D’aucuns considèrent aujourd’hui que "la
transition démocratique" de la Tunisie aurait connu un tour différent si
le brillant juriste Mohamed Charfi avait été vivant en 2011. Ses
analyses fines et rigoureuses, sa passion pour la liberté, son
attachement à la raison auraient sans le moindre doute pesé dans les
débats sur l’Islam et sur la réforme constitutionnelle, s’il n’avait pas
disparu en 2008. Dans cet extrait qui a une coloration prémonitoire,
l’auteur d’ « Islam et liberté : Le malentendu historique » paru aux
éditions Albin Michel en 1999, nous livre son opinion sur le projet
politique des islamistes désormais au pouvoir, en s’appuyant notamment
sur les articles parus dans l’ancienne revue d’Ennahdha, Al Maàrifa. Ce
rappel instructif des fondements de la doctrine des islamistes à travers
le regard de Charfi nous permet de bénéficier de l’analyse que l’auteur
nous a livrée par avance sur la scène politique actuelle.
Mohamed Charfi – En réalité, les islamistes ont une
revendication : l’application de la charia ; et deux phobies :
l’Occident et la femme. Pour réaliser l’intensité de leur aversion à
l’égard de l’Occident, et tout ce qui est occidental ou ce qu’ils
appellent les esprits occidentalisés, il faut lire la revue Al Maàrifa
que les intégristes tunisiens ont publiée entre 1972 et 1979 en toute
liberté quand Bourguiba et son régime les encourageaient pour qu’ils les
aident à mieux réprimer la gauche, les syndicalistes et les démocrates.
A l’époque, ces islamistes n’avaient pas encore appris l’art du camouflage et du double langage ; ils écrivaient ce qu’ils pensaient.
Pour eux, la liberté et la démocratie sont des « idoles », l’Occident
a inventé le christianisme et le communisme qui sont aujourd’hui tous
les deux manipulés par le sionisme. C’est pour servir le complot
sioniste que Freud, Darwin, Marx et Durkheim ont inventé la
psychanalyse, la psychologie et la sociologie. Des penseurs tels que
Descartes, Kant, Locke, Bachelard, Bergson, Sartre, Gide, Nietzsche sont
cités en vrac et leurs pensées caricaturées en une phrase, parfois deux
mots, pour être vite et vigoureusement dénoncées. Les sciences humaines
sont rejetées en bloc. En même temps qu’il a propagé le mépris et la
haine vis-à-vis de l’Occident, l’islamisme tunisien des années 1970 a
développé à son égard les chimères les plus apocalyptiques. Il s’est
bercé de l’illusion que l’Occident allait à sa perte, notamment à cause
de la liberté de mœurs.
Avec l’Occident, le second diable est la femme. La revue Al Maàrifa,
qui a été dirigée par Ghannouchi lui-même, les dernières années de sa
parution, réduit le rôle social à la tenue de la maison et développe à
son égard un discours de haine dont on a de la peine à s’imaginer qu’il
puisse être tenu à la fin du XXe siècle. Pour en donner un petit aperçu,
il suffit de rappeler que cette revue cite un hadith attribué au
Prophète selon lequel il aurait dit : « La seule source de conflits et
de désordres (fitna) que je laisse après moi, pour les hommes,
ce sont les femmes » ; ou encore : « On m’a montré l’Enfer, j’y ai
trouvé une majorité de femmes… Vous pouvez faire du bien à une femme
toute votre vie ; mais si, un jour, vous faites quelque chose qui lui
déplaît, elle vous dira que vous n’avez jamais été bon avec elle ».
El Maàrifa considérait Saïed Kotb et El Mawdoudi comme les théoriciens du mouvement islamiste moderne.
Pour l’Egyptien Saïed Kotb, « les courants philosophiques dans leur
totalité, les courants de la psychologie dans leur totalité… les études
sur la morale dans leur totalité… les doctrines sociales dans leur
totalité… font partie de la pensée de la Jahilia, c’est-à-dire
de la pensée non islamique – dans le passé comme à l’époque moderne -,
une pensée influencée directement par les croyances anté-islamiques.
D’une façon explicite ou d’une manière sournoise, la plupart de ces
théories, probablement toutes ces théories, sont fondées sur des racines
méthodologiques d’hostilité à la vision islamique en particulier. Le
mythe de la culture patrimoine de l’humanité qui n’a ni patrie, ni race,
ni religion n’est juste que pour les sciences exactes et leurs
applications scientifiques sans qu’on puisse dépasser ce domaine pour
atteindre les explications philosophiques de la nature de l’être humain,
de ses activités, de son histoire, ni la littérature, l’art et toutes
les expressions poétiques. Ce sont certains des pièges de la juiverie
mondiale ». Il faut donc rejeter tout ce qui n’est pas islamique.
Mais, même dans le patrimoine islamique, il faut opérer des
distinctions. Pour le pakistanais Mawdoudi, en effet, après les quatre
Califes sages, c’est-à-dire une trentaine d’années après la mort du
Prophète, « s’est introduit en terre d’islam un mélange de philosophie,
de littérature et de sciences venu de Grèce, d’Iran et des Indes. Ainsi
ont vu le jour les conceptions mu’tazilites, les courants qui tendent à
introduire le doute et l’athéisme… d’où la discorde et la multiplication
des factions… et la naissance de la danse, de la musique, de la
peinture qui sont des arts non islamiques qui ont été encouragés par
ceux à qui il était interdit de s’adonner à ces arts vilains ».
Ce rejet global de tout ce que l’esprit humain a produit en dehors de
la sphère islamique et même dans la sphère islamique s’il a été
postérieur à l’époque du Prophète et des quatre Califes sages amène à
rejeter, entre autres, la démocratie et tout esprit démocratique.
Mawdoudi et Saïed Kotb ont construit les fondements de l’islamisme
politique contemporain à partir de prémisses qui valent la peine d’être
rappelées. Pour ces auteurs, l’islam a libéré l’homme en remplaçant la
soumission de l’homme à l’homme par la soumission de l’homme à Dieu. Le
terme de soumission n’est pas assez fort pour traduire ouboudia qui signifie esclavage. Il n’y a de soumission qu’à Dieu qui, seul, a le pouvoir. Sinon, ce sera la « déification de l’homme ».
Saïed Kotb est clair sur ce point : « Déclarer que seul Dieu est Dieu
pour l’ensemble de l’univers signifie la révolution globale contre
toute attribution de pouvoir à l’être humain sous quelque forme ou
régime que ce soit, la révolte totale, sur l’ensemble de la terre,
contre toute situation où le pouvoir appartient aux hommes de quelque
manière que ce soit. En d’autres termes, il faut se révolter contre
toute situation où on déifie l’homme d’une manière ou d’une autre. Tout
régime qui fonde la souveraineté sur la volonté des hommes est un régime
qui déifie l’homme au lieu de Dieu ». L’homme n’est libre que s’il est
l’esclave de Dieu. « La soumission à Dieu est le sommet de la
libération ». « Sur la scène politique, il y a le parti de Dieu… parti
unique, ils ne peuvent être plusieurs… les autres partis sont tous les
partis du diable ou des despotes malfaisants ».
Les dirigeants intégristes tunisiens, tout en affirmant que ces
auteurs sont les penseurs principaux du renouveau islamique, tout en
nourrissant leurs adeptes de cette littérature, s’abstiennent, dans
leurs déclarations publiques, de reprendre à leur compte des propos
aussi clairs. Seule une fraction d’entre eux ose aller aussi jusqu’au
bout de la logique doctrinale.
Ce sont les militants du PLI (Parti de la libération islamique) qui ont le « mérite » d’être clairs et conséquents et d’éviter le double langage.
En 1990, ce parti a publié en Tunisie et largement distribué, dans le
milieu des étudiants de tous les établissements d’enseignement
supérieur et même dans certains lycées secondaires, un opuscule signé du
pseudonyme d’Abdelkadim Zalloum. Le livre porte sur sa couverture la
mention de l’édition par le PLI, le titre : La Démocratie, régime d’athéisme et le sous-titre : « C’est un péché de l’adopter, de l’appliquer ou d’appeler à l’instaurer ».
Pour n’avoir pas à le résumer on se contentera de quelques
citations :
« La démocratie est une innovation de l’Occident mécréant… Elle n’a aucun rapport ni de près ni de loin avec l’islam… Elle contredit l’islam dans son essence et dans ses règles » (p. 1).
Elle est « la séparation de la religion et de la vie » (p. 8).
Elle a été « inventée par le cerveau des hommes et non révélée par Dieu dans aucune religion » (p. 12).
« Le régime représentatif, les élections, la souveraineté populaire sont de purs mensonges, des falsifications des faits (p. 16).
« La plus grande catastrophe du monde est l’invention de la théorie des libertés publiques, car elle entraine la dérive de la licence, de la liberté sexuelle et de l’homosexualité… l’humanité est ainsi rabaissée à un niveau plus bas que les animaux car ces derniers n’atteignent pas le même niveau de licence sexuelle » (p. 20).
« La démocratie est une innovation de l’Occident mécréant… Elle n’a aucun rapport ni de près ni de loin avec l’islam… Elle contredit l’islam dans son essence et dans ses règles » (p. 1).
Elle est « la séparation de la religion et de la vie » (p. 8).
Elle a été « inventée par le cerveau des hommes et non révélée par Dieu dans aucune religion » (p. 12).
« Le régime représentatif, les élections, la souveraineté populaire sont de purs mensonges, des falsifications des faits (p. 16).
« La plus grande catastrophe du monde est l’invention de la théorie des libertés publiques, car elle entraine la dérive de la licence, de la liberté sexuelle et de l’homosexualité… l’humanité est ainsi rabaissée à un niveau plus bas que les animaux car ces derniers n’atteignent pas le même niveau de licence sexuelle » (p. 20).
« La société occidentale est une société d’homosexuels et de lesbiennes » (p. 22). « Elle est puante » (p. 23).
Elle a ourdi un complot contre l’islam en essayant de semer les
germes de sa culture chez nous (p. 25) à travers « nos intellectuels
occidentalisés » (p. 28) qui prétendent que « l’islam, lui aussi,
contient démocratie et droits de l’homme… alors qu’il est parfaitement
incompatible avec eux ». Dans l’islam, la souveraineté appartient à
Dieu, pas au peuple. Si le peuple permet, par exemple, les rapports hors
mariage, même s’il est unanime sur ce point, cela n’a aucune valeur.
La minorité qui n’est pas d’accord sur ces dérives « a le droit de les combattre en tuant jusqu’à extirper le mal » (p. 46).
Le seul mode de gouvernement légitime est le califat. Le calife peut consulter un parlement, mais, à la fin, il « décide tout seul selon la loi de Dieu » (p. 51). « Il n’y a pas de liberté publique dans l’islam » car l’homme est « lié pour tout ce qu’il doit faire et ne pas faire » (p. 55).
La minorité qui n’est pas d’accord sur ces dérives « a le droit de les combattre en tuant jusqu’à extirper le mal » (p. 46).
Le seul mode de gouvernement légitime est le califat. Le calife peut consulter un parlement, mais, à la fin, il « décide tout seul selon la loi de Dieu » (p. 51). « Il n’y a pas de liberté publique dans l’islam » car l’homme est « lié pour tout ce qu’il doit faire et ne pas faire » (p. 55).
Quand on apprend que les militants du GIA ont tué en Algérie des
moines qui priaient dans un monastère ou que ces militants ont égorgé
des femmes enceintes, des bébés ou des vieillards, on pense que rien ne
peut expliquer cette sauvagerie, que ce vent de folie est d’origine
mystérieuse. En fait, il n’y a rien de mystérieux ; la littérature dont
ces gens ont été nourris suffit à expliquer le comportement de ces
militants qui ont subi des lavages de cerveau. On les a convaincus
qu’ils sont investis de la mission divine de nettoyer la terre de tout
ce qui est « puant » et que, ce faisant, ils se garantissent une place
au paradis.
On se rappelle que Ali Belhaj déclarait dans ses discours enflammés, lors de la campagne électorale algérienne de 1991, que« la démocratie est un péché ».
Les défenseurs des intégristes s’ingénient à essayer d’atténuer la
portée de ce genre de propos gênants, en disant que c’est une
déclaration irréfléchie, que le verbe a dépassé la pensée, et qu’on
serait donc mal venu, voire de mauvaise foi, de s’y accrocher et d’en
tirer des conclusions. Pourtant, il est indéniable que c’est là, en
fait, l’expression la plus fidèle de la doctrine islamiste.
Cette doctrine a été propagée en Tunisie à travers la revue El Maàrifa
et dans les cercles de discussion des mosquées. Cet effort de
propagande a porté ses fruits sur la jeunesse estudiantine des années
1980. A côté des portraits géants de Khomeiny, on pouvait lire sur les
grandes banderoles à l’occasion des meetings organisés très fréquemment
pendant cette période par les islamistes, sur le campus de Tunis, des
slogans du genre : « Ni droite ni gauche, la solution est l’islam »,
« Ni occidental ni oriental, notre État sera islamique », « Non à
l’invasion culturelle », « Non aux solutions importées », « Non aux
symboles de la culture de l’échec : Taha Hussein, Mohamed Abdou,
Ataturk ».
Qu’ils rejettent Ataturk, cela fait partie de leur idéologie et c’est
donc compréhensible. Qu’ils rejettent Taha Hussein, un des esprits
arabes les plus brillants de ce siècle, c’est regrettable. Mais qu’ils
rejettent aussi Mohamed Abdou, qui a été un réformateur très modéré et
un brillant défenseur de l’islam, c’est tout simplement aberrant.
Que les islamistes veuillent aujourd’hui raviver l’adversité
millénaire entre le croissant et la croix au lieu du dialogue fraternel
et fructueux qui commence à s’instaurer entre les religions, qu’ils
s’opposent à tout progrès et qu’ils s’agrippent aux vieilles traditions,
c’est leur affaire s’ils n’utilisent que des moyens pacifiques et s’ils
se placent toujours sur le plan du débat d’idées. Mais il se fait que
leur stratégie comme leurs moyens sont autres.
Mohamed
Charfi, né en 1936 et décédé en 2008, était un intellectuel tunisien.
Brillant juriste, il était professeur de droit à l’Université de Tunis.
Il fut également l’une des plus éminentes figures de la défense des
droits de l’Homme en Tunisie. Dans son ouvrage « Islam et liberté : le
malentendu historique », Mohamed Charfi a mené une analyse rigoureuse de
la relation entre la doctrine islamique à travers les siècles et la
notion de liberté.
Source : http://fr.institut-kheireddine.org/2012/12/le-programme-des-integristes-ou-ennahdha-vue-par-mohamed-charfi/