A la suite de la mise sous tutelle par le gouvernement turc d’un des plus importants journaux de Turquie, Zaman, une mobilisation importante a eu lieu en Occident, notamment en France pour dénoncer l’atteinte à la liberté d’expression que représente cette mise sous tutelle. Un soutien émotionnel compréhensible, face à ce qui est perçu comme la mise sous silence d’un journal au motif de ses critiques contre le gouvernement. Mais malheureusement, ce qui manquait dans la transmission d’informations sur le sujet dans les médias français était une mise en perspective contextuelle.
Car une information ne peut être comprise sainement qu’en
étant replacée dans un contexte plus général et en donnant des
informations complémentaires sur la nature des protagonistes. C’est ce
que nous proposons de faire ici pour éclairer le public français, trop
souvent victime de raccourcis médiatiques sur les évènements en Turquie.
A qui appartient le journal Zaman ?
Ce
journal appartient à un mouvement islamiste turc très répandu à travers
le monde et très puissant. Le dirigeant du mouvement étant Fethullah
Gulen, résidant aux États-Unis. Le leader du mouvement, auteur de
nombreux ouvrages, fait office de maître à penser pour les membres du
mouvement, ses fidèles lui vouant un véritable culte de la personnalité.
Le
mouvement Gulen est très puissant, il dispose d’importantes ressources
financières à travers des dons d’hommes d’affaire, mais il dispose aussi
d’organes de presse (dont le journal Zaman), de maisons d’édition, et
d’établissements scolaires dans de nombreux pays. On parle d’environ
4000 écoles privées en Turquie et de plus de 500 dans d’autres pays.
Ce
mouvement fonctionne comme une secte, selon de nombreux témoignages, où
les fidèles sont complètement assujettis au mouvement. Certains
comparent même le mouvement à la scientologie.[1]
Pourquoi le gouvernement turc s’attaque à ce mouvement ?
Officiellement
le mouvement Gulen se présente comme apolitique, la réalité est toute
autre. Depuis des années le mouvement a infiltré tous les espaces
d’influence en Turquie. Ainsi, ils disposent de membres de leur
organisation dans différents partis, médias ou associations. Leurs
écoles et leurs médias sont aussi utilisés comme un relais d’influence
politique. Mais surtout, ils ont infiltré de manière profonde les
services de police, la justice et l’administration turque.
Le
gouvernement AKP s’est longtemps appuyé sur ce mouvement et ses réseaux
pour pouvoir faire face à l’armée turque. Mais en réalisant que le
mouvement Gulen exigeait au gouvernement de plus en plus de
prérogatives, et qu’il devenait pratiquement plus puissant que le
gouvernement élu démocratiquement, d’où l’accusation d’être un État dans
l’État, le pouvoir turc a décidé de prendre certaines mesures pour
réduire l’influence du mouvement Gulen.
La mesure qui fait
éclater le conflit au grand jour étant le vote de la fermeture des
écoles du mouvement Gulen par le Parlement turc. [2]
A
la suite de cela, le mouvement Gulen est entré en guerre avec L’État en
usant de ses réseaux d’influence. Diffusion d’enregistrements
téléphoniques de responsables de l’AKP, obtenus illégalement et en
violation totale du respect de la vie privée, grâce à leurs hommes dans
la police. Ouverture d’enquêtes et arrestations de responsables
politiques liés au gouvernement, grâce aux hommes de Gulen présents dans
la justice.
Dans un État de droit cela est inacceptable. En
effet, un mouvement qui n’a pas été élu par le peuple, ne peut pas être
plus puissant que le gouvernement, et n’a pas le droit de décider de
l’ouverture d’enquêtes judiciaires ou de l’arrestation de responsables
politiques. De plus, il est encore plus grave que ce mouvement soit en
capacité d’écouter au téléphone n’importe quel citoyen turc. Enfin le
mouvement Gulen est allé jusqu’à révéler des informations militaires
confidentielles, mettant en danger la sécurité nationale.
Les «
magouilles » du mouvement Gulen font aujourd’hui l’objet de nombreuses
enquêtes, et on découvre de jour en jour l’ampleur du pouvoir et de la
gangrène de ce mouvement dans les organes de l’Etat.
« Plusieurs
fonctionnaires agissent sous les ordres des « frères du mouvement Gulen
», raconte un ex-membre doyen. Ils ont été nos élèves, nous les avons
formés et nous les avons soutenus, lorsque ces enfants reconnaissants
arrivent en poste, ils continuent à servir Gulen ». En 2006, l’ancien
chef de la police Adil Serdar Sacan a estimé que les Fethullahcis
tenaient plus de 80% des positions haut placées des forces de police
turques. « L’affirmation que le TNP (Police Nationale Turque) est
contrôlée par les Gülenistes est impossible à vérifier mais nous n’avons
trouvé personne pour la contredire », a écrit James Jeffrey, qui fut
ensuite ambassadeur américain à Ankara, dans un câble diplomatique de
2009. »[3]
Il
est donc aujourd’hui certain que le Mouvement Gulen est très puissant
et dispose d’une influence importante parallèlement au gouvernement sur
les institutions de L’État, telles que la justice, la police et très
probablement l’armée.
« Recep Tayyip Erdogan, dont M. Gulen
fut l’allié entre 2002 et 2011, s’est servi sans réserve de cette
influence : il a utilisé des magistrats et des policiers gulénistes pour
mettre fin à la tutelle militaire sur la vie politique — avant
d’accuser le mouvement, lorsque la crise a éclaté, fin décembre 2013, de
s’être infiltré dans la justice et la police. Face à ces attaques,
certains réseaux gulénistes se sont jetés dans la mêlée, au risque de
mettre en péril l’image spiritualiste de leur chef. Ces deux épisodes
montrent bien le pouvoir de l’organisation. Après avoir efficacement
contribué à expulser de la scène son adversaire historique, l’armée,
elle a fortement déstabilisé l’homme fort du pays, M. Erdogan : ce sont
des magistrats proches d’elle qui ont engagé les poursuites judiciaires
sur les cas de corruption au sommet du pouvoir. »[4]
Le réseau Gulen est-il vraiment pour la liberté d’expression ?
On
voit aujourd’hui en Turquie, comme en France, les journalistes de Zaman
protester contre les mesures restrictives qu’ils subissent au nom de la
liberté d’expression. La version française « Zaman France » a notamment
obtenu le soutien de quelques personnalités ou médias d’envergure. Or,
ce qui est occulté, c’est que Zaman est l’outil d’un mouvement qui a des
buts politiques précis et qui use pour les atteindre de tous les
stratagèmes possibles, notamment des moyens complètement immoraux et
illégaux. Ainsi leur stratégie actuelle de victimisation n’est pas très
crédible quand on sait qu’ils ont eux même emprisonné des journalistes
les critiquant il y a quelques années, comme nous allons le voir en fin
d’article.
Le journal critique beaucoup le gouvernement turc,
mais les a-t-on déjà entendu dénoncer les manigances politiques et
financières dans lesquelles est mêlé le réseau Gulen ? Ont-ils déjà
publié une critique intellectuelle de la pensée du Fethullah Gulen ou de
ses actions ? Bien sûr que non.
Quand le réseau Gulen emprisonnait des journalistes critiques de leur mouvement
Pire
que cela, il n’y a pas si longtemps, quand le mouvement Gulen n’était
pas encore en conflit ouvert avec le gouvernement AKP, et que ce dernier
avait besoin d’eux, ils se permettaient, en violation totale des
principes hiérarchiques et de l’État de droit, de mettre des gens en
prison, simplement pour avoir critiqué le mouvement Gulen ou son leader.
Le journaliste turc Ahmet Sik emprisonné pour avoir critiqué Gulen.
En
effet, en 2011, le journaliste turc Ahmet Sik a été arrêté par la
police car il s’apprêtait à publier un livre dénonçant les pratiques
scandaleuses du Mouvement Gulen et notamment ses tentatives d’OPA sur la
police turque. Son livre « l’armée de l’imam » a été censuré et son
auteur a été emprisonné. Il est évident que cette arrestation est le
fruit des hommes de Gulen au sein de la police et de la justice (le
livre concernant Gulen et non Erdogan). Le journaliste Nedim Sener a lui
aussi été emprisonné pour avoir critiqué le mouvement Gulen.
Un
texte de Reporter Sans Frontières relatait l’acharnement judiciaire
dont a été victime Ahmet Sik, pour avoir osé critiqué Gulen « L’acharnement
dont fait preuve le parquet pour éliminer toute trace du manuscrit
d’Ahmet Sik ne fait au contraire que renforcer les soupçons sur le
caractère politique de l’arrestation de son auteur. « L’Armée de l’Imam »
enquête sur l’infiltration de la police, traditionnellement gardienne
du kémalisme laïc, par le mouvement islamiste de Fetullah Gulen. »[5]
RSF avait d’ailleurs fermement dénoncé cette arrestation : « Reporters
sans frontières est profondément choquée par la saisie et la
destruction de toutes les copies connues du dernier manuscrit non publié
d’Ahmet Sik.
Cet ouvrage, qui explore les relations entre la police et l’influent
mouvement islamiste Gulen, contiendrait des révélations sur les dessous
du procès antiterroriste « Ergenekon » qui empoisonne la vie politique
turque depuis plusieurs années.
Non contente d’empêcher
sa publication et d’incarcérer son auteur, la justice turque a
perquisitionné les trois lieux où le manuscrit était susceptible de se
trouver, et sommé quiconque pourrait encore le posséder de le remettre à
la justice sous peine de poursuites pénales. En interdisant la simple
détention d’un fichier informatique, la justice gravit un échelon inédit
dans la répression des journalistes d’investigation proches de
l’affaire « Ergenekon », et pose un précédent extrêmement dangereux. En
répandant l’idée que chaque courriel reçu par un journaliste peut le
mener derrière les barreaux, elle fait peser une pression aberrante et
inacceptable sur les professionnels des médias. »[6]
Ahmet
Sik mettait notamment en avant dans son livre, la manière dont le
mouvement Gulen avait infiltré les organes de l’État et parasitait
l’État de Droit, et surtout comment il utilisait ses fidèles infiltrés
pour défendre les intérêts personnels du mouvement et son pouvoir.
Évidemment,
vous n’entendrez pas parler de ces arrestations violant la plus
élémentaire des libertés d’expression dans le journal Zaman, même pas sa
version française.
La condamnation de Zaman est liée aux pratiques illégales du mouvement Gulen, non à son opposition au gouvernement.
Ainsi,
le gouvernement turc tente, parfois par des moyens critiquables, de
freiner l’influence d’un mouvement qui parasite l’État de Droit et la
démocratie en Turquie, et qui s’est rendu coupable de nombreux délits.
Un nombre important de policiers liés au mouvement ont notamment été
écartés. Il s’agissait donc ici de mettre sous tutelle le journal Zaman
en raison des pratiques illégales du mouvement Gulen, bien plus que de
taire un journal en raison de son opposition au pouvoir turc.
La
preuve étant que parmi les nombreux journaux d’opposition en Turquie,
qui critiquent quotidiennement le gouvernement turc, seul Zaman a fait
l’objet de cette mesure. Les journaux très critiques à l’égard de l’AKP
et d’Erdogan tels que le journal Hurriyet (deuxième journal du pays) ou
encore le journal Milliyet et de nombreux autres continuent à publier
quotidiennement leurs journaux sur une ligne hostile au gouvernement, et
n’ont fait l’objet d’aucune mise sous tutelle.
Le mouvement Gulen peut-il être derrière le coup d’Etat ?
A
la lumière des éléments mentionnés, il est de l’ordre de l’évidence que
le mouvement Gulen bénéficie de relais importants au sein de l’armée et
de la justice turque, même s’ils ont été affaiblis par les « purges »
du pouvoir turc au sein de la police, la justice et l’armée. On a vu
précédemment que le mouvement Gulen était en mesure d’ordonner
l’arrestation d’individus par la police, de lancer des procédures
judiciaires contre des éléments gênant de l’AKP en violation de la
hiérarchie étatique et du monopole de l’État de l’autorité légitime, et
qu’ils disposaient même d’enregistrements de conversations militaires
secrètes de haut niveau, ce qui prouve la présence de leurs fidèles au
sein de l’armée turque.
Le fait que le mouvement Gulen nie l’implication dans la tentative du coup d’État [7]
n’est pas du tout une preuve de sa non culpabilité, en effet, surtout
après l’échec de cette tentative, le mouvement a tout intérêt à faire
croire qu’il n’est pas impliqué. Un aveu direct de sa culpabilité
pourrait notamment entrainer une extradition de Fethullah Gulen en
Turquie. L’Histoire est pleine d’exemples de complots fomentés par des
groupes ou des États en niant publiquement toute implication.
Un
épisode assez récent, datant du 19 janvier 2014, est très révélateur
concernant la puissance et le niveau d’infiltration du réseau Gulen. Il
s’agit de l’interception d’un camion appartenant aux services secrets
turcs (MIT), contenant apparemment des armes, qui se dirigeait en Syrie,
et qui, selon les différentes versions, devaient être livrées à des
rebelles syriens ou à la minorité turkmène persécutée en Syrie qui fait
l’objet d’un souci particulier de la part de la Turquie. Le Camion a été
intercepté par des policiers et gendarmes sur décisions de plusieurs
magistrats, et des photos ont été prises pour être divulguées à la
presse en vue de déstabiliser le gouvernement AKP.[8]
Cet
épisode nous montre que les gulenistes ont été capables de saboter une
opération des services secrets turcs (MIT) et de divulguer des
informations relevant du secret militaire avec la complicité de
policiers, gendarmes et magistrats. Un événement d’une telle ampleur
démontre qu’un tel mouvement, disposant d’une telle force de frappe et
volonté de nuire ne peut coexister avec les principes de la démocratie
et de l’État de droit.
De plus, la sincérité de la condamnation
de la tentative de coup d’État peut être remise en cause par le fait,
que lors de précédents coups d’État militaires en Turquie, notamment
celui de 1980 et celui de 1997, Gulen avait soutenu les coups d’État
contre des gouvernements élus démocratiquement, ce qui remet
sérieusement en cause ses propos actuels laissant entendre qu’il est
toujours par principe contre les coups d’État militaires.[9]
Différentes
sources révèlent aussi les liens existants entre Fethullah Gulen et la
CIA. A titre d’exemple, les écoles de Gulen en Asie centrale auraient
été utilisées comme couverture pour 130 opérations d’espionnage de la
CIA au Kirghizistan et en Ouzbékistan[10],
ce qui expliquerait le protection américaine à l’égard de Fethullah
Gulen, et les campagnes de promotion de sa personne par certains médias
américains en occultant complètement les activités parallèles du
mouvement.
Ainsi, le mouvement Gulen bénéficiant d’un important
réseau au sein des services de l’Etat, possédant un mobile solide en
termes de volonté de nuire au gouvernement turc et d’augmenter son
pouvoir sur l’Etat, est accusé depuis des années de chercher à faire un
coup d’État, même par des disciples de Said Nursi (maitre de Fethullah
Gulen)[11].
La probabilité de son implication dans la tentative de coup d’Etat qui a
eu lieu dans la nuit du 16 au 17 juillet est très forte. Enfin,
n’importe quel État démocratique qui subirait les nuisances d’un tel
mouvement chercherait légitimement à s’en débarrasser pour protéger
l’État de droit.