FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Après le coup d’Etat
manqué en Turquie, Erdogan se rapproche de Poutine tandis que Moscou et
Washington semblent avoir trouvé un équilibre en Syrie. Pour le général
Pinatel, les Etats européens devraient tenir compte de cette nouvelle
donne.
Le général (2S) Jean-Bernard Pinatel est expert en géostratégie et en intelligence économique. Il tient le blog Géopolitique – Géostratégie. Il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont Carnets de guerres et de crisesaux Éditions Lavauzelle en 2014.
FIGAROVOX. – Recep Erdogan devrait rencontrer Vladimir
Poutine en août dans la capitale russe. La Turquie est historiquement la
base avancée du Sud de l’Alliance atlantique. Dans quelle mesure la
nouvelle alliance entre Moscou et Ankara pourrait perturber l’OTAN?
Général (2S) PINATEL. – L’OTAN est une organisation
issue de la Guerre froide entre l’URSS et l’Occident démocratique. Son
maintien et son extension aux anciens pays de la CEI procède de la
volonté des Etats-Unis de conserver ouvert le fossé entre l’Europe et la
Russie. En effet si l’Europe et la Russie étaient alliées, elles leur
contesteraient la primauté mondiale qu’ils ont acquise en 1990 à
l’effondrement de l’URSS et qu’ils veulent conserver à tout prix. Mais
la menace islamique a changé la donne. Cette menace, présente en Russie
depuis les années 1990, s’est étendue à l’Europe en juin 2014 avec la
proclamation du Califat par l’irakien Al Bagghadi puis récemment en
Turquie quand Erdogan a dû fermer sa frontière à Daech après les
attentats commis en France et les pressions que les Américains ont du
faire sur Ankara pour ne pas perdre le soutien de l’opinion européenne.
Dans ce contexte d’actes terroristes meurtriers, la déstabilisation
du régime syrien et son remplacement par un régime plus favorable aux
intérêts américains, européens, saoudiens et qataris passe au second
plan face à l’urgence de maîtriser ce nouveau Califat qui menace la
stabilité du Moyen-Orient et favorise la montée en puissance des partis
nationalistes anti-atlantistes en Europe. Par ailleurs, l’intervention
massive et victorieuse de la Russie en septembre 2015 pour soutenir son
allié syrien contraste avec les hésitations ou le double jeu des
Etats-Unis qui essaient de ménager tout le monde. Ils se condamnent
ainsi à une faible efficacité opérationnelle qui, finalement, inquiète
leurs alliés traditionnels et les poussent à ménager la Russie. Enfin
les liens et les enjeux économiques entre la Russie et la Turquie sont
très importants malgré une opposition géopolitique historique .
Plus que le rapprochement entre Moscou et Ankara, ce qui fragilise
cette organisation, ce sont ces récents événements. Ils font la
démonstration éclatante aux yeux des Français et des Européens que
l’OTAN ne sert à rien face à la menace islamiste. En revanche, la guerre
efficace que mêne la Russie contre l’Etat islamique fait penser à de
plus en plus de français et d’hommes politiques que la Russie est notre
meilleur allié. Et cette évidence, acquise dans la douleur de nos 234
morts et de nos 671 blessés depuis 2012, devrait non seulement perturber
l’Otan mais conduire à sa disparition ou à son européanisation complète
car son maintien en l’état ne sert que des intérêts qui ne sont pas
ceux de la France.
Que se passe-t-il aujourd’hui en Syrie? Russes et Américains
semblent se rapprocher ou à tout le moins se coordonner davantage,
notamment sur la question du Front Al-Nosra, très présent près d’Alep.
Un nouvel équilibre dans la région est-il en train de se constituer?
Dès leur intervention en septembre 2015 sur le théâtre syrien, les
Russes ont proposé aux Américains de coordonner leurs frappes contre
Daech et Al Nostra. Mais les Américains ont refusé car au niveau
politique, Obama voulait maintenir la fiction qu’il existait encore un
potentiel de forces modérées sur le territoire syrien qui n’avaient pas
été absorbées ou qui ne s’étaient pas alliées à Al-Nostra et qui ainsi
pourraient prétendre, un jour, à être partie prenante à la table de
négociation. C’est clairement une fiction contestée non seulement par la
Russie, mais par d’autres voix y compris aux Etats-Unis. Ces experts
affirment que les unités qui existent encore en Syrie servent
d’interface avec Al Nostra à qui elles revendent les armes qu’elles
reçoivent via la CIA. C’est le bombardement d’une de ces bases en Syrie
par la Russie, qui a eu l’habileté de prévenir les Américains à l’avance
pour qu’ils puissent retirer en urgence les agents de la CIA présents,
qui a permis ce rapprochement opérationnel. Il est clair qu’un nouvel
équilibre est en voie de se constituer au Moyen-Orient. La Russie qui y a
été historiquement présente est de retour en force. La Chine, et c’est
une nouveauté, y pointe plus que son nez et la France qui y avait une
position privilégiée de médiation, l’a perdue par suivisme des
Etats-Unis.
Quelle pourrait être la place de l’Europe dans les relations
avec ces deux grands pays que sont la Russie et la Turquie? Peut-on
imaginer un nouvel équilibre sécuritaire aux marches de l’Europe?
C’est vrai, nos portes orientales sont verrouillées par la Russie et la Turquie.
Avec la Russie nos intérêts économiques et stratégiques sont
totalement complémentaires. La France a une longue histoire d’amitié
avec la Russie que symbolise à Paris le pont Alexandre III et plus
récemment l’épopée de l’escadrille Normandie Niemen que le Général de
Gaulle avait tenu à envoyer en Russie pour matérialiser notre alliance
contre le nazisme. Je rappelle aussi que c’est parce que l’armée
allemande était épuisée par trois ans de guerre contre la Russie et la
mort de 13 millions de soldats russes et de 5 millions d’allemands que
le débarquement de juin 1944 a pu avoir lieu. Ce rappel ne veut en aucun
cas minimiser le rôle des Etats-Unis et le sacrifice des 185.924
soldats américains morts sur le sol européen. Mais la volonté des
Etats-Unis de restaurer un climat de Guerre froide en Europe qui se
développe notamment au travers de l’OTAN ne sert que leurs intérêts et
ceux des dirigeants européens qui sont soit des corrompus soit des
incapables.
Avec la Turquie, c’est l’Allemagne qui a des relations historiques
comparables aux nôtres avec la Russie. La Turquie et l’Allemagne étaient
des alliés au cours des deux guerres mondiales car les Allemands
espéraient avec leur aide couper la route du pétrole aux alliés. Les
Turcs de leur côté espéraient ainsi récupérer le contrôle du
Moyen-Orient et notamment celui de l’Irak et de la Syrie.
Ce rappel historique met en évidence l’importance du couple
franco-allemand pour définir une politique européenne commune face à ces
deux puissances et éviter de revenir à des jeux du passé comme a semblé
le faire récemment Angela Merkel avec l’affaire des réfugiés en
négociant directement avec Erdogan sans se concerter avec ses
partenaires européens.