La vengeance est le moteur psychologique de la guerre. Les victimes
en sont la monnaie de sang. Leurs corps servent à sanctifier des actes
de meurtre indiscriminés. Ceux définis comme l’ennemi et ciblés pour
être massacrés sont déshumanisés. Ils ne sont pas dignes d’empathie ou
de justice. La pitié et la peine sont l’apanage des nôtres. Nous faisons
vœu d’éradiquer une masse déshumanisée incarnant le mal absolu. Les
estropiés et les morts de Bruxelles ou de Paris et les estropiés et les
morts de Raqqa ou de Syrte perpétuent les mêmes convoitises sinistres.
Nous sommes tous l’État islamique.
“La violence n’engendre que de la violence”, écrit Primo Levi, « dans un mouvement pendulaire qui grandit avec le temps au lieu de s’amortir ».
Le jeu du je-te-tue-tu-me-tues ne cessera qu’après
épuisement, lorsque cette culture de mort nous aura brisés
émotionnellement et physiquement. Nous utilisons nos drones, nos avions
de chasse, nos missiles et notre artillerie pour éventrer des murs et
des plafonds, exploser des fenêtres et tuer ou blesser ceux qu’ils
abritent. Nos ennemis portent des explosifs au peroxyde dans des valises
ou des gilets explosifs et pénètrent dans des terminaux d’aéroports,
des salles de concert, des cafés ou des stations de métro pour nous
faire exploser, et bien souvent eux avec. S’ils possédaient notre niveau
de technologie de mort, ils seraient bien plus efficaces. Mais ce n’est
pas le cas. Leurs tactiques sont plus brutes, mais nous ne sommes pas
moralement différents. T.E. Lawrence a appelé ce cycle de violence : « les anneaux de la tristesse ».
La religion chrétienne épouse la notion de “guerre sainte”,
avec autant de fanatisme que l’Islam. Nos croisades valent le concept du
jihad. Lorsque la religion sert à sanctifier le meurtre, il n’y a
aucune règle. C’est une lutte entre la lumière et l’obscurité, le bien
et le mal, Satan et Dieu. Le discours rationnel est banni. Et « le sommeil de la raison », comme dit Goya, « engendre des monstres ».
Les drapeaux, les chants patriotiques, la déification du guerrier et
les balivernes sentimentales noient la réalité. Nous communiquons à
l’aide de clichés creux et insensés, d’absurdités patriotiques. La
culture de masse sert à renforcer le mensonge selon lequel nous sommes
les vraies victimes. Elle travestit le passé pour le faire se conformer
au mythe héroïque national. Nous sommes censés être les seuls à posséder
la vertu et le courage. Nous sommes les seuls à avoir le droit de
vengeance. Nous sommes hypnotisés et plongés dans une somnolence
commune, un aveuglement orchestré par l’État.
Ceux que nous combattons, n’ayant pas accès à nos machines
industrielles de mort, tuent de près. Mais tuer à distance ne nous rend
pas moins moralement déformés. Les tueries à longue distance, incarnées
par les opérateurs de drones des bases militaires aériennes US, qui
rentrent diner chez eux, sont tout aussi dépravées. Ces techniciens
opèrent la vaste machinerie de la mort avec une terrifiante stérilité
clinique. Ils dépersonnalisent la guerre industrielle. Ils sont les « petits Eichmann ». Cette bureaucratie organisée de la mort est l’héritage le plus marquant de l’Holocauste.
Nous torturons des prisonniers kidnappés, beaucoup captifs depuis des années, dans des sites secrets. Nous entreprenons des « assassinats ciblés » de
soi-disant cibles de haute valeur. Nous abolissons les libertés
civiles. Nous causons le déplacement de millions de familles. Ceux qui
nous combattent font pareil. Ils torturent et décapitent — reproduisant
ainsi le style d’exécution des croisés chrétiens — avec leur propre
marque de sauvagerie. Ils règnent en despotes. Douleur pour douleur.
Coup pour coup. Horreur pour horreur. Cette folie présente une symétrie
redoutable. Elle se justifie par la même perversion religieuse. Il
s’agit du même abandon de ce que signifie être humain et juste.
Comme l’a écrit le psychologue Rollo May:
« Au début de chaque guerre… nous transformons rapidement notre ennemi à l’image du démon; puis, puisque c’est le diable que nous combattons, nous pouvons nous mettre sur le pied de guerre sans nous poser les questions gênantes et spirituelles que la guerre soulève. Nous n’avons plus à faire face à la réalisation que ceux que nous tuons sont des personnes comme nous. »
Les tueries et les tortures, plus elles durent et plus elles
contaminent leurs auteurs et la société qui avalise leurs actes. Elles
privent les inquisiteurs professionnels et les tueurs de la capacité de
ressentir. Elles nourrissent l’instinct de mort. Elles propagent la
blessure morale de la guerre.
22 vétérans de l’armée US se suicident chaque jour. Ils le font sans
ceinture explosive. Mais ils ont en commun, avec les kamikazes, le
besoin urgent de quitter le monde et le rôle sordide qu’ils y ont joué.
“Il vaut mieux souffrir certaines injustices que les commettre”,
comme l’avaient compris Albert Camus et Emmanuel Kant. Mais les
politiciens, les experts et la culture de masse considèrent cette
sagesse comme une faiblesse. Ceux qui parlent sainement, comme Euripide
avec son chef d’œuvre anti-guerre « les Femmes de Troie », sont vilipendés et bannis.
Qui sommes-nous pour condamner les meurtres indiscriminés de civils?
Avons-nous oublié nos bombardements des villes allemandes et japonaises
lors de la seconde guerre mondiale, qui tuèrent 800 000 civils, femmes,
enfants et hommes ? Et ces familles oblitérées à Dresde (135 000 morts),
à Tokyo (97 000 morts), Hiroshima (80 000 morts) et Nagasaki (66 000
morts) ? Et ces trois millions de civils morts après notre passage au
Vietnam ?
Nous avons largué 32 tonnes de bombes par heure sur le Nord-Vietnam
entre 1965 et 1968 — des centaines d’Hiroshima. Et, comme Nick Turse
l’écrit dans son livre “Kill Anything That Moves: The Real American War in Vietnam (Tuez tout ce qui bouge : la véritable guerre US au Vietnam)”, “
ce tonnage ne tient pas compte des « millions de litres de défoliants
chimiques, des millions de kilos de gaz chimiques, et des innombrables
bidons de napalm, bombes en grappe, balles explosives, bombes
coupe-marguerites qui effaçaient tout sur une surface de 10 terrains de
football, des missiles anti-personnel, explosifs, incendiaires, des
millions de grenades, et de la myriade de mines différentes”.
Avons-nous oublié les millions qui sont morts dans nos guerres
directes et par procuration aux Philippines, au Congo, au Laos, au
Cambodge, au Guatemala, en Indonésie, au Salvador et au Nicaragua?
Avons-nous oublié le million de morts en Irak et les 92 000 morts en
Afghanistan ? Avons-nous oublié les presque 8 millions que nous avons
chassés de leur foyers en Irak, en Afghanistan, au Pakistan et en Syrie ?
Il y a eu 87 000 sorties ariennes de la coalition au-dessus de l’Irak
et de la Syrie depuis le début de la campagne aérienne contre l’État
islamique. Il s’agit du tout dernier chapitre de notre guerre
perpétuelle contre les damnés de la terre.
La France c’est aussi le deuxième exportateur mondial d’armement en 2015! (avec l’Arabie Saoudite en premier acheteur, pour 10,3 milliards d’euros de contrats en 2015) |
Comment pouvons-nous nous indigner vis-à-vis de la destruction de
monuments culturels comme Palmyre par l’État islamique alors que nous
avons nous-mêmes laissé tant de ruines ? Comme Frederick Taylor le
souligne dans son livre « Dresden », durant la seconde Guerre Mondiale et le bombardement de l’Allemagne nous avons détruit d’innombrables « églises, palais, bâtiments historiques, bibliothèques, musées », y compris « la maison de Goethe à Francfort » et les « os de Charlemagne de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle », ainsi que « l’irremplaçable contenu de la bibliothèque d’État vieille de 400 ans de Munich ».
Se rappelle-t-on qu’en une seule semaine de bombardement durant la
guerre du Vietnam, nous avons oblitéré la majeure partie du complexe de
temples historique de My Son ? Avons-nous oublié que notre invasion de
l’Irak a causé l’incendie de la Bibliothèque nationale, le pillage du
Musée national et la construction d’une base militaire sur le site de
l’ancienne Babylone ? Des milliers de sites archéologiques ont été
détruits en raison de nos guerres en Irak, en Syrie, en Afghanistan et
en Libye.
Nous avons perfectionné la technique du meurtre de masse aérien et de la destruction massive que nous appelons “tapis de bombes”, « bombardement à saturation », « bombardement de zone », « bombardement d’oblitération », « bombardement massif », ou dans sa dernière version « terreur
et effroi » [« Shock and Awe » en anglais, le nom de la campagne de
terreur mise en place contre l’Irak lors de son invasion en 2003].
Nous avons créé, à travers notre richesse nationale, les systèmes de
gestion et de technologie que le sociologue James William Gibson
appelle « technoguerre ». Que furent les attaques du 11
septembre sinon une réponse aux explosions et aux morts que nous avons
semés sur la planète ? Nos assaillants se sont exprimés à l’aide du
langage dément que nous leur avons enseigné. Et, comme les assaillants
de Paris et Bruxelles, ils savaient parfaitement comment nous
communiquons.
Les marchands de mort et les fabricants d’armes font partie de la
poignée d’individus qui en profite. Nous sommes, pour la plupart, pris
dans un cycle de violence qui ne cessera pas tant que l’occupation US du
Moyen-Orient perdurera, qui ne cessera pas avant que nous ayons appris à
parler dans une langue autre que le cri de guerre, de meurtre et
d’annihilation primitif. Nous recouvrerons un langage humain lorsque
nous en aurons eu assez, lorsque trop des nôtres seront morts pour le
maintien de ce jeu. Les victimes continueront à être principalement des
innocents, piégés entre des tueurs sortis de la même matrice.
Chris Hedges
Article original publié en anglais sur le site de truthdig.com, le 27 mars 2016. Christopher Lynn Hedges (né le 18 septembre 1956 à Saint-Johnsbury, au Vermont) est un journaliste et auteur américain. Récipiendaire d’un prix Pulitzer, Chris Hedges fut correspondant de guerre pour le New York Times pendant 15 ans. Reconnu pour ses articles d’analyse sociale et politique de la situation américaine, ses écrits paraissent maintenant dans la presse indépendante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a également enseigné aux universités Columbia et Princeton. Il est éditorialiste du lundi pour le site Truthdig.com.
Traduction: Nicolas Casaux
Source : Le Partage, Chris Hedges, 11-04-2016
http://www.les-crises.fr/nous-sommes-tous-letat-islamique-par-chris-hedges/
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