région, d’autant plus un roi. La république islamique
d’Iran représentait une forme d’islam révolutionnaire qui reconnaissait
un certain degré de souveraineté populaire. Chacune à leur manière
représentait une menace pour les Al Saoud, qui habillent leur légitimité
d’un puritanisme religieux basé sur le principe d’une obéissance
absolue au maître.
Finalement, la campagne saoudienne bénéficia de l’échec du socialisme
arabe à fournir du travail, des biens et des services publics, et de
l’arrêt de mort de la notion d’unité arabe due à l’écrasante victoire
d’Israël en 1967 – où ce pays conquit Jérusalem-Est, la Cisjordanie, la
Bande de Gaza, les plateaux du Golan et la péninsule du Sinaï. De plus,
la rupture entre le dirigeant égyptien Gamel Abdel Nasser avec les
Frères musulmans, groupe non salafiste, a entraîné le départ de nombreux
Frères pour rejoindre le flux de migrants vers le Golfe. [Un certain nombre est allé en Algérie en tant qu'enseignants dont le rôle a été "d'arabiser et d'islamiser" les jeunes algériens, c'est à dire d'en faire les futures recrues des terroristes islamistes, FIS, GIA, AQMI, ... qui ont saigné l'Algérie durant une décennie, et qui continuent à ce jour. H.Genseric]. Ils amenèrent
leur activisme avec eux et obtinrent des positions dans l’éducation, car
peu de Saoudiens pouvaient les remplir [idem en Algérie]. Ils ont aussi aidé à la
création de la Ligue musulmane mondiale, créée initialement pour contrer
l’appel pan-arabe de Nasser.
La campagne profita encore des opportunités offertes par le
successeur de Nasser, Anouar al Sadate, qui se définissait lui-même
comme un président croyant. Au contraire de Nasser, Sadate
autorisa les groupes musulmans salafistes ou les Frères, à ré-émerger et
à créer des organisations sociales, à construire des mosquées et à
financer des universités.
L’émergence de la Fraternité dans le royaume entraîna une fusion
entre la pensée politique du groupe avec des segments de la communauté
wahhabite et salafiste, mais accentua aussi les différences entre les
deux. Le clergé saoudien établi, ainsi que les militants, reprochaient à
la Fraternité sa volonté d’accepter l’État et d’opérer dans le cadre de
ses limitations. Ils l’accusaient aussi de créer des divisions, la fitna,
entre musulmans, en reconnaissant la formation de groupes politiques et
en plaçant la loyauté à ce groupe au dessus de Dieu, des musulmans ou
de l’islam.
La campagne saoudienne fut aussi propulsée par la création
d’institutions diverses, non seulement la Ligue arabe et ses multiples
rejetons, mais aussi Al Haramain, une autre institution de charité, ou
l’Université islamique de Médine. Les Saoudiens furent les créateurs de
toutes ces entités. Les autres furent les exécutants, souvent avec leurs
propres programmes, comme la Fraternité dans le cas d’Al Haramain, ou
d’autres militants islamistes, si ce n’est djihadistes.
Voyons cet exemple. Quand la National Commercial Bank était la plus
grande institution financière saoudienne, elle avait un département de
comptes numérotés. C’étaient tous des comptes appartenant à la famille
royale saoudienne. Seul trois personnes avaient accès à ces comptes dont
l’un, Khaled Bin Mahfouz, était le propriétaire majoritaire de la
banque. Parfois Khaled recevait un coup de fil avec pour instruction de
transférer de l’argent vers un pays spécifié, laissant aux bons soins de
Khaled de décider exactement où irait l’argent. Une fois, Khaled reçut
l’instruction du Prince Sultan de virer 5 millions de dollars à la
Bosnie, sans précision de récipiendaire. Khaled envoya l’argent à un
centre de charité de Sarajevo qui, à la veille du 11 septembre, fut
contrôlé par des agents de sécurité bosniaques et Américains. Le disque
dur de l’institution révéla à quel point les djihadistes contrôlaient
l’institution. Une fois, les Saoudiens suspectaient un des cadres de
l’institution d’être membre du djihad islamique égyptien. Ils envoyèrent
quelqu’un à Sarajevo pour enquêter. L’enquêteur questionna l’homme
ainsi : «On a entendu dire que tu avais ce genre de relations et si c’est vrai, il va falloir que tu nous quittes.»
L’homme porta la main sur son cœur et nia l’allégation. Pour les
Saoudiens, l’affaire était réglée jusqu’à ce que le même homme témoigne
un jour au tribunal pour raconter comment il était facile de berner les
Saoudiens.
Il fallut les attentats d’Al Qaida de 2003/2004 plutôt que le 11
septembre, pour persuader les Saoudiens de reprendre le contrôle en
interdisant les donations aux mosquées, en mettant les différents
centres de charité sous une même organisation centrale, en contrôlant
les transferts de fonds à l’étranger et en travaillant avec les
États-Unis et d’autres pour nettoyer tout cela et même, dans le cas d’Al
Haramain, de fermer l’institution.
Le problème était que d’un côté il était déjà trop tard et que, de l’autre, le soft power
de la campagne de prosélytisme wahhabite était encore utile.
Laissez-moi commencer par ce côté utile. La campagne saoudienne
atteignit sa vitesse de croisière dans la foulée de la crise pétrolière
de 1973 qui remplit les poches du royaume de cash. Cela permit au Roi
Faysal de rembourser les religieux pour leur soutien dans son opposition
au roi Saoud. Mais, plus important, cela donna les moyens de contrer
l’appel créé par la Révolution islamique iranienne de 1979.
Je vais insister un peu sur la relation Saoudie – Iran parce c’est une motivation première du soft power
saoudien, non seulement à l’époque, mais encore maintenant.
Sous-tendant la rivalité Saoudie – Iran il y a, d’un point de vue
saoudien, la perspective d’une bataille existentielle, aiguisée par
l’incertitude au sujet de la relation du royaume avec les États-Unis.
Les officiels étasuniens ont toujours insisté sur le fait que les deux
pays ne partagent pas les mêmes valeurs, mais que leur relation repose
sur des intérêts communs. Les relations actuelles, plus fraîches, entre
Washington et Ryad, tiennent au fait que leurs intérêts divergent. La
divergence devint évidente au moment des révolutions du printemps 2011,
en particulier face aux critiques américaines à l’intervention
saoudienne au Bahreïn pour écraser une révolte, et le manque d’aide
américaine à Hosni Moubarak lorsqu’il fut renversé. L’insistance
américaine à conclure un accord avec l’Iran et permettant à ce dernier
un retour dans l’arène internationale, s’est faite malgré les fortes
objections saoudiennes.
Tout cela a provoqué l’avènement des Salman, du roi Salman et de son
puissant fils, le prince Mohammed Bin Salman, et une politique étrangère
et militaire bien plus agressive. Mais ne vous y trompez pas, la
nouvelle agressivité saoudienne n’est pas la marque d’une déclaration
d’indépendance face aux États-Unis. Au contraire, comme l’a montré
Mohammed Bin Salman dans une récente interview à The Economist,
c’est fait pour forcer les États-Unis à se réengager au Moyen-Orient
dans l’espoir que cela entraînera un retour à l’ancien statu quo,
c’est-à-dire au soutien américain envers le royaume dans l’espoir qu’il
soit la meilleure garantie de stabilité régionale. Les Saoudiens
semblent fonctionner sur la base de la théorie marxienne de la Verelendung [paupérisation, NdT],
les choses doivent empirer afin de s’améliorer. C’est ce qui explique
l’intervention au Yémen qui s’enlise, les mouvements saoudiens en Syrie
et des sources crédibles indiquant que les exercices militaires du
Royaume sont les signes avant-coureurs d’une intervention saoudienne en
Irak pour contrer les milices chiites soutenues par l’Iran.
Pour être clair, les dirigeants saoudiens, au contraire des
wahhabites, ne haïssent pas forcément les chiites mais les considèrent
comme une 5e colonne et le moyen de contrer l’Iran en
motivant les sunnites à résister et à fuir l’influence iranienne. Le
sectarisme anti-chiite aide l’Arabie saoudite à mobiliser les musulmans
et à les pousser à prendre les armes dans le cadre de la lutte contre
l’Iran pour l’hégémonie régionale. L’Arabie saoudite accuse souvent
l’Iran d’alimenter le sectarisme en soutenant les milices chiites qui
ont ciblé les sunnites en Irak, au Yémen, au Liban et en Syrie. Malgré
les déclarations saoudiennes, une recherche du Carnegie Endowment for
International Peace a conclu que la rhétorique anti-chiite était bien
plus fréquente sur internet que la rhétorique anti-sunnite.
Le fait est que l’Arabie saoudite a eu de réelles inquiétudes face à
la révolution iranienne. La chute du régime autocratique pro-américain
du Shah a laissé place à un régime révolutionnaire et enclin à exporter
sa révolution vers le Golfe. L’Iran ne s’en est pas caché. Par exemple,
le quartier général du Front islamique de libération de Bahreïn était
hébergé par le Diwan de l’Ayatollah Hussein-Ali Montazeri. Mais ce que
l’Iran cherchait à exporter était la révolution et non pas le chiisme.
Il a fallu cependant moins d’un an pour que le nationalisme fasse
oublier la révolution en Iran. Ce processus fut accéléré par l’invasion
irakienne de l’Iran, soutenue par l’Arabie saoudite, et la sanglante
guerre de 8 ans qui, parallèlement à la campagne de soft power,
marque le début d’une guerre larvée qui dure maintenant depuis plus de
40 ans, malgré quelques périodes de rémission des tensions entre
l’Arabie saoudite et l’Iran.
La détermination saoudienne à contrer la menace de la révolution
iranienne en cherchant à la vaincre plutôt qu’à la contenir, a toujours
façonné la politique saoudienne envers la république islamique et les
chiites. Il est vrai que l’Iran a constamment donné du grain à moudre en
créant le Hezbollah, en organisant des manifestations politiques
pendant le pèlerinage de la Mecque, en fomentant les attentats des tours
Khobar en 1996, pour ne nommer que quelques incidents.
Néanmoins, comme pour le pacte faustien avec le wahhabisme, la
manière dont le royaume gère ses relations avec l’Iran révolutionnaire
ne pouvait qu’entraîner un retour de bâton et faire de la république
islamique une menace existentielle. Plutôt que d’intégrer sa minorité
chiite en s’assurant que ses membres soit traités équitablement et ait
leur mot à dire dans la société, le royaume devint encore plus
suspicieux à l’égard des chiites de la province occidentale riche en
pétrole. En procédant ainsi, ils offrirent à l’Iran une chance de forger
des liens plus étroits avec les communautés chiites du Golfe.
L’experte du Moyen-Orient Suzanne Maloney a prédit que «la
variable la plus importante dans la stabilité des États avec une forte
minorité chiite, comme Bahreïn, l’Arabie saoudite, le Koweït et le
Pakistan, se trouve dans la teneur de leur politique intérieure,
particulièrement au sujet du droit des minorités». Un homme
d’affaires chiite koweïtien, qui visita l’Iran dans la foulée du
renversement du Shah en 1979, a vu la révolution comme l’ouverture d’une
nouvelle ère. «Nous sommes citoyens du Koweït, de Bahreïn, de
l’Arabie saoudite. Nous sommes chiites, pas Iraniens. Ce qui se passe en
Iran est bon pour tout le monde. Cela poussera nos gouvernements à nous
traiter équitablement», disait il à l’époque. C’était une attitude
courante, qui s’est manifestée dans le fait que des millions de chiites
sont morts en défendant l’Irak contre l’Iran au cours de la guerre
entre les deux pays.
Les paroles de l’homme d’affaire ne furent pas entendues. Au lieu de
reconnaître les plaintes légitimes de ses minorités, le royaume a accusé
l’Iran d’interférence dans ses affaires intérieures et celles de ses
alliés. Il s’est appuyé sur des dirigeants autocrates sunnites pour
garder la main sur la population chiite majoritaire dans des pays comme
l’Irak et Bahreïn.
Les États-Unis ont en effet bousculé la stratégie saoudienne en
envahissant l’Irak en 2003, ce qui amena la majorité chiite au pouvoir. A
Bahreïn, la caste dirigeante sunnite minoritaire est restée au pouvoir
grâce à une féroce répression. La récente décision saoudienne d’annuler
les 4 milliards de dollars d’aide au Liban, d’interdire aux Saoudiens de
visiter le Liban et de mettre le Hezbollah sur la liste terroriste,
constitue une tentative pour nier aux chiites libanais les chances qui
reviennent à la majorité d’une population multi-ethnique et
multi-culturelle. Les dirigeants saoudiens n’arrivent pas à reconnaître
que la perception de Téhéran comme centre du chiisme n’est pas moins
légitime que l’insistance de Riyad à être le centre du monde sunnite ou
celle d’Israël d’être le centre du monde juif.
Du coup, l’invasion de l’Irak en 2003 qui amena les chiites au
pouvoir pour la première fois, a laissé les Saoudiens incrédules. «Pour
nous, cela paraissait impossible que vous ayez fait cela. Nous avons
fait la guerre ensemble pour empêcher l’Iran d’occuper l’Irak quand
celui-ci fut renvoyé du Koweït (en 1991). Et maintenant nous livrons
tout le pays à l’Iran sans raisons», a déclaré le prince Saoud al Faysal devant une audience américaine en 2005.
De façon identique, la perception d’une menace iranienne contre la
suprématie saoudienne a poussé le prince saoudien Bandar Bin Sultan, une
pièce centrale dans la formation de la stratégie sécuritaire saoudienne
et dans sa relation avec les États-Unis, à avertir Richard Dearlove, le
responsable des services secrets britannique, le MI6, il y a déjà plus
de dix ans : «Le temps n’est pas loin au Moyen-Orient où cela sera littéralement ‘que Dieu aide les chiites’.»
Plus d’un milliard de sunnites en ont carrément assez. En octobre 2015,
le présentateur de télévision saoudien Abdulellah Al-Dosari a célébré
la mort de 300 pèlerins chiites iraniens, dont des diplomates, au cours
d’un mouvement de foule pendant le pèlerinage à la Mecque, avec ces
mots : «Rendons grâce à Allah qui a délivré l’islam et les musulmans
de leur plaie. Nous prions pour qu’Il les envoie en enfer pour
l’éternité.»
L’approche saoudienne a semé les graines pour des révoltes
domestiques intermittentes et des tentatives répétées pour affaiblir et
casser la légitimité de l’autre, elle a mis en place les conditions pour
un effort global touchant toutes les communautés musulmanes dans le
monde, pour s’assurer qu’elles sympathisent avec le wahhabisme saoudien
plutôt qu’avec les idéaux de la révolution iranienne. Le soutien
saoudien à Saddam Hussein pendant la longue et sanglante guerre de huit
ans qui opposa l’Irak à l’Iran, a encore plus empoisonné les relations
entre les deux nations, malgré quelques tentatives théoriques
d’aplanissement des différences.
Le poison était évident dans le vœu de l’Ayatollah Ruhollah Khomeiny,
dont la pensée anti-royaliste était enracinée par l’oppression du
régime du Shah qu’il avait renversé. «Les musulmans devraient
maudire les tyrans, même la famille royale saoudienne, ces traîtres du
tombeau de Dieu; que la malédiction de Dieu et de ses prophètes et anges
tombe sur eux», a espéré Khomeiny.
L’exécution de Nimr al Nimr en janvier ne visait pas seulement à
envoyer un message à l’opposition domestique et un message à l’Iran. Le
message «ne viens pas te frotter à moi» a déjà été fort et
clair. L’exécution a été la pièce d’une stratégie délibérée pour
retarder, si ce n’est perturber, l’accord nucléaire et le retour de
l’Iran sur la scène internationale. Les extrémistes iraniens ont joué le
jeu des Saoudiens en attaquant l’ambassade saoudienne. Ces mêmes
extrémistes que l’Arabie saoudite n’a pas réussi à renforcer aux
élections parlementaires iraniennes et à l’Assemblée des experts de
cette semaine, ce conseil qui élira finalement le prochain dirigeant
spirituel iranien.
La stratégie est très sensée. Le leadership régional saoudien en
vient à exploiter une fenêtre d’opportunité plutôt que de se reposer sur
le capital et la puissance pour l’asseoir. L’intérêt de l’Arabie
saoudite est de prolonger cette fenêtre d’opportunité aussi longtemps
que possible. Cette fenêtre reste ouverte aussi longtemps que les autres
puissances régionales, l’Iran, la Turquie et l’Égypte, sont dans des
états divers de délabrement. Les sanctions internationales s’en sont
longtemps chargées pour l’Iran.
Et voilà ce qui est en train de changer. L’Iran n’est peut être pas
arabe et maintient un sens de supériorité perse, mais il a des avantages
dont l’Arabie saoudite manque : une grande population, une base
industrielle, des ressources, des militaires entraînés, une culture
forte, une histoire impériale et une situation géographique qui en fait
un carrefour. La Mecque et son argent ne pourront pas tenir la
compétition, et sûrement pas en utilisant le wahhabisme.
Et voici le deuxième défi existentiel saoudien. Le rapport
coût/bénéfice du mariage saoudien au wahhabisme est en train de changer,
tant du point de vue international que domestique. Les visiteurs du
royaume dans les années 1990 pouvaient voir le slogan le progrès sans le changement affiché partout. Le fait est que de nos jours le changement est, plus que tout, la clé du progrès.
La chute des prix de l’énergie force le gouvernement saoudien à
réformer, diversifier et rationaliser l’économie du royaume. Certains
changements se voient déjà sous la forme de l’arrêt des subventions,
l’augmentation du prix des services, la recherche de sources
alternatives de revenus et d’un plus grand rôle du secteur privé et des
femmes. La baisse des charges arrive au moment même où l’Arabie saoudite
dépense sans compter pour sa nouvelle agressivité militaire et pour
soutenir financièrement des régimes comme l’Égypte qui ne tiendraient
pas sans cela. Ces réductions de charges, ces baisse de revenus et ces
réformes vont finalement changer le contrat social du pays qui assure un
bien-être social du berceau à la tombe, en échange de l’abandon des
droits politiques et de l’acceptation du pacte wahhabite et de la
répression. Des réformes qui permettraient au royaume de devenir
compétitif, c’est-à-dire devenir une économie de connaissance du XXIe
siècle seront difficiles, voire impossibles à appliquer aussi longtemps
qu’il sera coincé dans les rigidités d’une doctrine religieuse qui
regarde vers l’arrière plutôt que vers l’avant, et dont l’idéal est de
vivre de la même façon qu’à l’époque du Prophète et de ses compagnons.
L’Arabie saoudite fut réellement choquée de voir, le 11 septembre
2001, que la majorité des terroristes étaient des citoyens saoudiens. La
société saoudienne fut examinée à la loupe comme elle ne l’avait encore
jamais été. Il arrive en gros la même chose aujourd’hui dans la foulée
de l’exécution du Sheikh Nimr. Les Saoudiens s’attendaient à des
critiques sur les droits de l’homme. Le genre de critiques qui entrent
par une oreille pour ressortir par l’autre. Par contre ils ne
s’attendaient pas à ce que l’émergence d’État islamique entraîne une
condamnation du wahhabisme et du salafisme.
Du coup, le coût commence à devenir trop élevé alors même que
l’Arabie saoudite commence à être comparée à État islamique. D’ailleurs
assez justement. Le wahhabisme du XVIIIe siècle et du début du XXe
siècle, au moment de la création du second État saoudien en 1932,
ressemblait à ce qu’est État islamique aujourd’hui. L’Arabie saoudite
est ce qu’État islamique pourrait devenir s’il survivait. Même les
religieux saoudiens l’admettent, alors même qu’ils dénoncent EI comme
une déviation de l’islam.
Adel Kalbani, un ancien imam de la grande mosquée de La Mecque, le dit sans ambages : «Daesh
a adopté l’idéologie salafiste. Ce n’est pas celle des Frères
musulmans, du qutubisme, du soufisme ou de l’Ash’ari. Ils ont emprunté
leurs pensées à nos livres, ont les mêmes principes. L’origine
idéologique est le salafisme. Ils exploitent les principes tirés de nos
livres… Nous avons les même principes mais nous les appliquons de
manière plus raffinée», dit Kalbani. Mohammed Bin Salman a bien résumé le dilemme saoudien au New York Times en novembre : «Les terroristes me disent que je ne suis pas musulman. Et le monde me dit que je suis un terroriste.»
On peut effectivement se poser la question de l’efficacité du soft power
saoudien à différents niveaux. Il est vrai que la Conférence de
l’organisation islamique a soutenu l’Arabie saoudite dans son conflit
avec l’Iran. Mais seuls quatre pays ont rompu leurs relations
diplomatiques avec lui à la suite de l’attaque de l’ambassade
saoudienne. Ces quatre pays sont dépendants du royaume, Bahreïn,
Djibouti, le Soudan et la Somalie. Aucun des autres pays de Golfe ne le
fit, même si certains ont quand même diminué leur niveau de relation.
Seule la décision du Soudan dépasse le niveau symbolique en menaçant de
perturber la logistique iranienne dans la région. Le Soudan fut remercié
par une promesse de 5 milliard de dollars en aide militaire, dont une
partie sera prise sur celle promise au Liban. De même, les États du
Golfe ont suivi l’Arabie saoudite en conseillant à leurs citoyens de ne
pas aller au Liban à cause du Hezbollah, la milice chiite.
Pourtant, le risque potentiel d’identification du wahhabisme et du salafisme à État islamique grandit.
Deux importants partis politiques hollandais ont récemment demandé au
gouvernement s’il existait une base légale pour rendre les institutions
et écoles wahhabites et salafistes financées par les saoudiens et les
Koweïtiens illégales. Cette question survient après que les jeunes
sortis de ces institutions refusent de plus en plus tout contact avec la
société hollandaise et qu’une minorité d’entre eux aient rejoint EI en
Syrie. Le gouvernement n’a pas encore répondu à ces questions.
Néanmoins, imaginez un scénario dans lequel l’interdiction serait
édictée, portée au tribunal et considérée comme valide par ce tribunal.
La prochaine étape serait l’interdiction de tout financement saoudien et
l’expulsion de l’attaché religieux saoudien. Le genre de développement
que l’État saoudien ne peut pas se permettre.
Le risque fut aussi visible lorsque le vice chancelier allemand,
Sigma Gabriel, au cours d’une rare attaque contre l’Arabie saoudite de
la part d’un dirigeant occidental, a accusé le royaume de financer les
communautés et mosquées extrémistes, faisant courir un risque
sécuritaire, et averti que cela devait cesser. «Nous devons dire
clairement aux saoudiens que cette époque est terminée. Les mosquées
wahhabites sont financées par l’Arabie saoudite dans le monde entier. En
Allemagne, de nombreux islamistes qui sont une menace pour la sécurité
publique viennent de ces communautés», a-t-il déclaré.
L’attitude internationale envers le sectarisme saoudien et ses
guerres par procuration contre l’Iran, est en train de changer alors que
les renseignements et les analystes politiques occidentaux en arrivent à
la conclusion que la crise syrienne est due en partie à l’indulgence de
la communauté internationale envers le prosélytisme wahhabite saoudien.
John Brennan, le directeur de la CIA, a essayé, en vain, de convaincre
l’Arabie saoudite d’arrêter de financer les combattants islamistes
sunnites, au cours d’une réunion des chefs des services de
renseignements en 2011 à Washington. Un conseiller de Brennan a raconté
que les Saoudiens avaient ignoré la demande de Brennan : «Ils sont
repartis chez eux, ont accentué leurs efforts envers les extrémistes et
nous ont demandé une aide technique. Nous avons dit d’accord et nous
nous sommes retrouvés à renforcer ainsi les extrémistes.»
La relation complexe entre les Al Saoud et le wahhabisme entraîne des
dilemmes politiques pour le gouvernement d’Arabie saoudite, complique
sa relation avec les États-Unis et son approche des différentes crises
au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, surtout la Syrie, État islamique
et le Yémen. L’historien Richard Bulliet nous explique que «le roi
Salman est face à un choix difficile. Va-t-il faire ce qu’Obama, Hillary
Clinton et de nombreux Républicains veulent qu’il fasse, c’est-à-dire
diriger une alliance sunnite contre EI ? Ou va-t-il continuer à ignorer
la Syrie, à attaquer les chiites au Yémen et laisser ses sujets
continuer à alimenter en argent et en vie la guerre du califat d’EI
contre le chiisme ? Le premier choix risque d’alimenter la révolte, qui
pourrait devenir fatale, à l’intérieur du royaume. Le second contribue à
alimenter le sentiment que l’Arabie saoudite est insensible aux crimes
commis dans le monde au nom de l’islam sunnite. Prédiction : d’ici cinq
ans, soit l’Arabie saoudite aura aidé à vaincre EI, soit elle le sera
devenue.»
Les problèmes des Al Saoud sont amplifiés par le fait que le clergé
saoudien s’emmêle du fait qu’il soit vendu au régime tout en ayant des
fortes affinités avec l’islam militant. L’intellectuel saoudien Madawi
Al-Rasheed explique que le sectarisme qui sous-tend la campagne
anti-Iran renforce la stabilité du régime parce qu’elle assure «une société divisée,
incapable des solidarités fortes nécessaires pour demander des réformes
politiques […] Les divisions sont accentuées par la promotion par le
régime d’un nationalisme religieux, ancré dans des enseignements
wahhabites qui sont intolérants à la diversité religieuse […] La dissidence se concentre alors sur les conflits régionaux, tribaux et sectaires».
Les problèmes sont aussi évidents dans l’approche vis-à-vis de la
Syrie. Un décret royal interdisant aux Saoudiens d’apporter de l’aide
morale ou matérielle à EI ou aux groupe affiliés à Al-Qaida en Syrie fut
contrecarré un an plus tard par une déclaration faite par 50 religieux
appelant les musulmans sunnites à s’unir contre la Russie, l’Iran et le
régime d’Al-Assad. La déclaration décrit les groupes luttant contre
Assad comme des guerriers saints, déclaration vue comme une reconnaissance des groupes djihadistes.
De même, l’intervention saoudienne au Yémen, dont le but est de
vaincre les Houthis, le seul groupe ayant repoussé les avancées
d’Al-Qaida dans le pays, mais qui a aussi menacé le rôle dominant du
royaume dans la politique yéménite a, de facto, transformé l’aviation
saoudienne en une aviation djihadiste permettant ainsi à Al-Qaida de
s’étendre dans le pays.
Que Bulliet se trompe ou pas dans sa prédiction, le wahhabisme n’est
pas ce qui permettra à l’Arabie saoudite de maintenir son hégémonie
régionale. En réalité, tant que le wahhabisme est un acteur dominant du
royaume, l’Arabie saoudite risque de perdre sa bataille pour
l’hégémonie. En bout de course, c’est le chaos final. L’enjeu sera
existentiel pour le pays.
L’Iran pose une menace existentielle, non pas parce qu’il se projette
encore comme un État révolutionnaire, mais tout simplement par ce qu’il
est, son capital qu’il peut faire fructifier et les défis intrinsèques
qu’il représente. Mais tout aussi existentiel est le fait que le
wahhabisme risque fortement de devenir un handicap interne et externe
pour les Al Saoud. L’avenir est sombre et ne le sera pas plus s’ils
abandonnent le wahhabisme comme base légitime de leur pouvoir absolu.
Traduit par Wayan pour le Saker