Jusqu’en
2014, les recruteurs de Daech avaient carte blanche dans la région de
Ben Gardane où l’attaque terroriste a eu lieu ce lundi 7 mars 2016.
En octobre 2014, l’auteur de ces lignes tournait un
documentaire avec une équipe de France 3 dans la région de Ben Gardane,
où a eu lieu l’attaque spectaculaire de l’Etat Islamique contre les
casernes de l’armée et de la Garde Nationale (bilan: 57 morts). Ali M.,
un des protecteurs du port de Zarzis situé à quatre vingt kilomètres de
la frontière tuniso libyenne, décrivait les facilités dont bénéficiaient
dans la région les recruteurs de l’Etat Islamique. Un médecin
originaire de Ben Gardane qui possédait un vaste cabinet médical à
Zarzis était connu de tous pour recevoir les candidatures des apprentis
djihadistes. Moyennant finance, ce bon apôtre se chargeait de faire
passer les jeunes recrues en Syrie et en Irak via la Libye et la
Turquie.
Si les djihadistes peuvent faire aujourd’hui du sud
tunisien une cible privilégiée, c’est que le terrain est préparé depuis
des années. Et avec le silence complice des équipes gouvernementales qui
se sont succédées à Tunis.
Dans un carnet de route sur le Maghreb publié durant l’été
2014, la journaliste du « Monde », Florence Aubenas, avait mentionné
l’existence de ce médecin recruteur.
Laxisme gouvernemental
Or la révélation, la voici: en 2012 et 2013, les autorités
tunisiennes, à l’époque des gouvernements islamistes de Jebali et de
Larayeth, étaient parfaitement au courant du modus vivendi qui était à l’œuvre derrière les échappées de jeunes tunisiens vers la Syrie. Et
ils n’ont rien fait pour y mettre fin.
Une fois seulement, le médecin de Ben Gardane, connu dans toute la région, avait été convoqué à Tunis, interrogé, puis
finalement libéré. Jamais il n’aura eu à rendre compte devant la
justice de ses agissements. Durant l’automne 2014, un haut cadre de la
police qui avait alors rang de colonel confirmait que les forces
sécuritaires connaissaient parfaitement l’existence de ce sergent
recruteur: « Nous ne pouvons rien faire, il y a des pressions qui
viennent des islamistes qui ont encore de nombreux amis au ministère de
l’Intérieur, y compris dans l’entourage du ministre, pour qu’on laisse
le médecin de Ben Gardane tranquille ». Avec le gouvernement de
« technocrates » de Mehdi Jomaa en fonctions en 2014 pour assurer la
transition vers les élections présidentielles et législatives, le
ministre de l’Intérieur Ben Jeddou, sans être islamiste, était en effet
très proche du mouvement Ennahdha.
Quand on sait que 4000 à 5000 jeunes tunisiens ont franchi
le pas d’aller combattre, ces dernières années, aux cotés de Daech
-soit rapporté à la population française un chiffre de 30000 djihadistes
pour la France-, on se rend compte à quel point ces filières ont rendu
fragile une Tunisie désormais minée par des cellules terroristes
dormantes. Et les filières comme celle du bon docteur de Ben Gardane
auraient du être mises hors d’état de nuire. Ce qui n’a pas été fait par
les gouvernements islamistes au pouvoir en Tunisie en 2012 et 2013. [ Ni en 2016, 2015 ou 2014].
Complaisances d’Ennahdha
En fait, les complaisance du mouvement Ennahdha et de son
chef Rached Ghannouchi pour les petits frères de la mouvance salafiste,
notamment ceux du parti Ansar El Charia, n’ont jamais cessé. Ainsi
apprend-on dès l’année 2012, alors que le Premier ministre islamiste
Jebali est aux commandes, que des camps d’entrainement aux sports de
combat ont été installés dans le sud tunisien par des salutistes tentés par la violence. C’est l’époque une
partie de la pègre qui sous Ben Ali tenait les trafics du marché noir
rallie les groupuscules salafistes qui imposent leur loi dans les
quartiers abandonnés par l’Etat providence. Il aurait fallu réagir
vigoureusement, ou tout le monde ferme des yeux.
Plus généralement, dans les années qui ont suivi le départ
de Ben Ali, le 14 janvier 2011 , les salafistes se manifestent en grand
nombre par des actions d’intimidation : interdiction de l’alcool dans
les hôtels, irruption dans les chambres d’hôtel, installation du drapeau
noir à la faculté de Manouba…
Mais les tribunaux font preuve de grande clémence face à ces dérapages, même après la manifestation violente, en septembre 2012, d’Ansar El Cheria contre l’ambassade américaine. Vingt personnes poursuivies pour leur rôle dans l’attaque furent condamnés en mai 2013 à
l’issue d’un procès éclair à deux ans de prison avec sursis.Le jugement
a été rendu en un temps record après seulement une demi-journée de
procès, alors même que certains des chefs d’inculpation prévoyaient des
peines pouvant aller jusqu’à une condamnation à mort.
Pourquoi tant d’amour pour les terroristes ?
Le chef du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, a
toujours manifesté beaucoup de mansuétude l’égard de ces « brebis
égarées » salafistes qui devraient, explique-t-il aux diplomates
américains et européens, rejoindre grâce à ses efforts la mouvance
démocratique. Des relations
constantes ont existé entre la direction d’An-Nhada et celle d’Ansar El
Charia, le principal mouvement salafiste dont les troupes, qui se sont
exilées en Libye fin 2013, ont largement rejoint Daesh.
Pour quelles raisons Ghannouchi et les siens font-ils
preuve de tant de retard pour prendre enfin leurs distances ? Tout
oppose pourtant la jeunesse déshéritée et radicale de la mouvance
djihado-salafiste et les notables pieux d’Ennahdaha, partisans d’un
libéralisme tempéré et d’une islamisation de basse intensité. Seuls des
calculs politiques expliquent cette stratégie de cohabitation des Frères
Musulmans, soucieux de respectabilité, avec un courant salafiste
possiblement violent.
Poisons salafistes
Ainsi la direction d’Ennahdha, marquée par le coup d’État
des militaires algériens en 1992, s’est toujours montré inquiète, depuis
le départ de Ben Ali, d’un possible coup de force de l’appareil
sécuritaire tunisien pour interrompre la transition démocratique. Dans
une telle hypothèse, les salafistes auraient été une force d’appoint
dans le cas d’une confrontation avec des forces « contre
révolutionnaires ». Personne ne peut dire que cette tentation n’aie pas
traversé quelques esprits "mal intentionnés" pendant les cinq ans de la
transition tunisienne.
D’autre part, Ghannouchi est
confronté à sa propre base militante qui, elle, est majoritairement
sensible aux sirènes salafistes comme le montre la majorité des membres
élus de son « Majis el Chroura », le conseil élu du mouvement. Habile
ou croyant l’être, le Cheikh a toujours laissé les plus radicaux de son
mouvement prendre fait et cause en faveur de cet islam ultra
réactionnaire. Quitte à passer un compromis avec les autres forces
politiques, ce qui le fait considérer comme un leader consensuel, voire
« modéré ».
Mais ces petits arrangement politiciens auraient du être
abandonnés, à partir du moment où il est apparu clairement que « les
brebis égarées » organisaient des camps et partaient faire le Jihad.
Hélas, Ghannouchi et son mouvement n’ont pas su prendre date et n’ont
largué les amarres avec les djihado-salafistes que très tardivement,
durant l’année 2014. Ce fut là leur péché d’orgueil qui permit au
médecin de Ben Gardane de mener des jeunes tunisiens déboussolés à la
mort et qui coûte si cher à la Tunisie.