jeudi 20 mars 2025

La longue histoire de la russophobie

“Quelle sorte de paix existe sous occupation russe, quand on craint chaque jour d'être assassiné de sang-froid, violé ou enlevé en tant qu’enfant ?” — A. Baerbock, ministre allemande des Aff. étrangères (2023)

Comment les hommes politiques et les journalistes occidentaux peuvent-ils tenir des propos si désobligeants à l'égard de la Russie sans que cela ne suscite de tollé immédiat ? En théorie, tous les tabous peuvent être brisés. Ce traitement méprisant, difficilement imaginable à l'égard d'autres pays, va bien au-delà des critiques factuelles à l'encontre des dirigeants russes et s'observe aussi bien en temps de guerre qu'en temps de paix. Les auteurs recourent à des stéréotypes et insinuations sur la Russie récurrents au fil des siècles et profondément ancrés dans l'inconscient occidental.


“La seule vérité qui émerge de la Russie, c’est le mensonge”. — Robert Habeck, ministre allemand de l'Économie (2022)

“Quelle sorte de paix existe-t-il sous l'occupation russe, alors que l'on craint chaque jour d'être assassiné de sang-froid, violé ou même enlevé quand on est enfant ?”

— Annalena Baerbock, ministre des Affaires étrangères (2023)

Quand ils parlent ou écrivent publiquement sur la Russie, les hommes politiques et les journalistes occidentaux le font souvent de manière presque exclusivement négative et souvent très péjorative. Leurs remarques sont souvent caractérisées par des insinuations malveillantes, et toute vision de la perspective russe est manifestement exclue. Les déclarations des hommes politiques et des journalistes russes sont systématiquement qualifiées de propagande et de mensonges. Le président russe est ouvertement et manifestement insulté et assimilé à certains des pires personnages de l'histoire du monde. Les soldats russes sont exclusivement dépeints comme des criminels de guerre, des pilleurs ou des violeurs. Les journalistes russes comme des info-guerriers retors, les hommes d'affaires russes comme des criminels, les fonctionnaires comme corrompus. De fait, la population tout entière du pays est dépeinte comme plus ou moins autoritaire, homophobe et arriérée.

Les sources occidentales de ces déclarations, en revanche, ne subissent aucune critique publique dans leur pays d'origine. Il semble aller de soi, dans le paysage politico-médiatique établi, que la Russie puisse être décriée et dépeinte d'une manière difficilement imaginable dans les relations publiques avec d'autres pays, même en guerre. Ce faisant, les responsables se réfugient dans des schémas de pensée figés et des images négatives de la Russie reproduites depuis des siècles dans les pays occidentaux, dont les concepts sont simplement remis au goût du jour. Ces représentations de la Russie sont devenues, par la répétition incessante, une vérité fondamentale en Occident, rarement remise en question.

Ce phénomène est appelé russophobie.

Peur, dégoût, haine

Le terme anglais “russophobia” a émergé en Grande-Bretagne au début du XIXe siècle, lorsque, après la chute de Napoléon, les politiciens et les principaux médias du pays ont positionné la Russie dans l'opinion publique comme le nouvel adversaire redoutable de l'Empire. Ce phénomène n'était pas nouveau à l'époque. C'est simplement qu'un terme concis lui a été attribué. Le terme russophobie était centré sur la peur - la peur de l'expansion russe dans les zones d'influence de l'Empire britannique, en Iran ou en Inde, par exemple. Cette “peur de la Russie” a pris des proportions telles que même la Nouvelle-Zélande, nation insulaire lointaine, a construit une série de forts côtiers dans les années 1880 pour se prémunir contre une attaque russe présumée.

Cependant, le phénomène de la russophobie n'englobe pas seulement la peur, mais aussi des éléments de préjugés et de méfiance, ainsi qu'une attitude hostile envers la Russie. En allemand, on utilise parfois les termes Russlandhass (“haine de la Russie”) ou Russenfeindlichkeit (“hostilité envers la Russie”). Ces termes font référence à “une attitude négative à l'égard de la Russie, des Russes ou de la culture russe”, selon la définition évasive de Wikipédia en allemand. Alors qu'aucune variante de ces termes n'apparaît dans le Duden (le dictionnaire allemand de référence) le Collins English Dictionary indique clairement que la russophobie est “une haine intense et souvent irrationnelle envers la Russie”.

L'historien Oleg Nemensky critique ces définitions qu'il juge triviales. Chercheur à l'Institut russe d'études stratégiques, Nemensky a examiné le phénomène de manière plus approfondie dans un essai publié en 2013. Bien que des attitudes hostiles aient persisté tout au long de l'histoire et à l'encontre de nombreux pays et peuples, écrit-il, la russophobie va bien plus loin. Selon Nemensky, il s'agit d'une idéologie presque universelle :

“[Il s'agit] d'un ensemble spécifique d'idées et de concepts qui possède sa propre structure, son propre système et sa propre histoire d'émergence et de développement dans la culture occidentale, ainsi que ses manifestations typiques. L'équivalent le plus proche d'une telle idéologie est l'antisémitisme”.

Ce parallèle a également été relevé par le journaliste et homme politique suisse Guy Mettan. Mettan a publié en 2017 un livre sur la russophobie (1) dans lequel il souligne le caractère exclusivement occidental du phénomène, qui n'existe pas dans d'autres parties du monde. La russophobie est profondément ancrée dans l'inconscient des Occidentaux et pratiquement indissociable de la conscience identitaire locale, qui, pour asseoir sa prétendue supériorité, a besoin de la Russie pour adversaire.

Des siècles de représentation négative de la Russie

Les avis divergent quant à l'origine de cette attitude. Le journaliste Dominic Basulto, qui considère la russophobie avant tout comme un phénomène médiatique, décrit dans son livre Russophobia (2015) comment les récits occidentaux sur la Russie remontent à plus de 150 ans. Le phénomène est “cyclique”, avec des descriptions d'une “bonne” Russie lorsqu'elle traverse une phase difficile, et des représentations d'une “mauvaise” Russie lorsque le pays se montre plus “affirmé” dans les médias occidentaux. Ces descriptions sont intemporelles et presque mythologiques. (2)

Oleg Nemensky remonte encore plus loin et affirme que l'idéologie de la russophobie est apparue dès la fin du XVIe siècle, lorsque les Russes ont été proclamés ennemis du christianisme européen avec la menace des Turcs. La Russie a combattu plusieurs puissances européennes pendant la longue guerre de Livonie (1558-1583), notamment la Pologne, la Lituanie, le Danemark et la Suède. La noblesse polonaise, qui cherchait à conquérir des territoires en Russie, a joué un rôle majeur dans cette guerre idéologique en Occident et a ainsi façonné l'image de la Russie.

L'historien autrichien Hannes Hofbauer rappelle dans son livre “Feindbild Russland. Geschichte einer Dämonisierung” [L'image de la Russie comme ennemie. Histoire d'une diabolisation] que la Pologne et la Russie s'étaient déjà affrontées à travers cinq guerres en Livonie au cours des cent années précédentes. “L'image d'une ‘Russie asiatique et barbare’, répandue dans l'ouest du continent, remonte à cette époque”. (3) Elle est née d'intérêts politiques et émane d'intellectuels polonais, dont le philosophe Jean de Glogów, l'évêque Érasme de Ciolek et le recteur de l'université de Cracovie Jean Sacranus, qui ont diffusé leur propagande de guerre anti-russe dans des discours et dans des brochures en plusieurs langues à travers l'Europe.

Dans son livre, Guy Mettan revient également sur le schisme de l'Église chrétienne entre l'Église orthodoxe orientale et l'Église catholique romaine occidentale (le “schisme de 1054”) comme fondement de l'hostilité envers la Russie. À cette époque, un conflit fondamental entre l'Orient et l'Occident existait déjà, né de la propagande, et les catholiques attribuaient des caractéristiques négatives à l'Église orientale byzantine et aux fidèles orthodoxes. Ces accusations ressemblaient déjà fortement aux stéréotypes russophobes ultérieurs de barbarie, d'arriération et de despotisme.

Ainsi, des images hostiles à la Russie ont émergé dans différentes parties de l'Occident contemporain, à des époques et pour des raisons différentes. Bien que le contexte relève toujours des relations de pouvoir, les justifications diffèrent. Dans l'Église catholique, la russophobie a été légitimée par la religion. En Pologne-Lituanie, elle résultait de conflits territoriaux directs. À l'époque des Lumières en France, la motivation était philosophique. En Angleterre, le “Grand Jeu” la justifiait au nom de l'impérialisme. En Allemagne après 1900, un racisme profond prévalait, et aux États-Unis, la guerre froide a conféré à la russophobie une dimension principalement anticommuniste. Ces différentes approches et sources de la russophobie ont été soit latentes, soit très explicites selon les époques, pour finalement se fondre en un phénomène global, unique et extrêmement puissant dans l'Occident politiquement et médiatiquement soudé qui se manifeste aujourd'hui.

La russophobie s'appuie sur plusieurs stéréotypes récurrents, que certains auteurs qualifient également de métarécits. Examinons de plus près les allégations russophobes classiques révélatrices des origines et de la persistance de l'image négative de la Russie en Occident.

Les convoitises territoriales comme fin en soi

Lorsque l'actuel chancelier allemand Olaf Scholz accuse les dirigeants russes de vouloir bâtir un empire en envahissant l'Ukraine, il s'engage sur des sentiers russophobes très anciens :

“La Pologne n'était que le petit-déjeuner... Où dîneront-ils ?”

Telle était la crainte de l'homme politique et écrivain britannique Edmund Burke en 1772 concernant le rôle de la Russie dans la première partition de la Pologne. (4)

“Lorsque la Russie se sera établie sur le Bosphore, elle conquerra Rome et Marseille avec la même rapidité”,

prévoyait le journal français Le Spectateur de Dijon en 1854, juste avant la guerre de Crimée. (5)

“L'avenir appartient à la Russie, qui grandit et pèse sur nous comme un cauchemar de plus en plus oppressant”,

selon l'opinion exprimée par le chancelier allemand Theobald von Bethmann Hollweg en 1914, peu avant le début de la Première Guerre mondiale. La théorie du domino de la guerre froide s'inscrit également dans ce schéma.

Pendant des siècles, de nombreux acteurs de la sphère publique occidentale ont accusé les dirigeants russes de vouloir constamment s'étendre au détriment des États voisins. Bien que des conquêtes russes de cette nature se soient produites à plusieurs reprises dans l'histoire, ce récit ignore complètement les évolutions historiques contraires. Le retrait pacifique de l'Armée rouge et la dissolution du Pacte de Varsovie après 1990, par exemple, n'ont pas eu d'impact significatif sur l'image de la Russie en Occident : ils ont simplement été perçus comme un signe de faiblesse momentanée de la Russie.

Les comparaisons avec les pays occidentaux sont également révélatrices. Les États-Unis ont annexé de grandes parties de leur territoire et ont continué à étendre leur sphère d'influence jusqu'à leur présence militaire internationale actuelle. L'OTAN, elle aussi, n'a cessé de s'étendre depuis sa création et se trouve aujourd'hui aux portes de la Russie. Pendant des siècles, les puissances coloniales européennes ont conquis, morcelé et accaparé les richesses de presque toutes les régions du monde. Mais aucun de ces agissements n'a pour autant transformé leurs États respectifs en empires “voraces” et “avides” dans leur propre représentation de l’Occident.

Le stéréotype tenace du désir de conquête territoriale de la Russie, en revanche, est un des piliers de la russophobie et repose en partie sur un document falsifié mais très convaincant. Selon l'historien anglais Orlando Figes, plusieurs auteurs polonais, hongrois et ukrainiens ont falsifié un testament de Pierre le Grand au cours du XVIIIe siècle, puis l'ont fait circuler en Europe. Le document falsifié, déposé aux archives du ministère des Affaires étrangères français dans les années 1760, faisait état d'un ambitieux projet russe visant à soumettre l'Europe, le Moyen-Orient et même l'Asie du Sud-Est. Bien que le testament présumé du tsar ait été rapidement reconnu comme un faux, il a été instrumentalisé par les responsables politiques occidentaux pendant près de 200 ans pour justifier la guerre contre la Russie. Orlando Figes écrit (6) :

“Le ‘testament’ a été publié par les Français en 1812, l'année de leur invasion de la Russie, et a ensuite été reproduit et cité dans toute l'Europe comme preuve concluante de la politique étrangère expansionniste de la Russie.

“Il a été republié avant chaque guerre à laquelle la Russie a participé sur le continent européen - en 1854, 1878, 1914 et 1941 - et pendant la guerre froide, afin de justifier les intentions agressives de l'Union soviétique”.

Les insinuations actuelles selon lesquelles la Russie “s'en prendrait” à d'autres États d'Europe de l'Est après une victoire en Ukraine illustrent également l'esprit de ce testament falsifié, selon les critiques formulées par le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov en 2022. Pour les russophobes, la falsification du testament n'a jamais été pertinente, car elle correspond idéologiquement au stéréotype selon lequel “après tout, ce qui caractérise la politique de la Russie mieux que toute vérité historiquement authentifiée, c'est le faux”, selon la propagande de guerre allemande concernant le document en 1916. Adolf Hitler a tenu des propos très similaires en 1941, alors même que l'armée allemande était stationnée en Russie et avait annexé de vastes territoires pendant les deux guerres mondiales.

Le stéréotype révèle principalement les projections des politiciens des puissances occidentales, qui prêtent aux dirigeants russes leur propre façon de penser et d'agir. En outre, le refus occidental de reconnaître que le conflit armé russe puisse être motivé par d'autres motifs que la simple soif de conquête et la primitive soif de territoire, ce qui prévaut encore aujourd'hui, contribue largement à la vision extrêmement limitée du conflit qui prévaut en Occident pour expliquer la guerre actuelle. Les politiciens et les journalistes se refusent à admettre que l'invasion de l'Ukraine par la Russie, bien loin de vouloir restaurer l'Union soviétique, cherche à prévenir une menace existentielle de l'OTAN aux portes de la Russie, et qu'elle neutralise toute tentative constructive de résolution des problèmes pour au contraire favoriser de très dangereuses décisions politico-militaires.

Un pays de barbares

Selon une autre idée reçue, la Russie est un pays arriéré, brutal et incivilisé, voire barbare. Cette vision stéréotypée s'applique à son niveau de développement matériel et technologique, ainsi qu'à la composition intellectuelle et culturelle de sa population. Elle est souvent associée à un sentiment de supériorité manifeste de la part des Occidentaux et à la conviction que la Russie doit d'abord rattraper le retard qu'elle aurait pris sur eux.

Cette croyance est perceptible dans des discours publics très variés, qu'il s'agisse de la politique sociale, de l'économie et de la technologie russes ou de la guerre actuelle. Dans le cas de la guerre, l'image stéréotypée de la Russie est déjà largement relayée : des hommes politiques et des journalistes occidentaux ont accusé Vladimir Poutine d'agir comme un “dirigeant du XIXe siècle” dans le conflit ukrainien. On peut régulièrement lire que l'armée russe possède “des armes obsolètes” et que, sans l'importation de technologies occidentales de pointe, son industrie de l'armement est confrontée à une crise imminente. En outre, la Russie menerait depuis toujours cette guerre selon des principes de masse plutôt que de classe, en suivant des “doctrines obsolètes”. L'armée russe, contrairement à l'OTAN, serait si peu professionnelle et barbare qu'elle serait incapable de faire quoi que ce soit, à part commettre des crimes de guerre.

Le stéréotype de l'arriération russe est ancien et n'a pu s'enraciner dans l'histoire que parce que l'Occident a systématiquement préféré ignorer les réalités contraires. “La Russie est comme un autre monde”, écrivait l'évêque de Cracovie, Matvey, dès le milieu du XIIe siècle dans une lettre au prédicateur français Bernard de Clairvaux. Mais le stéréotype ne s'est vraiment imposé qu'à la transition du Moyen Âge aux temps modernes, lorsque l'Europe a commencé à se forger une identité en tant qu'espace culturel distinct, notamment en se distinguant d'autres aires culturelles, explique l'historien Christophe von Werdt.

“La Russie a joué un rôle particulièrement important à la fois dans cette construction identitaire européenne et dans la perception de ce qui est étranger.

“L'Europe était en effet confrontée à une terre chrétienne ‘étrangère’ qu'elle ne pouvait ni coloniser ni assimiler culturellement”.

Aux XVIe et XVIIe siècles, les Européens occidentaux affluent en Russie comme diplomates, mercenaires ou marchands, et consignent leurs impressions sur ce pays inconnu. L'historien d'Europe de l'Est Manfred Hildermeier écrit que le fossé culturel dont témoignent les archives “se doublait progressivement d'un sentiment de supériorité”. Les voyageurs allemands, par exemple, ont rapporté avec étonnement que les Russes se baignaient nus dans la rivière à la vue de tous et que les hommes et les femmes n'étaient pas séparés par sexe dans les saunas présents presque partout, mais s'y rendaient ensemble. Se moucher, cracher, roter ou jurer en public était considéré comme une offense par les visiteurs occidentaux de l'époque.

“Ce que les voyageurs dénonçaient à propos de la Russie, c'était notamment l'histoire de leur propre culture.

“C'est peut-être aussi ce qui explique le sentiment de supériorité des voyageurs envers les Russes et leur indifférence pour ce qui ne coïncidait pas avec leur vision des choses, comme les fréquentes séances de sauna (à une époque où le parfum remplaçait l'hygiène corporelle dans les cours aristocratiques européennes), la censure de la nudité en public ou les bagarres sans effusion de sang (car les Russes ne maniaient pas l'épée).

“Ces voyageurs n'ont été victimes d'aucun malentendu, mais ils étaient partiellement aveugles”. (7)

L'auteur suisse Guy Mettan démontre de manière encore plus frappante la sélectivité du jugement occidental. Il compare le récit de voyage populaire de 1761 de l'astronome français Jean Chappe d'Auteroche avec le récit contemporain d'un capitaine de bateau japonais nommé Kodayu, qui a parcouru la même route à travers la Sibérie au même moment que le Français. “Mais ils semblent décrire deux planètes différentes”, note Mettan (8), “leurs récits de voyage ne pourraient être plus différents”.

Alors que d'Auteroche discerne partout en Russie le retard et la barbarie, Kodayu décrit sobrement la vie quotidienne, les conditions de vie et le contexte sociopolitique. La lecture parallèle des deux ouvrages est fascinante, car elle révèle douloureusement le contraste entre l'impartialité du voyageur venu d'Extrême-Orient et le besoin de l'Occidental de juger les autres avec supériorité et de mettre en avant sa supposée suprématie civilisationnelle.

On peut tout aussi bien affirmer que, dans la perspective d'autres régions du monde, la Russie n'était ni spécialement sous-développée ni barbare. Manfred Hildermeier précise : “Ceux qui ont attesté du retard de l'Empire russe l'ont mesuré [exclusivement] à l'aune de l'Europe occidentale”. (9) Les Européens de l'Ouest n'ont toujours identifié le progrès que chez eux. Hildermeier, historien de l'Europe de l'Est, considère le stéréotype de l'arriération comme si central qu'il lui a consacré tout le dernier chapitre de son livre Geschichte Russlands (Histoire de la Russie).

Certains intellectuels russes et une partie de leur classe dirigeante ont également contribué au renforcement de ce concept en l'adoptant et en déclarant que certains pays occidentaux (Pays-Bas, France, Italie, Prusse) étaient des modèles à suivre dans certains domaines de la connaissance. L'exemple le plus célèbre est certainement celui de Pierre le Grand, qui a “propulsé” la Russie dans l'ère moderne européenne grâce à de nombreuses réformes imposées par le haut après son voyage en Europe.

Hildermeier écrit cependant que l'arriération est toujours relative, ou plutôt temporaire et limitée à certains domaines. En d'autres termes, une fois qu'un pays a rattrapé son retard dans un secteur, il peut toujours devenir un leader dans ce même domaine. Les réalisations de la Russie dans les sciences physiques et naturelles et les arts au XIXe siècle ou dans l'aéronautique et les voyages spatiaux au XXe siècle en sont des exemples. La Russie est également passée de la simple transposition des innovations occidentales sous Pierre le Grand à l'adaptation créative et innovante de ces modèles pour les adapter à ses propres besoins au cours des siècles suivants.

En raison de son étendue géographique, la Russie se caractérise par de grandes disparités entre les différentes régions du pays, raison pour laquelle elle peut difficilement être comparée à des pays comme la France, l'Angleterre ou l'Allemagne, et ne peut donc adopter leurs modèles supposés efficaces que dans une mesure limitée. Sur quoi mettez-vous l'accent ? Sur le village de province ou sur la vaste métropole ? À la veille de la Première Guerre mondiale, Saint-Pétersbourg et Moscou étaient mentionnées au même titre que Berlin, Paris et Londres, affirme Hildermeier. Et quelle sphère spécifique doit-on prendre en compte ? Après les réformes judiciaires d'Alexandre II, les juges russes jouissaient “d'une indépendance sans précédent comparés à l’Europe” (10).

Mais pendant des siècles, les politiciens et les journalistes occidentaux se sont rarement souciés de telles distinctions. Les symboles de la culture russe n'étaient ni Pouchkine, ni Gogol, ni Tolstoï, ni Tchaïkovski, mais souvent les puces et les poux. Le stéréotype initial d'arriération et de barbarie des Russes, créé par les visiteurs d'Europe occidentale, a perduré au fil des siècles. Bien qu'il ait été conceptuellement mis à jour ici et là, les jugements péjoratifs qui prévalent restent inchangés :

Adam Olearius, visiteur allemand en Russie (1656) :

“Si l'on considère les Russes selon leurs dispositions/coutumes et leur vie, ils doivent être comptés parmi les barbares... étant rusés/têtus/inflexibles/répugnants/pervers et sans honte, enclins à tout mal”.

Charles Maurice de Talleyrand, ministre français des Affaires étrangères (1796 à 1807) :

“L'ensemble du système [de l'Empire russe] [...] est conçu pour inonder l'Europe d'une horde de barbares”. (11)

George S. Patton, général américain (1945) :

“En plus de ses autres caractéristiques asiatiques, le Russe ignore tout du respect de la vie humaine et est un véritable fils de pute, un barbare et un ivrogne chronique”.

Le quotidien allemand BZ (2022) :

“Ils pillent, violent et torturent : c'est ainsi que Poutine a créé son armée barbare”.

Bien sûr, on a toujours propagé des atrocités et dévalorisé l'ennemi en temps de guerre, mais cette vision très négative de la Russie prévaut presque en permanence en Occident. Aucune des citations ci-dessus n'a été faite en temps de guerre avec la Russie. Le stéréotype d'une Russie barbare et non civilisée semble inébranlable.

Puisque ce schéma de pensée est devenu une sorte de vérité incontestée en Occident, des événements tels que la crise dite du Spoutnik (1957), lorsque l'Union soviétique, supposée arriérée, a envoyé à la surprise générale le premier satellite dans l'espace, se produiront inévitablement à un moment donné. Dans son autobiographie, le cinéaste français Claude Lanzmann raconte comment son hôte lui a appris, lors d'un dîner mondain en 1961, qu'un Russe venait juste de devenir le premier homme à voler dans l'espace. Georges Pompidou, qui deviendra plus tard Premier ministre et président de la République française et était assis à côté de Lanzmann, a refusé d'y croire et s'est contenté de répondre : “C'est de la propagande !” (12)

L'éternel mensonge russe

La ruse et la tromperie des Russes sont un autre paradigme récurrent de la russophobie. Dès les XVIe et XVIIe siècles, les visiteurs occidentaux en Russie considéraient la tromperie et l'hypocrisie comme des traits de caractère typiquement russes, non pas individuellement, mais collectivement. Selon la logique russophobe, ce trait de caractère général se refléterait donc aussi dans la politique russe.

En conséquence, de nombreuses affirmations selon lesquelles la Russie a toujours recours à la tromperie et au mensonge en politique étrangère sont documentées pour les siècles suivants.

“La diplomatie russe, comme vous le savez, n'est qu'un long et multiple mensonge”,

affirmait par exemple l'homme d'État britannique George Curzon en 1903. (13) Les allégations de ce type s'étendent jusqu'aux accusations actuelles selon lesquelles la Russie a recours en permanence à la propagande et manipule les élections occidentales.

“En temps de paix, la Russie s'efforce de plonger non seulement ses voisins, mais tous les pays du monde dans un état de confusion par la défiance, l'agitation et la discorde. [...] La Russie n'avance pas directement vers son objectif [...] mais sape les fondations de la manière la plus sournoise qui soit”. (14)

Cette déclaration sur une forme de guerre hybride russe semble assez familière aux internautes d'aujourd'hui, mais elle date déjà de plus de 200 ans et émane du diplomate français Alexandre d'Hauterive à l'époque de Napoléon Bonaparte. Écrivant sur les médias anglais pendant le Grand Jeu, l'historien Orlando Figes note :

“Le stéréotype de la Russie émergeant de ces écrits extravagants est celui d'une puissance brutale, agressive et expansionniste par nature, mais aussi suffisamment sournoise et trompeuse pour conspirer avec des ‘forces invisibles’ contre l'Occident et infiltrer d'autres sociétés”.

Les affirmations récentes de cette nature s'énoncent ainsi ou presque de la part de l'Académie fédérale allemande pour la politique de sécurité (2017) :

“Dans sa confrontation avec l'Occident, la Russie utilise des méthodes qui, dans le passé, étaient principalement utilisées contre les anciens États soviétiques (ce que l'on appelle ‘l'étranger proche’) ou les États non occidentaux. C'est particulièrement vrai des cyberattaques agressives combinées à une propagande massive dans le but d'interférer dans les affaires intérieures et d'influencer les processus politiques”.

À ce stade, on peut se passer de l'analyse des deux poids, deux mesures flagrants de ces analyses, qui oublient tout simplement les innombrables ingérences électorales, coups d'État, cyberattaques et autres tentatives hybrides de déstabilisation organisés par l'Occident dans des pays du monde entier. Ce qui devient alors très clair, c'est que malgré l'ancienneté des affirmations russophobes citées, elles sont presque identiques et interchangeables. Et comme le stéréotype du désir de territoire des Russes, ce cliché met surtout en évidence les projections des politiciens et des journalistes occidentaux. Cette logique devient particulièrement claire dans la période de 1917 à 1919.

Après que Lénine ait été introduit clandestinement en Russie par les dirigeants allemands et qu'il ait mené la révolution bolchevique avec succès, les dirigeants allemands ont commencé à craindre que cette expérience russe ne s'étende à leur propre pays, explique l'historien Mark Jones.

En janvier 1919, les journaux allemands de presque toutes les tendances politiques ont affirmé que les Russes avaient joué un rôle déterminant dans le soulèvement spartakiste à Berlin et dans l'appel à une lutte armée contre l'Allemagne.

“Cette propagande a été largement répandue et a conduit à une augmentation de la xénophobie dès la phase de fondation de la République de Weimar, qui s'est encore intensifiée plus tard sous le Troisième Reich. En fait, rien de tout cela n'était vrai”. (15)

Jones explique en outre que de nombreux politiciens et journalistes pensaient qu'une grande quantité d'argent russe affluait à Berlin pour financer le soulèvement. Le sentiment russophobe dans les médias a eu des conséquences meurtrières : les troupes gouvernementales ont commis de nombreuses atrocités lors de l'écrasement de la République soviétique de Munich en mai 1919. Le plus grand incident de ce type a été la fusillade de 53 prisonniers de guerre russes le 2 mai à Gräfelfing, au motif que les Russes avaient combattu pour la République soviétique.

Le stéréotype des intrigues et mensonges russes apparaît à de nombreux niveaux thématiques. La dévalorisation de toute position russe adverse en tant que “propagande” et “mensonges” est un élément central de la russophobie, écrit Dominic Basulto dans son livre. Ainsi, un pays dont les dirigeants mentent constamment ne saurait se doter de médias d'État diffusant légitimement à l'étranger les points de vue de son propre gouvernement, comme le font les médias d'État d'autres pays. Non, aux yeux des russophobes, les médias d'État russes ne peuvent être que des “médias propagandistes”.

Depuis des siècles, les observateurs occidentaux dénoncent l'apparence européenne des Russes, c'est-à-dire le fait que les Russes, par leurs vêtements et leur apparence, mentent déjà virtuellement. L'écrivain français Astolphe Marquis de Custine a écrit en 1839 :

“Je ne leur reproche pas d'être ce qu'ils sont, je leur reproche de feindre d'être ce que nous sommes. Ils sont encore barbares... et, en cela, ils suivent l'exemple des singes et déforment ce qu'ils copient”.

Que les Russes “singent” la culture française a également été rapporté dans les journaux français à l'approche de la guerre de Crimée. Et c'est là que les clichés russophobes convergent. Si les Russes tentent de remédier à leur supposée arriération en s'orientant vers l'Occident, ils ont encore tort : au fond, ils ne sont que des barbares à peine civilisés.

Les Russes sont des gens “au physique caucasien et à l'âme mongole”, écrivait le journaliste américain Ambrose Bierce dans son Dictionnaire du diable en 1911. (16) La satire était le but de Bierce, comme pour chacune des quelque 1 000 définitions de son dictionnaire. Il se faisait le relais critique des idées reçues de son époque. En 2022, la politologue Florence Gaub a déclaré à la chaîne de télévision publique allemande ZDF :

“Nous ne devons pas oublier que même si les Russes ont l'air européens, ils ne le sont pas, en tout cas pas au sens culturel du terme”.

Et ce n'était pas de l'ironie.

Le despote et sa nation obéissante

Le stéréotype de la tyrannie russe est probablement l'élément le plus fort de la russophobie. Il comporte deux aspects complémentaires : un dirigeant démoniaque et une mentalité d'esclave de la population russe.

Le tsar Ivan IV, surnommé “l'Austère” en Russie et “le Terrible” en Occident, était l'archétype du souverain russe cruel, explique Oleg Nemensky. Selon Nemensky, le “mythe noir” du tyran sanguinaire, “dont la brutalité aurait dépassé toutes les limites imaginables”, a émergé au XVIe siècle, à l'époque de la guerre de Livonie, et occupait la place la plus en vue parmi les stéréotypes propagandistes russes de l'époque. Ivan le Terrible, aux yeux des Occidentaux, “combinait l'incarnation du mal et du pouvoir brutal avec l'asservissement de ses sujets”.

En effet, Ivan IV était un dirigeant brutal et apparemment un personnage sadique qui employait des méthodes cruelles de torture et d'exécution. Cependant, on peut se demander si cela le rendait exceptionnel à son époque. Pourtant, la réputation légendaire d'Ivan le Terrible a façonné l'image des dirigeants russes en général dans le reste de l'Europe, qui a d'ailleurs été appliquée aux dirigeants russes des siècles suivants : cruels, tyranniques, brutaux. Par contre, peu de gens ont entendu parler du tsar Alexis Ier, surnommé “le plus doux”, qui succéda à Ivan après 31 ans de règne.

Nous ne citerons pas ici toutes les insultes proférées par les Occidentaux pour décrire les dirigeants russes au pouvoir. De celle consistant à qualifier le tsar Pierre Ier de “plus grand barbare de l'humanité” (Montesquieu) à celle selon laquelle Vladimir Poutine serait un “tueur” (Joe Biden), cette longue énumération s'étendrait sur plusieurs siècles.

Il est indéniable qu'en temps de guerre, il est courant de diaboliser le dirigeant d'une puissance adverse en le désignant comme le mal personnifié. Selon Arthur Ponsonby, la propagande de guerre a pour principe de susciter la haine du dirigeant ennemi. Mais dans la culture russophobe de nombreux pays occidentaux, cette logique s'applique également en temps de paix. Bien que l'on puisse trouver des exceptions de dirigeants russes parfois bien perçus en Occident parce qu'ils ont accompli des choses extraordinaires – Alexandre Ier (victoire sur Napoléon) ou Mikhaïl Gorbatchev (réunification allemande) méritent d'être mentionnés ici –, en règle générale, c'est plutôt l'inverse qui prévaut.

Par exemple, l'attribution d'un doctorat honorifique à Vladimir Poutine par l'université de Hambourg en 2004 a suscité une telle indignation dans l'opinion publique que l'université et Poutine ont tous deux renoncé à la cérémonie. La raison de cette tempête de protestations, a-t-on dit, était la “guerre en Tchétchénie menée en violation du droit international”. En 2011, l'attribution prévue du prix Quadriga à Poutine (alors Premier ministre russe) a également été annulée en raison d’un tollé général. En revanche, ces normes n'ont pas été appliquées aux présidents américains comme Bill Clinton, qui a reçu le Prix des médias allemands en 1999, le Prix Charlemagne à Aix-la-Chapelle en 2000 et le Mittelstandspreis européen (prix des moyennes entreprises) en 2002, peu de temps après mené une guerre d'agression contre la Yougoslavie en violation du droit international,

Selon Dominic Basulto, comparer ces deux présidences est tout à fait pertinent dans l'analyse de la russophobie, car les médias occidentaux dépeignent régulièrement les dirigeants de la Russie et des États-Unis comme s'ils étaient diamétralement opposés. Le dirigeant russe, dit-il, joue toujours le rôle du “mauvais jumeau”. Cette image a culminé dans la représentation séculaire de la Russie comme étant “l'autre”, “le mal”. Aux yeux des Occidentaux, la dualité entre eux et nous, la liberté et la tyrannie, la démocratie et l'autocratie, la civilisation et la barbarie, la lumière et les ténèbres, a toujours prévalu. La représentation médiatico-politique de la Russie en tant qu'“empire du mal” (Ronald Reagan) est généralement caricaturale.

« Le péril jaune », caricature d'Udo Keppler, 1904 | Source

Oleg Nemensky explique comment cette vision manichéenne du monde est particulièrement caractéristique de la culture américaine contemporaine et implique l'existence du bien absolu, incarné par les États-Unis, et du mal absolu. “Ce sont les années de la guerre froide qui ont imposé une telle vision à la Russie”, et jusqu'à ce jour, dit-il, rien n'a changé. Incidemment, les États-Unis ont emprunté de nombreux éléments de leur russophobie à l'Empire britannique. Nemensky souligne qu'il est particulièrement remarquable que l'antithèse de la liberté occidentale et de l'esclavage russe se reproduise à travers les différentes époques de l'histoire, même si les concepts spécifiques changent. Les siècles d'esclavage occidental, qui ont duré bien plus longtemps aux États-Unis que le servage de la Russie “arriérée”, n'y changent rien.

Selon le discours russophobe, les Russes sont un peuple incapable de se gouverner et vouent donc une passion à l'esclavage. Un peuple constamment gouverné par des tyrans et des dictateurs doit lui-même être intrinsèquement autoritaire et servile, selon l'argument cyclique répété depuis des siècles.

“Cette nation trouve plus de plaisir dans l'esclavage que dans la liberté”,

rapporta l'envoyé autrichien Sigismund von Herberstein depuis Moscou en 1549. Les Russes sont une

“tribu née dans l'esclavage, habituée au joug et incapable de vivre en liberté”,

écrivait le Néerlandais Edo Neuhusius à ses lecteurs en 1633. (17)

“La soumission politique est devenue un culte, une religion pour les Russes”,

notait le susmentionné Astolphe Marquis de Custine en 1837.

“La Russie incarne pour nous l'esclavage et la domination forcée, un danger pour notre civilisation”,

écrivait Fritz Pleitgen, correspondant de la chaîne publique allemande ARD, à propos de la pensée des journalistes allemands dans les années 1960. (18)

“Esclavage des consciences : pourquoi de nombreux Russes sont-ils si soumis ?”

s'interrogeait la chaîne publique allemande Bayrischer Rundfunk en 2022.

Aussi interchangeables que soient ces déclarations à travers les siècles, cette analyse permet de comprendre la haine viscérale et historique de la Russie par les classes moyennes libérales des pays occidentaux. C'est précisément dans ces groupes, représentés aujourd'hui par le Parti démocrate aux États-Unis ou le Parti vert en Allemagne, par exemple, que les stéréotypes d'une Russie despotique ont toujours été extrêmement puissants.

Le soulèvement polonais contre la “tyrannie” russe en 1830/31 en fut à l'origine et suscita un grand enthousiasme dans les médias libéraux allemands et le mouvement étudiant, ainsi qu'en France et en Angleterre. L'écrasement du soulèvement polonais à l'époque est entré dans les livres d'histoire et de nombreuses “chansons de Pologne” (Polenlieder) ont été écrites en Allemagne. Les paroles de l'une d'entre elles disaient :

“Nous avons vu les Polonais, ils sont sortis quand leur sort a été scellé. Ils ont quitté leur patrie, la maison de leur père, pour se retrouver aux mains des barbares : le Polonais épris de liberté ne s'incline pas devant le visage sombre du tsar”. (19)

À l'époque, le politicien Friedrich von Blittersdorf reconnaissait déjà

“une fascination presque surnaturelle des gouvernements et une illusion tout aussi incompréhensible de nombreux hommes d'État”.

Les parallèles avec la “solidarité” à l'égard de l'Ukraine en 2022 sont indéniables.

En soutien à la libération de la Pologne, la gauche du Parlement de la Paulskirche (le Parlement de Francfort) a également flirté avec l'idée d'une grande guerre contre la Russie en 1848. (20) Selon Hannes Hofbauer, cette gauche allemande de l'époque, qui se considérait comme patriotique et libérale, a toujours perçu l'empire tsariste comme une forteresse menaçante. Les intellectuels libéraux ont également attribué toutes sortes de caractéristiques négatives aux Russes. Au cours de leur critique de l'autocratie, les libéraux allemands ont développé l'image d'un “caractère national russe méprisable”, qui s'est transformé au fil des décennies en un racisme à part entière contre les Russes.

Friedrich Engels, qui est passé de Démocrate radical à théoricien communiste, était l'un des journalistes politiques à attribuer un rôle civilisateur aux Allemands et un rôle barbare aux Russes en Europe. Il écrivait en 1890 que le tsarisme représentait déjà une menace et un danger pour nous de par

“sa simple existence passive” et que “l'ingérence incessante de la Russie dans les affaires de l'Occident entrave et perturbe notre développement naturel”.

Marx et Engels ont appelé à une guerre révolutionnaire contre la Russie. Leur lutte passionnée contre la monarchie russe “n'a pas été qualifiée à tort de russophobie”, a écrit le sociologue Maximilien Rubel. (21)

Ainsi, les idées russophobes ont également trouvé leur place dans la social-démocratie allemande. Selon l'historien Christopher Clark, le sentiment antirusse était aussi fort au sein du SPD qu'au sein du mouvement libéral de Grande-Bretagne, avant la Première Guerre mondiale (22). Le leader du SPD, August Bebel, qui a également fait partie du mouvement libéral-démocrate, a déclaré ce qui suit (23) dans un discours prononcé en 1907 :

“S'il devait y avoir une guerre avec la Russie, que je considère comme l'ennemie de toute culture et de tous les opprimés, non seulement dans mon propre pays, mais aussi comme l'ennemie la plus dangereuse de l'Europe et surtout pour nous, les Allemands... alors moi, vieux garçon, je serait toujours prêt à prendre mon fusil et à partir en guerre contre la Russie”.

Les membres actuels du Bundestag allemand ne sont probablement plus prêts à s'engager de la sorte, mais leurs déclarations sur la Russie sont par ailleurs très similaires.

Conclusion : la rhétorique guerrière

Il y adix ans, Oleg Nemensky écrivait que bien que la russophobie soit une idéologie apparue au fil des siècles, elle existe sous une forme presque inchangée dans les pays occidentaux. Selon lui, ce phénomène se manifeste en Occident comme une sorte de “politiquement correct inversé”. Depuis 2013, la russophobie s'est à nouveau considérablement intensifiée. Actuellement, nous sommes confrontés à un pic de déclarations russophobes, réitérées sans cesse à l'approche des guerres. Le degré de russophobie pourrait donc servir d'indicateur aux observateurs attentifs de l'actualité. Il est particulièrement dangereux que les politiciens et les journalistes non seulement instrumentalisent à des fins politiques les stéréotypes russophobes, mais y croient réellement.

L'histoire a également montré que la russophobie finit par s'estomper. Cela peut se produire en l'absence de guerre, comme l'a montré la fin de la confrontation Est-Ouest en 1990. Cependant, le phénomène ne disparaîtra pas, et restera latent tant que les sociétés occidentales n'auront pas traité le problème en profondeur. Il existe des références historiques à ce sujet, et les parallèles entre la russophobie et l'antisémitisme sont un sujet d'étude en soi. Pour cette raison, nous n'entrerons pas au cœur des propositions pour y remédier, telles que celles de Nemensky (une résolution de l'ONU contre la russophobie, la création d'une ligue contre la diffamation et d'instituts spécialisés pour enquêter et dénoncer publiquement les cas de russophobie). On se contentera de dire ceci : ces propositions seraient difficiles à mettre en œuvre à l'heure actuelle, car elles auraient besoin du soutien des gouvernements et des principaux médias, notamment occidentaux, car c'est là que se trouve le cœur du problème.

L'ancien agent de la CIA Phil Giraldi, par exemple, a déclaré dans une interview que le cabinet Biden est truffé de russophobes accusant la Russie de toutes sortes de maux. Il a également affirmé que de nombreux membres de la CIA affichent leur russophobie et adhèrent aux stéréotypes. Dans le paysage politico-médiatique des pays occidentaux, cependant, les gens sont généralement réticents à reconnaître le problème.

Le phénomène de la russophobie n'a que peu à voir avec la Russie et les Russes eux-mêmes, mais beaucoup avec les sociétés occidentales. Il traduit un sentiment permanent de supériorité, une politique de deux poids deux mesures. Oui, la Russie mène des guerres. Oui, les politiciens et les journalistes russes ont déjà menti et les soldats russes ont commis des crimes. Pourtant, tous ces aspects s'appliquent plus encore aux acteurs des pays occidentaux. Mais alors qu'ici, on passe sous silence nos propres guerres, nos propres mensonges et on réinterprète ses propres crimes pour en faire des cas individuels, la Russie est déclarée coupable de tels actes, comme si c'était la norme, de tous temps et en tous lieux.

La russophobie constitue fondamentalement un phénomène raciste, note Guy Mettan. Les russophobes refusent catégoriquement de reconnaître les peuples de Russie ou l'État russe comme leurs égaux, semblables à leurs homologues occidentaux. Les peuples de Russie vivent leurs propres expériences et défendent leurs propres perspectives politiques, et leur État poursuit ses propres intérêts économiques et politiques, qui ne sont ni meilleurs ni pires que ceux de leurs homologues occidentaux. Les objectifs et les moyens mis en œuvre pour les atteindre peuvent être légitimes ou illégitimes, légaux ou illégaux, moraux ou immoraux. Chaque cas doit être examiné avec objectivité, sans être systématiquement et d'emblée condamné par des stéréotypes péjoratifs séculaires qui ne suscitent que la haine et le désir de guerre.

Victor Klemperer a écrit (24) juste après la Seconde Guerre mondiale :

“Je tiens à le souligner tout particulièrement ici et aujourd'hui : il est en effet absolument indispensable que nous reconnaissions le véritable esprit des peuples dont nous avons été si longtemps coupés, à propos desquels on nous a si longtemps menti. Et nous n'avons jamais été autant trompés qu'à propos des Russes”.

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Notes

(1) Guy Mettan : Creating Russophobia, Boston, 2017. Page 21 : « Comme l'antisémitisme, la russophobie n'est pas un phénomène transitoire lié à des événements historiques spécifiques ; elle existe d'abord dans la tête de celui qui regarde, et non dans le comportement ou les caractéristiques présumés de la victime. Comme l'antisémitisme, la russophobie est un moyen de transformer des pseudo-faits spécifiques en valeurs essentielles et unidimensionnelles, en barbarie, en despotisme et en expansionnisme dans le cas de la Russie, afin de justifier la stigmatisation et l'ostracisme. »

(2) Dominic Basulto : Russophobia. How Western Media Turns Russia Into The Enemy. 2015 ; page 2 f.

(3) Hannes Hofbauer : Feindbild Russland. Geschichte einer Dämonisierung (La Russie, l'ennemi : une histoire de diabolisation). Vienne, 2016 ; page 13 f.

(4) Cité par Adam Zamoyski : 1812. Napoleons Feldzug in Russland (La campagne de Napoléon en Russie). Munich, 2004 ; page 37.

(5) Cité par Orlando Figes : Krimkrieg. Der letzte Kreuzzug (La guerre de Crimée. La dernière croisade). Berlin, 2011 ; page 236.

(6) Citation de Figes ; page 126.

(7) Manfred Hildermeier : Geschichte Russlands. Vom Mittelalter bis zur Oktoberrevolution (Histoire de la Russie. Du Moyen Âge à la révolution d'octobre). Munich, 2013 ; page 380 et suivantes.

(8) Guy Mettan : Creating Russophobia, Boston, 2017. Page 155 et suivantes.

(9) Hildermeier ; page 1321.

(10) Hildermeier ; page 918.

(11) Cité par Figes ; page 125.

(12) Claude Lanzmann : Le lièvre de Patagonie. Mémoires. Paris, 2012 ; page 464.

(13) Christopher Clark : Les Somnambules. L'Europe et la Grande Guerre, 1914-1918. Paris, 2013 ; page 226.

(14) Cité par Figes ; page 125f.

(15) Mark Jones : Am Anfang war Gewalt. Die deutsche Revolution 1918/19 und der Beginn der Weimarer Republik (Au commencement était la violence. La révolution allemande de 1918/19 et le début de la République de Weimar). Berlin, 2017 ; page 209 f. ainsi que pages 178 et 297.

(16) Cité par Basulto ; page 16.

(17) Cité par Nemensky ; note de bas de page 18.

(18) Fritz Pleitgen, Mikhail Shishkin : Frieden oder Krieg. Russland und der Westen – eine Annäherung (Paix ou guerre. La Russie et l'Occident – un recentrage) Munich, 2019 ; page 20.

(19) Cité par Hofbauer ; page 33.

(20) Sebastian Haffner : Von Bismarck zu Hitler (De Bismarck à Hitler). Munich, 2001 ; page 11.

(21) L'affirmation selon laquelle la critique de la Russie par Marx et Engels était de la russophobie est toutefois discutable. Tous deux ont vivement critiqué l'autocratie tsariste, mais étaient également proches des révolutionnaires russes et ont beaucoup échangé avec eux. Engels a appris le russe dans sa jeunesse ; Marx a tenté d'acquérir la langue sur le tard.

(22) Clark ; page 673.

(23) Cité par Hofbauer ; page 37.

(24) Victor Klemperer : LTI. Notizbuch eines Philologen (LTI – Lingua Tertii Imperii. La langue du Troisième Reich. Carnet de notes d'un philologue). Ditzingen, 2010 ; page 179.

Par Stefan Korinth, le 5 juin 2023

 https://multipolar-magazin.de/artikel/the-long-lineage-of-russophobia

Via Spirit's FreeSpeech     mars 18, 2025

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Hannibal Genséric

5 commentaires:

  1. Quand on veut tuer son chien,on dit qu'il a la rage.
    La civilisation occidentale est perverse & narcissique.

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  2. Perverse et narcissique vous avez raison. On peut ajouter que la non civilisation occidentale est anti-chrétienne. Elle ne peut pas supporter l'orthodoxie et l'islam de la Russie. On peut ajouter que Moscou après l'apostasie en pratique de l'institution romaine et la prise de Constantinople par les ottomans est devenuela troisièmeRome. Quitte à faire hurler on ne peut pas oublier le rôle des franc-maçon qui dominent dans le monde anglo-saxon et en République Française et ils veulent la mort du christianisme. Ces charmants anglo-saxons ont un peur bleue de l'unité eurasiatique et en particulier de l'amitié germano-russe. Depuis 1914 on vit dans un monde plus ou moins chaud et il l'est de nouveau. Les anglo-saxons sont toujours là. L'Allemagne avait le rôle de bouc émissaire. Les français celui de l'idiot utile. Les anglo-saxons ont peur que le cauchemar se réalise. Il est devenu réalité en fait. Et on vit les derniers spasmes de la bête. Dans leur haine ils n'ont presque pas vu l'avènement des brics. On peut noter cependant noter que Donald Trump veut ralentir leur expansion. La Chine n'en n'a cure. Elle construit les routes de la Soie et vend ses obligations en dollars. Le monde occidentale unipolaire et hégémonique est mort. Le multipolaire est là. Les anglo-saxons avec les idiots utiles français et polonais se déchaînent pour un dernier baroud de (des)honneur. L'objectif des vainqueurs est d'éviter que les us agonisant déclenchent une guerre chaude. La trahison de Tulsi Gabbard qui devient un faucon est un très mauvais présage. La première guerre de 100 ans a duré 113 ans (1340 - 1453). La seconde guerre de 100 ans aura-t-elle duré 113 ans (1914 - 2027) ? On va bientôt le savoir.

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  3. Cette haine vient-elle d'Angleterre et des Rothschilds anglais ?

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  4. En 56 la Russie a envahi la Hongrie
    Maintenant c'est le pays de l'europe le plus proRusse
    Cherchez l'erreur

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    1. Vous voulez dire l'URSS ? Aucun rapport avec la Russie de Poutine...
      https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_hongroise_de_1956

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