Après la vague d'attentats qui frappe les États-Unis et l'Europe depuis quelques mois, on peut se demander si Bachar el-Assad est toujours l’ennemi principal des États-Unis au Proche-Orient. Hélas, la réponse est claire : c'est oui. Mais quand Assad et Kadhafi hier, et Poutine aujourd'hui désignent explicitement les terroristes islamistes comme les ennemis sanguinaires des peuples du monde, Washington regarde ailleurs. Comme le dit un proverbe chinois : "Quand le sage désigne la lune, l'idiot regarde le doigt.". H. Genséric

" Le moyen le plus facile de contrôler la population, c’est de mener des actes de terrorisme"( Staline ).

Coups à trois bandes

Que juste après l'attentat d'Orlando, les plus hauts fonctionnaires du département d'État se soient plaints dans un manifeste (1) que le Président n'en faisait pas assez contre le chef d'État syrien en dit long sur l'état d'esprit qui règne aujourd'hui à Washington. Le président Barack Obama a beau condamner avec emphase comme "un acte de terreur et de haine" ce qu'il qualifie de "pire fusillade de l’histoire des États-Unis", qui a fait 50 morts et 53 blessés, il sait très bien que la politique américaine ne changera pas pour autant.
Les présidents américains successifs ont clamé les uns après les autres au son des trompettes qu'ils partaient en guerre contre le terrorisme, principalement islamiste.
Mais ils n'en ont jamais tiré les conséquences : on ne comprend rien au Proche-Orient si on n'a pas intégré que l'alliance entre les États-Unis et l'islamisme radical est l'une des données géopolitiques les plus fondamentales des 70 dernières années. Une alliance qui s'est même renforcée au cours de la toute dernière période.
L'attentat du 11 septembre, revendiqué par l'organisation Al-Qaïda, avait semblé la remettre en cause. Le golem islamiste avait échappé des mains de son artisan. Il a donné lieu à des torrents de littérature emphatique sur la guerre planétaire sans merci que le "monde libre" devrait désormais livrer au terrorisme, proclamé ennemi mondial numéro 1. Mais il n'en a rien été : comme le chien retourne à ses vomissements, les États-Unis ont très vite délaissé ces bonnes intentions pour déclarer la guerre à un ennemi qui n'avait qu’un lointain rapport avec l'attentat, si tant est qu’il en ait eu vraiment un, le régime de talibans en Afghanistan, et surtout un autre qui n'en avait strictement aucun, et qui constituait même dans sa zone un rempart contre l'islamisme, l'Irak de Saddam Hussein [et contre un autre rempart : Moammar Kadhafi].

L'attentat d'Orlando ne changera pas la donne

Pour horrible qu’il soit, l'attentat d’Orlando risque encore moins de changer la donne, en tous les cas tant que le clan néoconservateur imposera ses vues à Washington.
L'alliance américano-islamique a commencé avec le pacte passé le 14 février 1945 sur le croiseur américain Quincy, au large de la péninsule arabique, entre le président Roosevelt et le roi Ibn Séoud. Quand on sait comment le riche royaume saoudien, Etat ayant pignon sur rue mais adepte de la doctrine fanatique du wahhabisme, a financé années après années les mouvements islamistes, y compris terroristes, on mesure la portée de l'engagement américain.
On retrouve les États-Unis soutenant les Frères musulmans contre l’Égypte de Nasser au cours des années 1950 et 1960. Quoique rivaux des wahhabites, ces derniers professent la même doctrine, ayant pour objectif final le règne de l’islam sur le monde entier. Ils ont bénéficié des mêmes complicités occidentales équivoques : les Frères n'étaient-ils pas nés en 1928 dans le giron de la colonisation britannique ?
Les tenants de l'islam pur et dur, n'ayant pas de doctrine économique, s'accommodent facilement du libéralisme : cela suffit aux Américains.
A partir de 1979, les États-Unis se sont appuyés sur l'Arabie saoudite et sur les rebelles islamistes pour rendre la vie impossible aux Soviétiques qui avaient envahi l'Afghanistan. Ils fournirent en particulier à ceux-ci des missiles Stinger terriblement meurtriers pour l'aviation russe. Au moins l'alibi de la lutte contre le communisme était-il défendable.
Quand le Front islamique du salut (et le GIA) algérien tentait de prendre le pouvoir à Alger et commettait des attentats sanglants à Paris, il n’avait pas eu de difficulté à ouvrir à Washington un bureau qui ressemblait fort à une représentation diplomatique. La répression de l’islamisme en Algérie (1990-2000) a fait plus de 200.000 morts (il est étonnant que personne n'osa alors faire des reproches au gouvernement algérien, alors qu’on s'acharne sur celui de Bachar el-Assad dont la position, face à une rébellion également islamiste, est analogue).
Gulbuddin Hekmatyar, un protégé de Washington qui contrôlait le sud-est de l'Afghanistan, s'étant trouvé impliqué de loin dans le premier attentat du WTC (1993), les Américains, par Pakistanais interposés, suscitèrent pour le punir et pour le remplacer le mouvement taliban, le plus radical qui ait existé, quitte à le combattre à son tour à partir de 2001.
Dans les Balkans entre 1990 et 1999, l 'OTAN a pris parti pour les musulmans (Bosnie, Kosovo), aidés par des djihadistes, contre les chrétiens orthodoxes.
La destruction du régime de Saddam Hussein en 2003 ne pouvait que plaire aux islamistes qui détestaient ce dictateur trop tolérant pour les minorités et, quoique musulman sincère, aux manières de mécréant. Il menaçait les monarchies du Golfe protégées par les États-Unis et adeptes d'un islam bien plus radical. La nature ayant horreur du vide, sa chute attira en Irak les islamistes de tout poil qui s'implantèrent dans le nord de la Mésopotamie. Servi par des complaisances anglo-américaines, turques, saoudiennes, qataries et autres, ce mouvement conduisit en 2013 à la création de Daesh.

 Les printemps arabes : de la démocratie à l'islamisme

Depuis son accession à la tête de la Turquie en 2003, Recyp Erdogan, Frère musulman lui aussi, a bénéficié de toutes les faveurs de Washington. Sa candidature à l'entrée dans l'Union européenne l'a protégé d'un coup d'Etat militaire kémaliste (c'est-à-dire laïque) et lui a permis de renforcer l'islamisation du pays, tout en lui offrant une base arrière à la rébellion islamiste en Syrie et en Irak. Daesh n'a pas d'allié plus solide aujourd'hui que la Turquie, membre de l'OTAN. Il suffirait que ce soutien lui soit retiré pour qu'il retourne dans les sables, mais personne n'exige d'Erdogan qu'il le retire.
Ce soutien aux islamistes s'est déchaîné à partir de 2011, notamment sous l’influence d'Hillary Clinton. On savait depuis toujours que démocratiser un pays arabe, c’était donner le pouvoir aux Frères musulmans, non que le peuple adhère à leurs doctrines mais parce que, seuls, ils sont présents sur le terrain pour soulager sa misère. L'Occident se prit néanmoins d'enthousiasme pour les "printemps arabes" au point d'appuyer tantôt politiquement, tantôt militairement, l'émergence de pouvoirs islamistes en Egypte, en Libye, en Tunisie, au Yémen avant de tenter de le faire en Syrie. Morsi et Erdogan, Frères musulmans tous les deux, étaient les favoris d'Hillary Clinton.
Cette politique a failli réussir en Syrie où la dynastie Assad, pouvoir laïque fort, adapté à un pays religieusement pluraliste, se trouvait confrontée depuis des années à une opposition islamiste. Sans l'aide massive apportée aux opposants à Assad, il n'y aurait sans doute pas eu de guerre en Syrie. Ces opposants sont, quoi qu’on dise, idéologiquement proches de Daesh, même quand on feint, comme c'est le cas d'Al-Nosra, branche syrienne d'Al-Qaïda ou d'Ahrar-el-Sham, de leur trouver des vertus démocratiques. Cette offensive anti-Assad s'est heurtée à la détermination des Russes à garder le seul point d'appui qu’ils avaient encore dans la région et à celle de la minorité alaouite dont sont issus les Assad, laquelle n'avait d'autre alternative que de rester au pouvoir ou d'être exterminée.
Pas plus que les attentats du 11 septembre, cette politique n'a été infléchie par les attentats de Paris et de Bruxelles ; seule la France semble s'être mise à l'écart. Et encore : il y a quelques semaines, l'armée syrienne aurait capturé des soldats d'Al-Qaïda encadrés par des conseillers techniques américains, anglais, français et saoudiens. Washington ne décolère pas que les bombardements russes n'épargnent pas Al-Qaïda. Al Qaida ! (2)
Contre qui cette alliance entre Washington et la mouvance islamiste ? Au Proche-Orient même contre tout ce qui avait encore apparence d'État sous la seule forme que l'on connaisse dans cette région : une dictature militaire plus ou moins laïque, fondée sur un parti unique de type baassiste ou nassérien. Bien que fort peu agressifs à l'extérieur (la Syrie a certes tenté de faire valoir ses droits sur le Liban et l'Irak sur le Koweït mais il ne s'agissait que d'objectifs limités), n'ayant jamais sérieusement menacé Israël, ces régimes furent pris en grippe par les néo-conservateurs, qui pensaient que pour faire un Etat de droit, il fallait d'abord détruire l'État et qui auraient voulu redécouper (reshape) le Proche-Orient selon des lignes ethnico-religieuses, mieux à même d’entretenir le chaos.

Contre la Russie

Mais cette politique est surtout dirigée contre la Russie instaurée en ennemie historique quand bien même elle n'est plus communiste ; une Russie plus vulnérable à l'islamisme par sa proximité et la présence de 15% de musulmans sur son sol, alors que, malgré les Twin Towers et Orlando, la menace islamiste est beaucoup plus lointaine en Amérique. Que l'islamisme qu'elle nourrit doive pourrir la vie aux Russes et aux Européens lui importe peu. Bien que menacée en première ligne, l'Europe s'est laissée entraîner avec une rare inconscience à soutenir les États-Unis dans cette entreprise de déstabilisation contraire à ses intérêts. La France l'a fait au mépris d'alliés historiques qui avaient toujours bénéficié de sa protection comme les chrétiens d’Orient, premières victimes de l'appui apporté aux islamistes. La question proche-orientale est un moyen d'arrimer l'Europe occidentale au char américain, contre la Russie. Que le terrorisme et les flux de migrants déstabilisent les États d'Europe est plutôt bien vu dans certains cercles washingtoniens, où l'on compte que ces États, une fois affaiblis par le multiculturalisme, seront plus dociles à l'instauration d'un espace euro-atlantique unifié.
Au vu de ces collusions, nous ne cèderons pas à la tentation de dire des attentats : "les Américains les ont bien cherchés". Ce serait indécent : les victimes d'Orlando ne sont pas les mêmes que ceux qui élaborent à Washington les politiques de déstabilisation. D'ailleurs, il ne faut pas imaginer que le terrorisme soit tenu pour un grave problème par les grands qui dirigent le monde. Malgré la rhétorique dont ils usent à l'usage du peuple, les attentats terroristes sont d'abord pour eux un moyen de déstabiliser l'adversaire (le seul qui compte, la Russie) ou de coaliser les opinions publiques autour d'eux, éventuellement de restreindre les libertés. Orlando, à cette échelle, est un non-évènement.
Aujourd'hui alliée à l'islamisme contre la Russie, l 'Amérique aurait l'option alternative de s'allier à la Russie contre l'islamisme. C'est plus ou moins le programme de Donald Trump. Le laissera-t-on faire ? En tout cas, ce serait là une rupture avec 70 ans de politique pro-islamiste : on comprend qu’elle suscite des inquiétudes à Washington.
(1) Le Monde, 20 juin 2016
(2) Al-Qaïda (dont la branche syrienne s'appelle Al-Nosra) est désignée comme une organisation terroriste à combattre dans la Résolution de l'ONU du 18 décembre 2015 et a sinon revendiqué, du moins approuvé l'attentat du Bataclan, ce qui n'est pas le cas d'Ahrar-el-Sham. Voilà ce que les forces spéciales françaises continuent à soutenir !

 
Source : http://www.atlantico.fr/decryptage/grand-tabou-ces-etranges-et-persistants-interets-communs-entre-etats-unis-et-islamisme-roland-hureaux-2777072.html#epc22uca7gKyEkg8.99