Gérard
Chaliand est un aventurier aux visages multiples. Il y a, tout d’abord, la
figure du géopolitologue, spécialiste de la guerre irrégulière, qui a arpenté
le globe et les conflits de ces soixante dernières années en étant
observateur-participant : de la Guinée-Bissau au Nord Viêt Nam, en passant par
la Colombie, il a également passé beaucoup de temps au Moyen-Orient, se rendant
régulièrement en Afghanistan, en Irak et en Syrie.
Le Comptoir : Vous
écrivez que la guerre irrégulière, guérilla et/ou terrorisme, est une « guerre asymétrique, opposant un fort et un faible ».
Au titre de votre ouvrage Pourquoi perd-on la guerre ?,
vous répondez « la guerre irrégulière ne se
gagne pas sur un plan strictement militaire. Elle se gagne surtout par un
contrôle administratif des populations. Là réside l’échec occidental des
cinquante dernières années, du Viêt Nam à aujourd’hui ».
Qu’entendez-vous par « contrôle administratif des
populations » ?
Gérard Chaliand : La guérilla, telle que l’ont pratiqué, par exemple,
les Espagnols, entre les XVIIIe et XIXe siècles, a été
analysée par Carl von Clausewitz. Qu’est-ce qu’il dit ? La guerre est
avant tout un harcèlement, l’usure de l’adversaire, fondée sur la mobilité,
avec un refus de l’affrontement central. En somme, il s’agit d’affaiblir, avec
les troupes irrégulières, une armée régulière.
Entre
1936 et 1938, Mao Zedong va repenser cette question de la guerre. Il dit que ce
que vise son armée n’est pas l’affaiblissement strict et unique de
l’adversaire, mais bien la prise du pouvoir. Or, pour prendre le pouvoir, il
faut avoir des cadres qui s’installent le plus profondément possible dans les
structures populaires. En Chine, le prolétariat, pour l’essentiel, a été décimé
en 1925-27 par des insurrections urbaines. Il s’agit donc d’arriver à entraîner
la paysannerie pauvre, qui est considérable en Chine, et leur dire pourquoi et
comment il faut se battre. C’est une œuvre de longue haleine, où les cadres
doivent pouvoir s’insérer à l’intérieur des villages. Comment le faire ?
D’abord, il faut former les cadres, c’est-à-dire avoir des types qui parlent le
langage du pays. Par exemple, Ernesto Che Guevara, en Bolivie, ne parlait rien
du tout : il parlait l’espagnol dans des zones indiennes où l’espagnol n’était
pas compris et constituait la langue de l’oppresseur. C’est donc un long
travail, qui consiste à changer, avec le temps, sa faiblesse en force.
Comment
Mao Zedong et son armée y arrivent-ils ? Ils le font en connaissant un peu le
milieu, en sachant écarter les agents de l’adversaire, c’est-à-dire ceux qui
travaillent pour l’État, ou l’étranger. Et puis, lorsqu’ils sont suffisamment
forts et avec un peu de coercition, ils mettent en place de nouvelles élections
pour changer les structures existantes. Ces dernières peuvent être doubles :
d’une part, il peut y avoir la structure de cet État oppresseur ou de
l’étranger ; d’autre part, il peut y avoir la structure traditionnelle,
conservatrice de la société. Il s’agit alors d’en mettre une autre, avec des
gens qui sont désireux de changer les structures sociales, parce qu’ils y ont
intérêt. Mao Zedong et son armée insisteront toujours pour que ce ne soit pas
un univers uniquement masculin, mais que les femmes – la « moitié
du Ciel », comme il dit – y participent. Ils organisent des
élections avec trois hommes et trois femmes comme représentants, en mobilisant
les jeunes. Ces derniers vont commencer à faire la milice locale pour dire où
sont les autres, pendant que ceux qui sont élus doivent s’assurer d’une
production convenable pour nourrir les guérilleros. En fait, il s’agit de se
substituer à l’État, c’est-à-dire à cet État qui, en principe, contrôle les
villages.
Un
exemple actuel : aujourd’hui, en Afghanistan, depuis 2007-2008, la justice est
rendue dans les villages par les Talibans. À partir du moment où vous rendez la
justice, qui est l’État ? C’est vous. C’est ce qu’on appelle un contrôle
administratif de la population.
Ce
contrôle administratif de la population manque aux Américains en Afghanistan…
Tout
d’abord, ils ne connaissent pas la langue. Deuxièmement, les hommes qui sont de
leur côté sont, en général, impopulaires pour deux raisons : la première parce
qu’ils apparaissent comme les agents de l’étranger et, deuxièmement, parce
qu’ils sont corrompus. Quand on a un gouvernement corrompu qui est, en plus, au
service des étrangers, on part avec deux handicaps sérieux. Dans ces cas-là, le
contrôle administratif ne marche pas.
Est-il
encore possible pour des puissances militaires occidentales de contrôler
administrativement la population en améliorant, par exemple, la formation des
cadres militaires ? Ou est-il déjà trop tard ?
Il est
tard, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ça fait quarante ou cinquante ans
que nous ne triomphons plus. On a pu, certes, gagner une bataille, mais on n’a gagné aucune guerre.
L’adversaire qui, jadis, ne nous connaissait pas ne nous connaît que trop
maintenant. Il sait comment manipuler nos médias. Il est donc tard.
Deuxièmement, pourquoi hésite-on à engager des hommes ? Parce qu’on a des
pertes qu’on n’encaisse plus. Pourquoi ? Non seulement parce nos sensibilités
ont changé, mais aussi parce que démographiquement, nous ne sommes pas
nombreux.
Il
y a un vieillissement de la population…
Oui, on
a commencé le XXe siècle avec 33 % de la population mondiale vivant
dans l’hémisphère nord, c’est-à-dire de Vancouver jusqu’à Vladivostok. Vous
avez une idée de combien nous représentons, actuellement ? On est à 15 % maintenant ; 85 %
de la population mondiale vit ailleurs.
Quand
j’ai commencé à aller en Afghanistan en avril 1980, le pays était crédité de 15
millions d’habitants. Aujourd’hui, 37 ans plus tard, il dépasse la barre des 30
millions. Les Afghans ont réussi à doubler, après plus de 30 ans de guerre.
En 2014,
l’État islamique était dans la lumière avec la prise de Mossoul. Il y avait
cette théâtralisation de l’horreur, avec leur façon, à la mongole, de traiter
les populations. C’était tout à fait inédit. Autrefois, quand on faisait des
atrocités, on les planquait. Eux, c’est le contraire : ils les montrent pour
terroriser. Pourquoi
terroriser ? Les Mongols terrorisaient parce qu’ils n’étaient pas nombreux.
Avant qu’ils arrivent, il fallait que les gens soient déjà effrayés. La peur,
c’est ça. Aujourd’hui, c’est l’inverse : ils sont vraiment en train de perdre
Mossoul et leurs territoires. Ils ont perdu la grande frontière symbolique
entre l’Irak et la Syrie. Et demain, ils vont prendre une raclée.
Mais de
là à penser que nous pouvons, nous, sur le terrain, refaire quelque chose… Non
! Les Américains ont marché sur cette illusion en 2003, quand ils ont voulu
remodeler le grand Moyen-Orient. Fiasco total. Pourquoi ? Parce qu’on a
complètement marginalisé le groupe qui dirigeait, les sunnites ; ce que Bush
père avait eu l’intelligence de ne pas faire, en laissant Saddam Hussein affaibli,
mais au pouvoir. Sur le terrain, les sunnites n’encaissaient pas le fait d’être
marginalisés. Ils estiment que les chiites sont des hérétiques. Et puis, il y a
les Kurdes, qui ne sont pas arabes et que les sunnites ont, en plus, combattu
pendant un demi-siècle. Les sunnites ont toujours été au pouvoir : ils ne se
considèrent pas seulement comme un groupe religieux, mais aussi comme un groupe
politique dirigeant, politiquement parlant.
Le
programme de Trump laissait entrevoir un certain isolationnisme comme solution
potentielle. Et pourtant, les tirs de missiles américains sur la Syrie le 6
avril 2017 en réaction à l’attaque chimique attribuée au régime de Bachar
el-Assad vont à l’encontre justement de cet isolationnisme. Est-ce qu’il y a
une stratégie claire et cohérente de la part de l’administration Trump sur le
dossier syrien ?
D’abord,
il faut faire la distinction entre ce qui est proclamé et ce qui se fait.
Donald Trump dit beaucoup de choses et, dans la pratique, c’est un président
qui ne connaît pas bien les relations internationales. Heureusement pour lui,
il est entouré de quatre personnes qui sont intelligentes : le général Mattis,
le général McMaster, le général Kelly et Rex Tillerson, l’ex-patron
d’ExxonMobil.
Par
ailleurs, qu’est-ce que ces 59 missiles américains ont réussi à faire ? Pas
grand chose, il me semble. Mais Trump a montré ce que Obama n’a pas fait. C’est
ce qui s’appelle de la gesticulation. Il s’est fait sa publicité, en quelque
sorte. Il faut prendre cette gesticulation avec calme. Les médias, ce sont
quand même des vendeurs d’angoisse.
Il
y a un point commun entre la politique étrangère française et américaine sur le
dossier syrien. Vous avez déclaré dans un entretien pour le journal La Croix que si les deux pays ne soutiennent pas le régime de Bachar
el-Assad, c’est aussi pour éviter de froisser deux partenaires économiques
d’envergure, que sont le Qatar et l’Arabie saoudite, hostiles au régime syrien.
Vous précisez que les « ressources financières de ces deux pays ne
sont [pourtant] plus illimitées ». À votre avis, dans le cas
français, pourquoi la politique étrangère manque-t-elle autant de stratégie sur
le long terme ?
On
bricole. On a besoin d’argent, on a besoin de vendre. On vit un peu au jour le
jour. Quand on fait 1,1 % de croissance économique et qu’on est plus endettés
qu’il y a dix ans, on est obligés de faire des tas de concession. On a alors
vendu à des alliés “ambigus”. De l’autre côté, si les Saoud tombaient, au
profit de qui leur chute se ferait ? Au profit des islamistes. Ce serait pire.
On navigue dans des eaux complexes.
Quelles
sont les raisons qui font que Daech est condamné à perdre ?
Premièrement,
parce que ce sont des perturbateurs. Ils ne sont au pouvoir nulle part.
Deuxièmement, quand ils ont été au pouvoir, (en Tunisie, en Egypte), au Soudan
ou en Afghanistan, à part la longueur de la barbe, du voile ou l’interdiction
d’écouter de la musique, qu’ont-ils fait ? Rien. Avec eux, je n’ai jamais entendu le mot “travail”.
[En Tunisie, ils ont embauché des dizaines de
milliers d’islamistes incompétents pour en faire des
« fonctionnaires » , c'est-à-dire, en réalité, des agents pour
contrôler toute la fonction publique]. Pour eux, le mot
« travail » ne s’emploie pas. À part creuser des trous pour se
protéger des bombes… C’est nul. Ce sont des moralistes, au sens le plus étriqué
du terme, qui n’ont aucun
programme économique, [à part tendre la main
aux potentats du Golfe]. On ne vit pas d’idéologie. Les seuls qui
pouvaient paraître un peu différents étaient les Turcs, avec la montée d’un
islamisme soi-disant démocratique. Mais on se rend enfin compte aujourd’hui qui
est Erdoğan, c’est-à-dire ce qu’il a toujours été : un sunnite
militant, frère musulman. Il a gagné avec 51,4 % des suffrages parce qu’il a
confisqué 80 % de la télévision. Dans un vote régulier, il aurait eu 48 %.
Daech et ses
partisans croient en une oumma, qui est devenu largement fictive. Il y a des gens
qui se sentent musulmans entre le Maroc et l’Indonésie. Mais qui se sent
uniquement musulman et pas marocain ou indonésien ? Personne. L’idée nationale
a fait son chemin depuis un siècle. C’est comme ça. [Voir : Les
"Arabo-Musulmans" n'existent pas. En voici la preuve].
En 2014,
il y a eu un appel d’air quand on a eu le sentiment, après la chute de Mossoul, que le pouvoir de l’État islamique était
au bout du fusil. Maintenant, le nombre d’hommes qui s’enrôle au sein de Daech
a largement réduit. C’est normal : les difficultés découragent.
Je ne
crois pas du tout à leur victoire. Ils vendent du vent qui porte. Qui peut dire
que ce qu’ils vendent n’existe pas ? C’est comme discuter si Dieu existe ou
non. Je n’en sais rien. On ne peut pas discuter là-dessus : c’est une question
de foi. Si un homme a la foi, ça ne sert à rien de le convaincre. C’est pour ça
que la “déradicalisation”, je n’y crois absolument pas. La seule
déradicalisation à laquelle je peux penser, c’est celle du type qui, vingt ans
plus tard, avec une femme et deux gamins, se dit « J’ai été bête quand j’étais jeune ».
Il y a un “déradicalisé” très célèbre : il avait fait Guantanamo, il en est
sorti, il est arrivé en Arabie saoudite où ils l’ont déradicalisé, et
maintenant… Il est le patron d’Al-Qaida au Yémen. Nasser Al-Wahishi, il
s’appelle, la “brute”. Voilà, c’est ça la déradicalisation.
Vous
dites que l’Afrique subsaharienne constituera dans l’avenir un foyer
d’instabilité propice à l’idéologie islamiste. Pouvez-vous expliquer ?
Les
zones propices sont celles qui se développent mal, qui sont très peuplées. Un
exemple : le Bangladesh. On n’en parle jamais dans les journaux et,
pourtant, l’islamisme grimpe dans ce pays. L’Afrique, du point de vue
démographique, va doubler dans les quinze prochaines années. Mais les problèmes
sont nombreux : premièrement, il n’y a pas de travail ; deuxièmement,
l’instruction y est médiocre ; troisièmement, les bénéfices de la fameuse
croissance vont dans certaines poches et sont, de suite, envoyés dans des
paradis fiscaux. Quand on aura le double de la population, c’est-à-dire
bientôt, il y aura des affrontements entre les musulmans – majoritaires en
Afrique de l’Ouest et orientale – et les non-musulmans.
Quand la
France est intervenue en République centrafricaine pour canaliser un
affrontement de ce genre, c’était faisable. Mais imaginons que ça éclate
dans six ou sept pays à la fois… Les moyens de la France sont limités. On est
déjà dans l’extension maximale de nos forces ; on n’aura pas les moyens.
L’avenir, de ce côté-là, paraît difficile. Et qui voudra 200 millions
d’immigrants en provenance d’Afrique ? Personne.
Dans
un entretien pour la revue Ballast, vous aviez déclaré « L’autre jour, je suis passé à la pharmacie et
la pharmacienne me disait que les clients défilent, depuis le 13 novembre, pour
prendre des calmants. Les gens se demandent ce qui va se passer ; ils ont peur.
Les médias nous pourrissent la vie avec leur audimat. Ils rendent service à
Daech ; ils font leur propagande : si je relaie six fois un crime de guerre de
l’ennemi, je lui rends cinq fois service. C’est la société du spectacle. C’est
minable. Mais, non, contrairement à ce que raconte Hollande, nous ne sommes pas
en guerre : une guerre, ce serait comme ça tous les jours ; on est dans une
situation conflictuelle. » Plus loin, vous rajoutez : « En
l’espace de trente ans, les gens se sont ramollis. Ils ont peur. Mes
compatriotes, dans l’ensemble, ont peur de tout. »Comment
expliquez-vous ce manque de recul de la part du système médiatique vis-à-vis de
Daech ?
D’abord,
les journalistes en vivent. Ils
vendent de l’angoisse et ça se vend bien. Alors, ils en rajoutent parce
qu’on reste, finalement, dans une société du spectacle. Pour nous, la tragédie, ça se passe,
finalement, ailleurs. De temps en temps, de façon collatérale, nous sommes
frappés. Il y a eu des statistiques très intéressantes, publiées l’année
dernière : 97,5 % des attentats ont eu lieu en
dehors des pays occidentaux. En somme, pour nous, c’est un
spectacle. Quand on est frappés, on a l’impression que c’est l’apocalypse.
Shakespeare [ainsi qu’Ibn Khaldoun] avaient
dit que la prospérité et la paix produisent des couards. Autrement dit, des
trouillards. On a vécu une longue période de paix – très bien, j’en suis très
content – mais ça ramollit.
les types de l’État islamique, ce sont
des charlots.
Source :
Le Comptoir, Adrien Mideau, 24-05-2017
Les commentaires de cette couleur sont d'Hannibal GENSERIC