Professeur de science politique à Paris 8,
Yves Sintomer interroge notre système démocratique actuel, où citoyens
et élus n'ont plus prise sur les décisions importantes. Et avertit : si
on ne redonne pas du pouvoir au peuple, on court à la catastrophe.
L'Europe est en crise, rejetée ou ignorée
par les peuples, dominée par la technocratie et les lobbies économiques
et financiers. Les politiques ont perdu toute crédibilité, l'abstention
atteint des sommets. Sommes-nous entrés dans l'ère la
« post-démocratie », théâtre vidé de sa substance, quand les véritables
décisions sont prises en coulisses, à l'écart de la scène publique ? Et
comment allons-nous en sortir ? En cédant aux tentations autoritaires ou
en réinventant la démocratie ? Autant de questions posées par Yves
Sintomer, professeur de science politique à l'université Paris 8, dans
un article que vient de publier l'excellente Revue du Crieur. Entretien.
Qu'entend-on exactement par « post-démocratie » ?
Le terme a été inventé, au début des années 2000, par un
universitaire anglais, Colin Crouch. Selon lui, les régimes politiques
occidentaux auraient vécu le pic de leur démocratisation un peu avant la
Deuxième guerre mondiale pour les Etats-Unis, et dans les décennies qui
l'ont immédiatement suivie pour les autres. Puis, la situation se
serait peu à peu dégradée. Aujourd'hui, nous serions ainsi entrés dans
l'ère de la post-démocratie : les institutions démocratiques demeurent
évidemment, avec des élections libres, des partis politiques en
compétition, un Etat de droit, la séparation des pouvoirs etc. Mais les
décisions les plus importantes sont prises ailleurs, dans d'autres
cadres : ceux des grandes firmes internationales, des agences de
notation ou des organismes technocratiques comme la Banque mondiale.
Bref, la mondialisation économique et le capitalisme financier auraient,
pour une bonne part, vidé la démocratie de sa substance.
Dans cette optique, la démocratie devient une sorte de leurre ?
Elle devient un spectacle, avec ses acteurs, ses récits et ses
intrigues installés sur le devant de la scène, pendant que l'essentiel
se déroule en coulisses. Un exemple éclatant est celui des élections
grecques de 2015. Syriza est porté au pouvoir sur la foi d'un programme
de rupture avec la politique d'austérité libérale de ses prédécesseurs
et à peine élu se trouve contraint à renoncer à ses projets. Qu'importe
le choix des citoyens grecs, les véritables décisions sont prises
ailleurs. De même, le rejet, par référendum, du projet de constitution
européenne par les Français et les Néerlandais en 2005 a-t-il été suivi
du traité de Lisbonne qui en reprenait sans vergogne les principales
dispositions. Là encore qu'importe le vote des citoyens.
Plus précisément, comment s'exerce alors le pouvoir en post-démocratie ?
Les décisions des acteurs privés que sont les entreprises, investir
ici ou là en fonction des opportunités, ont toujours eu un impact sur
l'économie d'une région ou d'un pays. Mais avec le développement de la
mondialisation et du capitalisme financier, cette influence est
démultipliée. Les firmes multinationales deviennent des acteurs majeurs,
suffisamment puissants pour exercer une pression directe sur les Etats,
en les poussant à la concurrence fiscale et sociale. Ceux-ci sont par
ailleurs de plus en plus dépendants des marchés financiers, et des
évaluations des agences de notation. L'intégration croissante, régionale
et européenne, diminuent enfin les marges de manœuvre de l'Etat-nation,
cadre dans lequel s'était jusqu'ici développé la démocratie.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, à Bruxelles, des autorisations de mise
sur le marché de médicaments, de produits industriels ou de
l’agro-industrie sont effectuées par des agences indépendantes des
Etats, la plupart du temps hors de tout contrôle démocratique. Dans ce
monde de la post-démocratie se côtoient des experts, des lobbyistes, des
professionnels de la finance qui, chaque jour, prennent des décisions
fondamentales hors de la scène publique.
Ce sont souvent les mêmes qui travaillent tantôt pour l'Etat, les grandes institutions ou les multinationales...
Le resserrement de la sphère des élites est un phénomène majeur. En
France notamment, où le taux de porosité entre le monde politique, la
haute administration et le secteur privé est particulièrement fort. Les
membres de cette élite sortent des mêmes grandes écoles, se connaissent
et se côtoient, passent d'un secteur à l'autre au gré de leurs
carrières. Ils sont très largement coupés de l'expérience sociale de la
majorité de la population. Auparavant, à l'époque où les partis de masse
étaient encore puissants, des personnes d'origines sociales diverses
pouvaient encore accéder à des responsabilités politiques importantes et
apporter ainsi un autre regard, une autre expérience. Ce n'est plus le
cas.
L'Union européenne n'est-elle pas un bon exemple de la post-démocratie ?
C'est évident. L'Union européenne s'est créée sur une méfiance
explicite vis-à-vis des peuples, ses fondateurs estimant qu'il fallait
d'abord construire une Europe des sages, des technocrates, de l'élite
politique éclairée. Le consentement populaire venait dans un second
temps pour couronner l'entreprise. Le scénario a fonctionné un moment,
les sondages ont montré que l'édification européenne bénéficiait d'un
soutien assez large. Et puis, peu à peu, au fur et à mesure que montait
la défiance vis-à-vis des élites, les crises économiques successives ont
installé un sentiment d'insécurité, l'Europe apparaissant de moins en
moins protectrice, sur le plan social en particulier. A juste titre, car
l'Union est devenue un des bastions de la dérégulation financière et
des politiques néo-libérales, et malgré le fait que les dirigeants
nationaux font bien souvent passer l’Europe pour responsable de
politiques qu’ils appellent eux-aussi de leurs vœux. Le Brexit démontre
que ce système est largement à bout de souffle. C’est une sonnette
d’alarme : si elle ne s’engage pas dans des réformes d’ampleur, l’Union
européenne doit s’attendre à des catastrophes dans les années qui
viennent.
Comment se situe le rôle de l'Etat dans le contexte post-démocratique ?
L'Etat se prétend l'incarnation de l'intérêt général. De manière plus
réaliste, il est le lieu où se confrontent les demandes sociales et où
s’élaborent des compromis. Dans les décades qui ont suivi la guerre, les
couches populaires étaient organisées à travers des partis, des
syndicats, des associations suffisamment puissants pour contrebalancer
d'autres intérêts, notamment ceux des entreprises et des couches
sociales supérieures qui ont toujours eu un accès privilégié à l'Etat.
Cet équilibre, aujourd'hui, est rompu. Parce que ces partis et syndicats
sont affaiblis, mais surtout parce que les rapports de force se jouent
de moins en moins à l'échelle nationale. Les Etats sont ainsi beaucoup
plus sensibles aux pressions de l'extérieur, en particulier celles des
firmes transnationales et des marchés dont ils favorisent les intérêts
pour s'attirer leurs bonnes grâces en matière d'investissement et
d'emploi.
D'où la désillusion actuelle vis-à-vis des politiques ?
L'intérêt de cette notion de post-démocratie est de mettre un nom sur
un sentiment largement répandu : l'impression que le vote ne change pas
grand-chose, que les élites de droite comme de gauche conduisent des
politiques similaires, qu'elles n'écoutent pas les gens ordinaires.
Cette méfiance par rapport au système politique est justifié. A
condition toutefois de se garder d'idéaliser le passé. La « démocratie
maximale », comme l'appelle Colin Crouch, celle que nous avons connue
dans les années d'après-guerre, s'est certes dégradée sur des points
fondamentaux que nous venons d'évoquer. Mais il ne faut pas oublier
qu'il n'y avait alors qu'entre 1 et 5% de femmes au Parlement, que les
droits démocratiques ne concernaient que les colonisateurs, et pas les
colonisés, que les partis politiques, en particulier le parti
communiste, qui était en France le principal parti ouvrier, étaient
organisés de manière extrêmement hiérarchisée, avec un degré de
discipline qu'on ne tolèrerait plus aujourd'hui. Il n'y a jamais eu
d'âge d'or de la démocratie.
La notion de post-démocratie a le mérite de pointer la crise de la démocratie représentative libérale. Est-il possible de l'amender pour repartir sur de nouvelles bases ?
Je pense que c'est utopique. Les démocraties libérales sont entrées
dans une période de crise généralisée, et la centralité du gouvernement
représentatif classique appartient au passé. L'ordre mondial est
bouleversé, l'Europe se provincialise. Imaginer que l'on puisse
poursuivre comme avant moyennant quelques aménagements me paraît
illusoire, on le voit bien à l'échelle de l'Union européenne, mais aussi
à celle des Etats qui doivent faire face à une nouvelle montée des
périls : les crises des réfugiés liées aux nouveaux courants
migratoires, le terrorisme, mais aussi la progression des forces
xénophobes à l'œuvre dans toute l'Europe. L'Autriche a bien failli élire
un président d'extrême droite. En Europe de l'Est, une série de pays,
la Pologne, la Hongrie, ont restreint les libertés démocratiques. Sans
changements sérieux, à la fois économiques, sociaux et politiques, le
scénario d'une dérive autoritaire, en Europe, ne peut être exclu. La
France, à cet égard, est directement concernée. Le Front national ne
cesse de progresser, une nouvelle xénophobie centrée sur la population
musulmane se développe dangereusement, celle-ci devient un bouc
émissaire idéal et la laïcité, le masque d'un communautarisme d'Etat
orienté contre une minorité qui est vue comme ethnique et religieuse à
la fois. La rhétorique sécuritaire prend une importance croissante à
gauche comme à droite, la prolongation de l'état d'urgence, suite aux
attentats, normalise une restriction des libertés publiques. Nous
finissons par nous habituer à voir des militaires se promener dans nos
villes, en particulier dans la capitale.
L'avènement d'un régime autoritaire en France vous paraît possible ?
Oui. Comme n'importe quel pays, la France a des qualités et des
défauts du point de vue démocratique, mais nous avons une tradition
assez paternaliste de la République, constituée de cette idée qu'il faut
non seulement protéger les personnes, mais aussi les protéger contre
elles-mêmes. Et cette idée est susceptible de multiples interprétations
autoritaires.
Dans votre article de la Revue du Crieur, vous n'excluez pas, fort heureusement, le scénario d'une « démocratisation de la démocratie » pour sortir de l'impasse actuelle...
Nous vivons la fin d'un cycle historique. Cela ne signifie pas que
demain les élections telles que nous les connaissons vont être
supprimées et remplacées par de nouvelles formes de démocratie
entièrement inédites. Mais des transformations sociales de grande
ampleur bousculent le système représentatif né des révolutions du XVIIIe
siècle et profondément transformé au XXe avec l'avènement des partis de
masse. En termes d'éducation par exemple. Au XIXe siècle, la différence
était immense entre la masse des paysans qui n'allait guère au-delà de
l'école primaire et les grands propriétaires terriens qui les
représentaient au Parlement. Aujourd'hui, le niveau d'éducation des
responsables politiques n'est pas aussi différent de celui de la
majorité des citoyens. En termes d'information et de communication entre
les individus, Internet, les réseaux sociaux, ont également bouleversé
les modes de socialisation. Il n'est donc pas étonnant que le régime
représentatif soit en crise.
Mais cela ne signifie pas pour autant que la démocratie soit, comme
l'affirme Colin Crouch, inéluctablement en déclin. Elle s'exprime au
contraire de multiples manières. Jamais il n'y a eu autant de monde dans
les associations, de fortes mobilisations sociales interviennent
régulièrement, des mouvements du type Occupy, les Indignés en Espagne ou
Nuit debout en France, tendent à modifier le centre de gravité du débat
politique. A l'échelle internationale, des coalitions d'acteurs de la
société civile, des ONG écologistes, des réseaux de villes se mobilisent
contre le réchauffement climatique, font bouger les lignes, parviennent
à infléchir les logiques néolibérales. Sans eux, nous n'aurions pas
connu le succès, certes tout relatif, de la COP 21. La multiplication, à
l'échelle locale mais aussi nationale, des mécanismes de démocratie
participative, référendum, tirage au sort, comme cela a déjà été
expérimenté en Colombie britannique, en Islande ou en Irlande, est un
autre signe de cette dynamique démocratique à l'œuvre aujourd'hui, qui
contrebalance le système représentatif.
A ce propos, que pensez-vous du succès du référendum chez les candidats de la primaire à droite et de la proposition d'Arnaud Montebourg de désigner les sénateurs par tirage au sort ?
Je ne suis pas dupe, évidemment, des effets de manche des campagnes
électorales, mais il me semble positif que certaines décisions
fondamentales soient tranchées par l'ensemble des Français et pas
simplement par leurs représentant élus. A condition d'éviter le défaut
majeur du référendum à la française qui vient toujours du haut, pour
légitimer, de façon plébiscitaire, l'orientation politique du
gouvernement en place. C'est lui qui décide à quel moment, et sur quel
thème, on va consulter les électeurs – voire quels électeurs on va
consulter, en ciblant un territoire réputé plus favorable au pouvoir en
place comme cela a été le cas pour le référendum de
Notre-Dame-des-Landes. Le véritable enjeu est de développer le
référendum d'initiative populaire à valeur décisionnelle. Le peuple,
dira-t-on, peut se tromper. Certes, mais les représentants politiques
aussi.
Et le tirage au sort ?
Les jeux politiciens pèsent sur les référendums comme ils pèsent sur
le jeu électoral, on l’a bien vu avec les partisans du Brexit
britannique, une cause que l’ancien maire de Londres a embrassée dans le
seul but de succéder à David Cameron. C’est notamment pour cela que le
recours au tirage au sort peut être utile. C'est un vieux principe
démocratique, longtemps combiné aux élections, et qui revient
aujourd’hui dans des milliers d’expériences, y compris à l’échelle
nationale comme en Irlande où le mariage pour tous a été adopté suite à
un amendement constitutionnel proposé par une assemblée majoritairement
tirée au sort. Celui-ci permet de désigner des assemblées
représentatives sociologiquement de l'ensemble de la population. C'est
important à une époque où les élites politiques se recrutent pour la
plupart dans la même classe sociale.
Le deuxième avantage du tirage au sort est de réduire la compétition
pour le pouvoir. Il ne s'agit pas de l'éliminer, la politique c'est cela
aussi, mais quand elle n’est que cela, le tirage au sort peut en
neutraliser certains effets. Diversifier les modes de recrutement des
assemblées permanentes ou ponctuelles en couplant élection et tirage au
sort, consulter le peuple par référendum sur certaines questions
essentielles, associer les acteurs organisés de la société civile aux
décisions, autant de pistes pour « démocratiser la démocratie ».
Si l'épuisement actuel de la démocratie est dû à la puissance du capitalisme financier, n'est-ce pas aussi à elle qu'il faut s'attaquer ?
Sa prédominance est en effet un obstacle majeur à la démocratie. Mais
regardons ce qui s'est passé au siècle dernier quand les Etats sociaux
ont vu le jour. Ils sont nés de la conjonction de forces multiples : des
mouvement révolutionnaires, des patrons comme Henry Ford qui ont
compris l'intérêt qu'ils avaient à bien payer leurs ouvriers pour qu'ils
puissent acheter leurs produits, des hommes d'Etat qui ont pris la
mesure des effets des lois sociales sur la cohésion et la force de leur
pays. C'est ce genre de conjonction qui peut voir à nouveau le jour
demain. Des multinationales qui, pour soigner leur image ou se placer
sur des créneaux émergents de l'économie verte, appuieront des
transformations qualitatives. Des décisions qui, sous la pression
d'Etats de la taille de la Chine ou des Etats-Unis, ou encore de l'Union
européenne, parviendront à réguler l'évasion fiscale, par exemple. Des
mouvements de mobilisation, coordonnés à l'échelle mondiale, comme on le
voit déjà dans le domaine de la protection de l'environnement. Il ne
faut pas attendre un grand soir, ni une élection qui changerait tout,
mais une série d'avancées menées par des acteurs qui, en coopération ou
de manière conflictuelle, dessineront d'autres possibles. Il y aura des
crises et des régressions, mais l'avenir n'est pas forcément bloqué.
A lire
L'ère de la post-démocratie ? d'Yves Sintomer, in La Revue du Crieur, n°4, éd. Mediapart-La Découverte
VOIR AUSSI : Élections ... piège à cons !!
L'ère de la post-démocratie ? d'Yves Sintomer, in La Revue du Crieur, n°4, éd. Mediapart-La Découverte
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