vendredi 21 mars 2025

“Sombrer dans l’incohérence”. Nous dérivons vers le yahooïsme.

De tout ce que J.D. Vance a dit à la Conférence de Munich sur la sécurité en précipitant les Européens présents au paroxysme de l'angoisse, la première réflexion du vice-président américain m'a semblé la plus intéressante. Voici le passage que j'ai souvent relu depuis que Vance a stupéfié son auditoire — et le reste du monde occidental, d'ailleurs — lors du rassemblement de la mi-février dans la capitale bavaroise :

“... La menace la plus préoccupante pour l'Europe n'est pas la Russie, ni la Chine, ni aucun autre acteur extérieur. Ce qui m'inquiète, c'est la menace intérieure, le recul de l'Europe sur certaines de ses valeurs les plus fondamentales : des valeurs partagées avec les États-Unis d'Amérique…”


C'est une affirmation d'une vérité percutante, due notamment pour une large part à son auteur. Et la dernière chose dont les dirigeants des post-démocraties occidentales ont envie de se préoccuper, alors qu'ils prétendent gouverner, c'est la corruption interne - politique, économique, sociale - dont ils portent une responsabilité considérable, sinon principale. Les problèmes auxquels l'Occident est confronté sont toujours, selon ces dirigeants, imputables à une autre nation. En quelques phrases, Vance a détruit cette fiction. Voici un dirigeant occidental qui dit ce qui a longtemps été considéré comme relevant du “grand tabou” – pour reprendre ma terminologie – que sont les nombreuses questions que les élites néolibérales excluent soigneusement du discours public.

On ne peut que s'interroger sur l'un des aspects du raisonnement de J. D. Vance. Il a tout à fait raison de pointer les échecs et les défaillances des Européens, qui ont recours à toutes sortes de mesures antidémocratiques pour défendre les orthodoxies communes à tous les centristes néolibéraux. Je me suis demandé si Vance se rend compte que le gouvernement dont il fait partie est en train de commettre les mêmes erreurs, de sombrer dans les mêmes dérives. Ma question est devenue d'autant plus urgente depuis que Vance s'est exprimé à Munich, et ce pour une raison toute simple. L'administration Trump s'avère pire, bien pire de jour en jour, dirais-je, que celle des Européens qu'il a si justement fustigés.

Pendant un temps, au début du premier mandat de Donald Trump et au début du second, on a cru que les quelques idées valables qu'il a mises en avant – une nouvelle détente avec la Russie, la fin des guerres aventureuses de l'Amérique, un virage de la nation vers la majorité laborieuse de l'Amérique – le réhabiliteraient, compenseraient toutes ses erreurs, ses absurdités, ses errements dus à son inexpérience politique.

Mais aujourd'hui, ce raisonnement n'est plus défendable.

Les quatre années de Joe Biden à la Maison Blanche ont marqué une accélération significative du déclin de l'Amérique. Deux mois après le début de son second mandat, il est déjà clair que Trump ne fera qu'accélérer le naufrage de la nation dans l'incohérence. Et si l'une des caractéristiques du programme de Trump cette fois-ci se démarque de toutes les autres, c'est l'intention évidente de son administration : la destruction.

La politique étrangère de Trump, cela va peut-être sans dire, est déjà un désastre en soi. L'homme qui a proposé de mettre fin à la campagne de terreur de l'Israël sioniste contre le peuple palestinien vient d'autoriser “l'État juif” à violer l'accord de cessez-le-feu négocié par l'un des envoyés de Trump il y a tout juste un mois. Résumons la situation : le régime Trump cautionne désormais le terrorisme génocidaire d'Israël à Gaza et en Cisjordanie avec encore plus d'enthousiasme, voire d'extravagance, que l'administration Biden. Avec le bombardement du Yémen et la diplomatie douteuse de Steven Witkoff, on ne peut plus parler de complicité, mais bien d'une participation directe et active à des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.

L'homme qui a promis de mettre fin à la guerre en Ukraine et de rétablir les relations avec la Russie a décidé la semaine dernière - trahissant ainsi grossièrement Moscou - de continuer à fournir au régime de Kiev armes et renseignements essentiels sur le champ de bataille. La question est maintenant de savoir si Trump et ses responsables de la Sécurité nationale, tous novices, sont sincères lorsqu'ils parlent d'un rapprochement durable avec Moscou - et s'ils sont capables de l'habileté politique nécessaire pour négocier un tel rapprochement.

On peut attribuer le désordre côté Sécurité nationale à l'incompétence. Ou, comme l'a dit l'autre jour Yves Smith, le nom de plume d'un commentateur américain qui a étudié Trump, dans Naked Capitalism :

“Il est de plus en plus évident que sa priorité absolue [celle de Trump] consiste à contrôler toute interaction, peu importe si elle sert un objectif à long terme”.

On ne peut s'attendre à la moindre cohérence lorsque de simples démonstrations de contrôle importent plus que le reste.

Sur le plan intérieur, l'incompétence généralisée se conjugue à une volonté manifestement pathologique de démolir les institutions et les structures gouvernementales. Nous assistons actuellement à une attaque généralisée des libertés civiles, au premier rang desquelles la liberté d'expression et la liberté de réunion et d'association. Les Américains ne sont qu'à un cheveu d'un régime de contrôle de la pensée. Comme d'autres l'ont souligné, la campagne musclée de Trump contre les collèges et universités américains - l'arrestation de Mahmoud Khalil et le désordre à l'université de Columbia marquant les premières étapes d'une guerre plus étendue - s'apparente à une attaque contre l'éducation elle-même.

Les abus flagrants de la justice des années Biden ont gravement nui aux institutions juridiques et judiciaires américaines et font de la restauration de l'ordre une question urgente. Comme beaucoup le craignaient, Trump aggrave maintenant cette crise en instrumentalisant encore davantage le ministère de la Justice et les tribunaux américains. Cette semaine, Trump a plongé l'Amérique dans une crise constitutionnelle aussi grave que toutes celles qu'a connues le pays.

Elon Musk, le crypto-fasciste lancé par Trump contre le gouvernement fédéral, s'attaque aux ministères et aux agences avec une insouciance totale. L'intention déclarée du pseudo “Département de l'efficacité gouvernementale” de Musk est de réduire les coûts, et personne ne peut nier les nombreux excès des bureaucraties tentaculaires de Washington. Mais dépouiller les agences gouvernementales au point de les rendre incapables de fonctionner ? C'est ce que j'appelle une pulsion pathologique. On peut parler de compulsion justifiant, et j'en suis convaincu, une enquête psychiatrique. Certains complexes névrotiques entraînant un comportement irrationnel (haines inconscientes, ressentiments ?) se trouvent sublimés dans ce programme de saccage bureaucratique, aussi puéril soit-il.

Même les attentes modestes que moi-même et d'autres avons entretenues au cours des quatre premières années de Trump semblent, avec le recul, totalement déplacées. J'avoue avoir fait une erreur de jugement sur ce point. Trump est un énergumène de la pire espèce, et l'Amérique semble désormais condamnée à un règne provisoire sous le signe de l'énerguménisme. L'idée que je me fais de ce mandat peut s'interpréter à l'aune d'un optimisme certain : rien ne garantit que notre république boiteuse se remettra de Trump II.

Ces questions sont des variations radicalement plus graves de ce dont se plaignait J.D. Vance dans son discours de Munich. Nous avons peu entendu parler de Vance, pour autant que je sache, alors que la crise dans laquelle le président Trump entraîne l'Amérique s'accélère.

Voici un bref passage du discours prononcé par Donald Trump lors de son investiture le 20 janvier :

“Après des années et des années d'efforts fédéraux illégaux et inconstitutionnels pour restreindre la liberté d'expression, je signerai également un décret pour mettre immédiatement fin à toute censure gouvernementale et rétablir la liberté d'expression en Amérique”.

Trump a eu raison de dénoncer les opérations de censure honteuses menées pendant les années Biden. Et il a effectivement signé un décret - l'un des nombreux signés au cours de ses premières journées au pouvoir - garantissant le rétablissement des droits du Premier Amendement en Amérique. Voilà certainement l'une des choses que Vance avait en tête lorsqu'il s'est exprimé à Munich. Et maintenant, Mahmoud Khalil, diplômé de Columbia et innocenté de tout crime, attend son expulsion dans une prison des services de l'immigration et des douanes, dans un coin perdu de la Louisiane.

Je pourrais continuer à l'infini sur les agissements répréhensibles de Trump et de ses collaborateurs. La liste des méfaits s'allonge chaque jour. Mais je laisse cela aux journalistes. Mon souci consiste à identifier la signification fondamentale de la corruption évidente parmi les élites dirigeantes américaines depuis quelques années maintenant. Elle est également présente en Europe, comme l'a affirmé J.D. Vance le mois dernier, mais permettez-moi, s'il vous plaît, d'être juste un autre Américain égocentrique pour un instant. Quelque chose s'est produit ces dernières années parmi ceux qui prétendent diriger l'Amérique. De quoi s'agit-il ?

En réfléchissant à cette question, je pense à Arnold Toynbee, l'historien anglais autrefois célèbre et aujourd'hui dépassé.

Toynbee était un spécialiste des civilisations, en particulier de leur prospérité et de leur déclin. Dans A Study of History, une étude en 12 volumes publiée entre 1934 et 1961, il a passé en revue 26 civilisations et en a tiré certaines conclusions.

L'une d'entre elles montre que les plus grandes civilisations, celles dont nous parlent nos manuels universitaires, sont apparues lorsqu'une élite dotée d'imagination, de créativité et d'une certaine dose de courage a su répondre à l'une ou l'autre des circonstances exigeant d'être résolues pour assurer la survie de la société. Parmi les exemples souvent cités par Toynbee, les Sumériens dont l'élite a su organiser ses sujets pour développer de vastes systèmes d'irrigation qui ont préservé la civilisation. Défi-résultat : Tel était le terme utilisé par Toynbee pour désigner le phénomène commun aux civilisations qu'il étudiait.

“L'homme accède à la civilisation, non pas grâce à des atouts génétiques supérieurs ou à un environnement géographique favorable”, écrivait-il, “mais en réponse à un défi dans une situation particulièrement difficile l'incitant à fournir un effort sans précédent”.

L'essor des civilisations est donc une question de mentalité. Telle était sa thèse.

Alors, pourquoi les civilisations s'effondrent-elles ? Pour répondre à cette question, Toynbee a appliqué d'autres lois de l'histoire. Le résultat est le même, mais inversé.[1]

Toynbee a rarement, voire jamais, constaté dans ses longues explorations du passé que les sociétés s'effondrent à la suite de facteurs externes (agressions, modification de l'environnement, etc.). Le déclin s'amorce presque toujours, peut-être de manière un peu surprenante, par une défaillance spirituelle. En clair, les élites dirigeantes finissent par perdre de leur dynamisme. Les civilisations héritées de leurs lointains ancêtres ne les stimulent plus, ou elles les tiennent pour acquises et ne les préservent pas correctement. C'est à ce stade qu'elles sombrent dans la soif de pouvoir, la décadence sous toutes ses formes, l'égocentrisme, le nationalisme agressif, les expéditions militaires inutiles, l'une ou l'autre forme de despotisme.

Quelque part dans A Study of History , Toynbee énonce la chose suivante : les sociétés en déclin échouent presque toujours parce que leurs élites les ont trahies ou se sont suicidées. Peut-être peut-on faire exception à cette loi scientifique : que dire des anciennes civilisations du sud-ouest américain qui se sont rapidement désintégrées lorsque les terres arables ont été épuisées ? Cette formule me semble néanmoins résumer avec force et simplicité les conclusions de Toynbee.

C'est le discours de Munich de J. D. Vance qui m'a fait penser à Toynbee. Le populiste américain a-t-il lu le célèbre érudit anglais ? Peut-être, ai-je d'abord pensé, mais j'ai ensuite conclu que cela n'avait pas d'importance. Si Vance a lu A Study of History, il ne semble pas avoir médité sur ses enseignements.

Par Patrick Lawrence, le 20 mars 2025

Via Spirit's FreeSpeech

 

NOTES de H. Genséric

[1] La vision d'Arnold Toynbee: Moscou héritière de l'Empire romain d'Orient

Dans L'Occident "civilisé " vs l’Orient "barbare" : qu'en est-il au juste ?, nous avions écrit :

Arnold Toynbee définit une «civilisation» comme «un champ intelligible d’études historiques». Ainsi l’Angleterre a une culture propre, avec sa langue, ses rituels sportifs et sa gastronomie particulière, mais elle ne constitue pas pour autant une civilisation parce que son Histoire est incompréhensible si on ne la relie pas à celle de ses voisins européens. Toynbee n’en admet pas moins des affinités et des passerelles plus ou moins intenses entre les civilisations elles-mêmes. Ainsi considère-t-il que les trois civilisations (occidentale, orthodoxe et islamique) sont issues de ce qu’il appelle le rameau syro-hellénique (pensée grecque et monothéisme oriental).

 « La classification de Toynbee, très historique et faisant une large place aux grandes religions, …. fournit finalement une morphologie et une typologie méthodologique du phénomène des civilisations, et conduit à une rare vision de synthèse planétaire de la métamorphose des sociétés auxquelles beaucoup d'historiens rendent encore hommage. » — Roland Breton, Géographie des civilisations, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je. 1991.

Bien avant Auguste Comte ou Jules Michelet, on pourrait faire remonter la première ébauche des sciences sociales à l'œuvre d'Ibn Khaldoun. Né à Tunis en 1332, mort au Caire en 1406, Ibn Khaldoun est le plus connu des historiens arabes. Contemporain de Froissart, de Chaucer et de Pétrarque, il exerça diverses fonctions administratives  au Maghreb (l'Occident, en arabe) et en Égypte où il occupa la haute charge de Grand Cadi (juge suprême). Le "Kitâb al-‘Ibar" ou « Livre des Exemples » est une histoire universelle monumentale à laquelle il travailla près de trente ans, et dont l’objet est la civilisation et la société humaine. Ce livre fait de lui non seulement un historien, mais, cinq siècles avant Auguste Comte, l’inventeur de la sociologie.

De ce penseur médiéval, Arnold Toynbee  dit qu’il a « conçu et formulé une philosophie de l’Histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays»

Dans la "Muqadimma" (les Prolégomènes), Ibn Khaldoun est conscient que sa démarche profondément novatrice rompt résolument avec l’interprétation religieuse de l’histoire qui prévalait jusque-là : « Les discours dans lesquels nous allons traiter de cette matière formeront une science nouvelle […] C’est une science ʺsui generisʺ car elle a d’abord un objet spécial : la civilisation et la société humaine, puis elle traite de plusieurs questions qui servent à expliquer successivement les faits qui se rattachent à l’essence même de la société. Tel est le caractère de toutes les sciences, tant celles qui s’appuient sur l’autorité que celles qui sont fondées sur la raison. ».

Tout au long de son œuvre, ce premier théoricien de l’histoire des civilisations souligne la discipline à laquelle doivent s’astreindre ceux qui exercent le métier d’historien : « L’examen et la vérification des faits, l’investigation attentive des causes qui les ont produits, la connaissance profonde de la manière dont les événements se sont passés et dont ils ont pris naissance. »

Ibn Khaldoun a pour champ d’étude uniquement la partie du monde qu’il connaît, pour y avoir séjourné : Andalousie, Maghreb et Moyen Orient. C’est dans ce cadre restreint qu’il élabore sa théorie cyclique des civilisations rurales ou bédouines (‘umrân badawi) et urbaines (‘umrân hadari). Pour lui, les civilisations sont portées par des dynamiques tribales qui fondent dynasties et empires. Ibn Khaldoun, témoin de la chute du monde musulman à son époque, a introduit, bien avant Leontiev, la notion de cycles. Il a expliqué les conditions de naissance, d’évolution et de ruine des empires. Pour lui, les empires naissent et disparaissent selon un mécanisme primitif : la violence. La violence coloniale a entraîné la chute des empires coloniaux français et  britannique. La violence pratiquée par l’Empire américano-sioniste depuis la seconde guerre mondiale (Palestine, Corée, Viet Nam, Afghanistan, Irak, Libye, Syrie,  etc.) devrait, selon cette théorie khaldounienne, annoncer la chute prochaine de cet empire.

En introduisant le cycle de vie, Ibn Khaldoun fut le premier penseur à avoir l’idée que les   catastrophes dans l’Histoire ouvrent la voie à de nouvelles “histoires”. D’autres penseurs ont une vision linéaire de l’Histoire. 

Hannibal Genséric

1 commentaire:

Les commentaires hors sujet, ou comportant des attaques personnelles ou des insultes seront supprimés. Les auteurs des écrits publiés en sont les seuls responsables. Leur contenu n'engage pas la responsabilité de ce blog ou de Hannibal Genséric.