L’un des commentaires les plus souvent entendus de la bouche des
économistes traditionnels occidentaux, est que l’économie russe est
trop dépendante des exportations d’énergie et ne peut pas être
compétitive dans des domaines autres que l’exportation de matières
premières de base.
Alors
que les exportations de pétrole et de gaz restent une source
essentielle de revenus pour l’état, elle est loin d’être la seule. En
raison des sanctions économiques des États-Unis et de l’UE visant le
secteur énergétique de la Russie en 2014, le Kremlin a riposté, au mois
d’août de la même année, avec des sanctions sur une large gamme
de produits alimentaires d’importation de l’UE et des États-Unis.
Quelques mois plus tard, en novembre 2015, après que la Turquie a abattu
un jet russe dans l’espace aérien syrien, Moscou a également interdit
les principales importations de produits alimentaires en provenance de
Turquie, en particulier les tomates et les concombres. La forte
réduction des importations de produits alimentaires et des incitatifs
gouvernementaux sélectifs à l’agriculture ont entraîné une augmentation
spectaculaire de la production agricole russe.
Avant l’interdiction des importations russes, 40% de toutes les
ventes au détail de produits alimentaires en Russie provenaient des
importations. Tout, sur les étals des supermarchés, depuis les tomates
jusqu’aux poulets, était susceptible d’avoir été importé. Les
marques multinationales telles que Nestlé, Kraft, Danone étaient
partout. Les Russes ont oublié, pour l’essentiel, le goût original
de leurs propres aliments. L’agro-industrie occidentale était bien
partie pour noyer la production nationale de denrées alimentaires de
qualité sous des importations bon marché. Cela a maintenant changé de
façon spectaculaire, dans le court laps de temps de moins de deux ans.
Aujourd’hui, l’agriculture russe connaît une renaissance calme et
spectaculaire, une nouvelle naissance en fait.
Le président Vladimir Poutine, dans son discours annuel présidentiel à
l’Assemblée fédérale le 3 décembre 2015, a annoncé l’objectif national
de l’autosuffisance alimentaire dans les quatre ans, d’ici à 2020.
Cela signifie remplacer complètement 40% de la consommation alimentaire
en six ans. Et ce qui est remarquable, est que cet objectif aujourd’hui
semble modeste, pour dire le moins.
Après avoir introduit les interdictions d’importation de produits
alimentaires à l’encontre de la Turquie en novembre 2015, le président
Poutine a déclaré : «La Russie est en mesure de devenir le plus
grand fournisseur au monde de produits alimentaires sains,
écologiquement propres et de haute qualité nutritionnelle, que les
producteurs occidentaux ne fournissent plus depuis longtemps.»
L’année dernière, la Russie a également annoncé une interdiction totale
de plantation de cultures OGM ou d’importation de produits OGM de l‘Ouest.
En conséquence de la combinaison des interdictions et des mesures
pour augmenter la production alimentaire nationale, la Russie a diminué
ses achats internationaux de produits alimentaires d’environ 40% depuis
2013, ceux-ci ne s’élèvent plus qu’à $26,5 milliards à la fin de 2015.
Premier producteur mondial de blé
Aujourd’hui, la Fédération de Russie est l’un des leaders mondiaux
pour l’exportation de produits agricoles. La valeur totale des
exportations en 2015, vers quelque 140 pays, a été estimée à $20
milliards, soit $5 milliards de plus qu’en 2014, représentant une
augmentation de plus d’un tiers, après un an de sanctions. Ce montant dépasse de 25% les recettes d’exportation d’armes et un bon tiers des bénéfices de l’exportation de gaz naturel.
Beaucoup ont l’image d’un système alimentaire soviétique inefficace
et obsolète, avec des fermes collectives géantes et les producteurs non
motivés. Ce modèle a disparu depuis longtemps. Aujourd’hui, 70% de
toutes les terres agricoles russes sont privées. La principale forme de
privatisation au cours des années 1990 a été la distribution des terres
aux anciens employés des fermes collectives d’État. Depuis lors, la
plupart des terres, en particulier les riches terres du sol noir, le tchernoziom, du sud de la Russie près de la mer Noire, est officiellement sous statut de propriété privée.
Avec une partie des sols les plus riches en terre noire dans le
monde, la Russie, avec les incitations appropriées, a été la championne dans l’augmentation considérable de sa production.
Elle englobe une des deux seules ceintures de sol noir dans le
monde, connues sous le nom de ceintures de tchernoziom. Cette
ceinture va de la Russie du Sud jusqu’en Sibérie, à travers les
districts de Kursk, Lipetsk, Tambov et Voronezh. Les sols contiennent un
pourcentage élevé d’humus, des acides phosphoriques, du phosphore et de
l’ammoniac, ils sont très fertiles et fournissent un rendement agricole
élevé. Une autre ceinture de tchernoziom s’étend du sud de la Russie
vers l’Ouest : le nord de l’Ukraine et les Balkans, le long du Danube.
L’an passé, la récolte russe de blé a dépassé celle des États-Unis,
faisant ainsi de la Russie le plus grand exportateur au monde – une
étape. Elle a également bénéficié des rendements exceptionnels du maïs,
du riz, du soja et du sarrasin. Les principaux acheteurs de blé et
d’orge russe sont l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Azerbaïdjan, le
Yémen, la Libye, le Nigeria, l’Afrique du Sud et la Corée du Sud.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les exportations
agricoles des États-Unis ont été considérées comme un secteur
stratégique. Aujourd’hui, suite à des décennies d’utilisation de
produits chimiques lourds et de méthodes d’agro-industrie intensive, les
grandes fermes des États-Unis dans des endroits tels que le Kansas,
sont confrontées à un grave épuisement des sols et à la mort des
micro-organismes vitaux. Le rendement d’une récolte ne remplace pas la
qualité, et ici les céréales russes bio sont en train de devenir la
principale force sur les marchés mondiaux des céréales.
La Russie permet également aujourd’hui la location des terres
agricoles aux étrangers. Le gouvernement est en discussion avec des
groupes alimentaires asiatiques, en Chine et en Thaïlande, pour l’aider à
investir et à moderniser les secteurs clés tels que la production
laitière. Le Fonds russe d’investissements directs (RDIF) dispose d’une
somme de $2 milliards, avec la Chine, pour investir dans des projets
agricoles. Il a également formé, récemment, une coentreprise avec CP,
un Groupe thaïlandais, pour construire le plus grand complexe laitier
intégré de Russie. Il travaille également avec l’Égypte pour créer une
plate-forme d’exportation des céréales russes par le canal de Suez.
Il faut noter que plusieurs oligarques russes, plutôt que de dépenser
leur richesse hors du pays en investissant dans l’immobilier à Londres,
dans des clubs de football ou d’autres projets qui ne font rien
pour aider à construire l’économie de la Russie, investissent maintenant
de grosses sommes dans l’agro-alimentaire russe. Les incitations
fiscales et autres mesures que le gouvernement a mises en place
rendent l’investissement dans l’agriculture extrêmement rentable.
Evgenia Tyurikova, à la tête de la banque privée filiale de la banque
d’état Sberbank, la plus importante de Russie, a récemment déclaré à Bloomberg : «Les
deux investissements les plus attirants pour les russes riches sont les
terres agricoles et les hôtels européens. Cette tendance est tout à
fait nouvelle.»
Le mois où Poutine a déclaré l’objectif d’autosuffisance alimentaire
pour 2020, en décembre de l’année dernière, un oligarque russe, Vladimir
Yevtushenkov, à travers sa holding AFK Sistema, a acheté l’énorme
complexe agricole Yuzhny, avec des serres de la taille de 2 300 terrains
de football entre la mer Noire et la mer Caspienne. Les plantes,
principalement les tomates et les concombres, profitent de l’eau pure de
la fonte des glaces du mont Elbrouz à proximité. Elles sont cultivées
par millions et pour l’essentiel transportées par camion jusqu’à Moscou,
un voyage de 18 heures. Sistema a dépensé environ 9 milliards de
roubles pour l’expansion agricole l’an dernier et est maintenant à la
recherche de plus de terres à acheter, pour devenir l’un des cinq
premiers producteurs de lait en Russie.
L’entreprise Ros Agro Plc, qui produit du sucre et de la viande,
détenue par le milliardaire Vadim Moshkovich, a obtenu 3 milliards de
roubles ($46 millions) d’aide de l’État. Dans le cadre du programme
gouvernemental pour encourager l’investissement, la société n’a pas payé
de taxe sur les bénéfices, contribuant ainsi à augmenter sa marge
bénéficiaire nette jusqu’à 33%, plus encore que Lukoil. D’autres
oligarques se tournent significativement vers la construction d’un
secteur agro-alimentaire moderne, bio et rentable, notamment Andrei
Guryev avec la société d’engrais PhosAgro OJSC, Samvel Karapetyan magnat
de l’immobilier et le dirigeant de United Co.Rusal, Oleg Deripaska.
La prochaine étape vers l’objectif d’auto-suffisance alimentaire
russe est d’exploiter environ 40 millions d’hectares de terres agricoles
oisives, en grande partie abandonnées lors de l’effondrement de
l’économie dans les années Eltsine en 1990. Ces terres en friche
représentent la superficie de l’Irak. Poutine a exhorté l’État à
envisager de donner certaines d’entre elles – qui lui appartiennent –
pour créer plus de fermes privées, à l’opposé de la collectivisation
désastreuse de Staline. La cession des terres a commencé ce mois-ci en
Extrême-Orient.
L’astucieuse stratégie des sanctions de l’Occident lui est revenue en
plein visage. La Russie se tourne vers l’est et non plus vers l’ouest,
et l’agriculture est une partie importante de ce virage.
F.William Engdhal
Traduit et édité par jj, relu par nadine pour le Saker Francophone