samedi 19 août 2017

Gérard Chaliand : « Pour les pays occidentaux, les attentats, c’est du spectacle »



Gérard Chaliand est un aventurier aux visages multiples. Il y a, tout d’abord, la figure du géopolitologue, spécialiste de la guerre irrégulière, qui a arpenté le globe et les conflits de ces soixante dernières années en étant observateur-participant : de la Guinée-Bissau au Nord Viêt Nam, en passant par la Colombie, il a également passé beaucoup de temps au Moyen-Orient, se rendant régulièrement en Afghanistan, en Irak et en Syrie.



Le Comptoir : Vous écrivez que la guerre irrégulière, guérilla et/ou terrorisme, est une « guerre asymétrique, opposant un fort et un faible ». Au titre de votre ouvrage Pourquoi perd-on la guerre ?, vous répondez « la guerre irrégulière ne se gagne pas sur un plan strictement militaire. Elle se gagne surtout par un contrôle administratif des populations. Là réside l’échec occidental des cinquante dernières années, du Viêt Nam à aujourd’hui ». Qu’entendez-vous par « contrôle administratif des populations » ? 
Gérard Chaliand : La guérilla, telle que l’ont pratiqué, par exemple, les Espagnols, entre les XVIIIe et XIXe siècles, a été analysée par Carl von Clausewitz. Qu’est-ce qu’il dit ? La guerre est avant tout un harcèlement, l’usure de l’adversaire, fondée sur la mobilité, avec un refus de l’affrontement central. En somme, il s’agit d’affaiblir, avec les troupes irrégulières, une armée régulière.
Entre 1936 et 1938, Mao Zedong va repenser cette question de la guerre. Il dit que ce que vise son armée n’est pas l’affaiblissement strict et unique de l’adversaire, mais bien la prise du pouvoir. Or, pour prendre le pouvoir, il faut avoir des cadres qui s’installent le plus profondément possible dans les structures populaires. En Chine, le prolétariat, pour l’essentiel, a été décimé en 1925-27 par des insurrections urbaines. Il s’agit donc d’arriver à entraîner la paysannerie pauvre, qui est considérable en Chine, et leur dire pourquoi et comment il faut se battre. C’est une œuvre de longue haleine, où les cadres doivent pouvoir s’insérer à l’intérieur des villages. Comment le faire ? D’abord, il faut former les cadres, c’est-à-dire avoir des types qui parlent le langage du pays. Par exemple, Ernesto Che Guevara, en Bolivie, ne parlait rien du tout : il parlait l’espagnol dans des zones indiennes où l’espagnol n’était pas compris et constituait la langue de l’oppresseur. C’est donc un long travail, qui consiste à changer, avec le temps, sa faiblesse en force.
Comment Mao Zedong et son armée y arrivent-ils ? Ils le font en connaissant un peu le milieu, en sachant écarter les agents de l’adversaire, c’est-à-dire ceux qui travaillent pour l’État, ou l’étranger. Et puis, lorsqu’ils sont suffisamment forts et avec un peu de coercition, ils mettent en place de nouvelles élections pour changer les structures existantes. Ces dernières peuvent être doubles : d’une part, il peut y avoir la structure de cet État oppresseur ou de l’étranger ; d’autre part, il peut y avoir la structure traditionnelle, conservatrice de la société. Il s’agit alors d’en mettre une autre, avec des gens qui sont désireux de changer les structures sociales, parce qu’ils y ont intérêt. Mao Zedong et son armée insisteront toujours pour que ce ne soit pas un univers uniquement masculin, mais que les femmes – la « moitié du Ciel », comme il dit – y participent. Ils organisent des élections avec trois hommes et trois femmes comme représentants, en mobilisant les jeunes. Ces derniers vont commencer à faire la milice locale pour dire où sont les autres, pendant que ceux qui sont élus doivent s’assurer d’une production convenable pour nourrir les guérilleros. En fait, il s’agit de se substituer à l’État, c’est-à-dire à cet État qui, en principe, contrôle les villages.
Un exemple actuel : aujourd’hui, en Afghanistan, depuis 2007-2008, la justice est rendue dans les villages par les Talibans. À partir du moment où vous rendez la justice, qui est l’État ? C’est vous. C’est ce qu’on appelle un contrôle administratif de la population.
Ce contrôle administratif de la population manque aux Américains en Afghanistan…
Tout d’abord, ils ne connaissent pas la langue. Deuxièmement, les hommes qui sont de leur côté sont, en général, impopulaires pour deux raisons : la première parce qu’ils apparaissent comme les agents de l’étranger et, deuxièmement, parce qu’ils sont corrompus. Quand on a un gouvernement corrompu qui est, en plus, au service des étrangers, on part avec deux handicaps sérieux. Dans ces cas-là, le contrôle administratif ne marche pas.
Est-il encore possible pour des puissances militaires occidentales de contrôler administrativement la population en améliorant, par exemple, la formation des cadres militaires ? Ou est-il déjà trop tard ?
Il est tard, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ça fait quarante ou cinquante ans que nous ne triomphons plus. On a pu, certes, gagner une bataille, mais on n’a gagné aucune guerre. L’adversaire qui, jadis, ne nous connaissait pas ne nous connaît que trop maintenant. Il sait comment manipuler nos médias. Il est donc tard. Deuxièmement, pourquoi hésite-on à engager des hommes ? Parce qu’on a des pertes qu’on n’encaisse plus. Pourquoi ? Non seulement parce nos sensibilités ont changé, mais aussi parce que démographiquement, nous ne sommes pas nombreux.
Il y a un vieillissement de la population…
Oui, on a commencé le XXe siècle avec 33 % de la population mondiale vivant dans l’hémisphère nord, c’est-à-dire de Vancouver jusqu’à Vladivostok. Vous avez une idée de combien nous représentons, actuellement ? On est à 15 % maintenant ; 85 % de la population mondiale vit ailleurs.
Quand j’ai commencé à aller en Afghanistan en avril 1980, le pays était crédité de 15 millions d’habitants. Aujourd’hui, 37 ans plus tard, il dépasse la barre des 30 millions. Les Afghans ont réussi à doubler, après plus de 30 ans de guerre.
En 2014, l’État islamique était dans la lumière avec la prise de Mossoul. Il y avait cette théâtralisation de l’horreur, avec leur façon, à la mongole, de traiter les populations. C’était tout à fait inédit. Autrefois, quand on faisait des atrocités, on les planquait. Eux, c’est le contraire : ils les montrent pour terroriser. Pourquoi terroriser ? Les Mongols terrorisaient parce qu’ils n’étaient pas nombreux. Avant qu’ils arrivent, il fallait que les gens soient déjà effrayés. La peur, c’est ça. Aujourd’hui, c’est l’inverse : ils sont vraiment en train de perdre Mossoul et leurs territoires. Ils ont perdu la grande frontière symbolique entre l’Irak et la Syrie. Et demain, ils vont prendre une raclée.
Image extraite du film Gengis Khan (2007) ; Gengis Khan
fut le fondateur de l’Empire mongol, le plus vaste empire ayant jamais existé
Mais de là à penser que nous pouvons, nous, sur le terrain, refaire quelque chose… Non ! Les Américains ont marché sur cette illusion en 2003, quand ils ont voulu remodeler le grand Moyen-Orient. Fiasco total. Pourquoi ? Parce qu’on a complètement marginalisé le groupe qui dirigeait, les sunnites ; ce que Bush père avait eu l’intelligence de ne pas faire, en laissant Saddam Hussein affaibli, mais au pouvoir. Sur le terrain, les sunnites n’encaissaient pas le fait d’être marginalisés. Ils estiment que les chiites sont des hérétiques. Et puis, il y a les Kurdes, qui ne sont pas arabes et que les sunnites ont, en plus, combattu pendant un demi-siècle. Les sunnites ont toujours été au pouvoir : ils ne se considèrent pas seulement comme un groupe religieux, mais aussi comme un groupe politique dirigeant, politiquement parlant.
Le programme de Trump laissait entrevoir un certain isolationnisme comme solution potentielle. Et pourtant, les tirs de missiles américains sur la Syrie le 6 avril 2017 en réaction à l’attaque chimique attribuée au régime de Bachar el-Assad vont à l’encontre justement de cet isolationnisme. Est-ce qu’il y a une stratégie claire et cohérente de la part de l’administration Trump sur le dossier syrien ?
D’abord, il faut faire la distinction entre ce qui est proclamé et ce qui se fait. Donald Trump dit beaucoup de choses et, dans la pratique, c’est un président qui ne connaît pas bien les relations internationales. Heureusement pour lui, il est entouré de quatre personnes qui sont intelligentes : le général Mattis, le général McMaster, le général Kelly et Rex Tillerson, l’ex-patron d’ExxonMobil.
Par ailleurs, qu’est-ce que ces 59 missiles américains ont réussi à faire ? Pas grand chose, il me semble. Mais Trump a montré ce que Obama n’a pas fait. C’est ce qui s’appelle de la gesticulation. Il s’est fait sa publicité, en quelque sorte. Il faut prendre cette gesticulation avec calme. Les médias, ce sont quand même des vendeurs d’angoisse.
Il y a un point commun entre la politique étrangère française et américaine sur le dossier syrien. Vous avez déclaré dans un entretien pour le journal La Croix que si les deux pays ne soutiennent pas le régime de Bachar el-Assad, c’est aussi pour éviter de froisser deux partenaires économiques d’envergure, que sont le Qatar et l’Arabie saoudite, hostiles au régime syrien. Vous précisez que les « ressources financières de ces deux pays ne sont [pourtant] plus illimitées ». À votre avis, dans le cas français, pourquoi la politique étrangère manque-t-elle autant de stratégie sur le long terme ?
On bricole. On a besoin d’argent, on a besoin de vendre. On vit un peu au jour le jour. Quand on fait 1,1 % de croissance économique et qu’on est plus endettés qu’il y a dix ans, on est obligés de faire des tas de concession. On a alors vendu à des alliés “ambigus”. De l’autre côté, si les Saoud tombaient, au profit de qui leur chute se ferait ? Au profit des islamistes. Ce serait pire. On navigue dans des eaux complexes.
Quelles sont les raisons qui font que Daech est condamné à perdre ?
Premièrement, parce que ce sont des perturbateurs. Ils ne sont au pouvoir nulle part. Deuxièmement, quand ils ont été au pouvoir, (en Tunisie, en Egypte), au Soudan ou en Afghanistan, à part la longueur de la barbe, du voile ou l’interdiction d’écouter de la musique, qu’ont-ils fait ? Rien. Avec eux, je n’ai jamais entendu le mot “travail”. [En Tunisie, ils ont embauché des dizaines de milliers d’islamistes incompétents pour en faire des « fonctionnaires » , c'est-à-dire, en réalité, des agents pour contrôler toute la fonction publique]. Pour eux, le mot « travail » ne s’emploie pas. À part creuser des trous pour se protéger des bombes… C’est nul. Ce sont des moralistes, au sens le plus étriqué du terme, qui n’ont aucun programme économique, [à part tendre la main aux potentats du Golfe]. On ne vit pas d’idéologie. Les seuls qui pouvaient paraître un peu différents étaient les Turcs, avec la montée d’un islamisme soi-disant démocratique. Mais on se rend enfin compte aujourd’hui qui est Erdoğan, c’est-à-dire ce qu’il a toujours été : un sunnite militant, frère musulman. Il a gagné avec 51,4 % des suffrages parce qu’il a confisqué 80 % de la télévision. Dans un vote régulier, il aurait eu 48 %.
Daech et ses partisans croient en une oumma, qui est devenu largement fictive. Il y a des gens qui se sentent musulmans entre le Maroc et l’Indonésie. Mais qui se sent uniquement musulman et pas marocain ou indonésien ? Personne. L’idée nationale a fait son chemin depuis un siècle. C’est comme ça. [Voir : Les "Arabo-Musulmans" n'existent pas. En voici la preuve].
En 2014, il y a eu un appel d’air quand on a eu le sentiment, après la chute de Mossoul, que le pouvoir de l’État islamique était au bout du fusil. Maintenant, le nombre d’hommes qui s’enrôle au sein de Daech a largement réduit. C’est normal : les difficultés découragent.
Je ne crois pas du tout à leur victoire. Ils vendent du vent qui porte. Qui peut dire que ce qu’ils vendent n’existe pas ? C’est comme discuter si Dieu existe ou non. Je n’en sais rien. On ne peut pas discuter là-dessus : c’est une question de foi. Si un homme a la foi, ça ne sert à rien de le convaincre. C’est pour ça que la “déradicalisation”, je n’y crois absolument pas. La seule déradicalisation à laquelle je peux penser, c’est celle du type qui, vingt ans plus tard, avec une femme et deux gamins, se dit « J’ai été bête quand j’étais jeune ». Il y a un “déradicalisé” très célèbre : il avait fait Guantanamo, il en est sorti, il est arrivé en Arabie saoudite où ils l’ont déradicalisé, et maintenant… Il est le patron d’Al-Qaida au Yémen. Nasser Al-Wahishi, il s’appelle, la “brute”. Voilà, c’est ça la déradicalisation.
Vous dites que l’Afrique subsaharienne constituera dans l’avenir un foyer d’instabilité propice à l’idéologie islamiste. Pouvez-vous expliquer ?
Les zones propices sont celles qui se développent mal, qui sont très peuplées. Un exemple : le Bangladesh. On n’en parle jamais dans les journaux et, pourtant, l’islamisme grimpe dans ce pays. L’Afrique, du point de vue démographique, va doubler dans les quinze prochaines années. Mais les problèmes sont nombreux : premièrement, il n’y a pas de travail ; deuxièmement, l’instruction y est médiocre ; troisièmement, les bénéfices de la fameuse croissance vont dans certaines poches et sont, de suite, envoyés dans des paradis fiscaux. Quand on aura le double de la population, c’est-à-dire bientôt, il y aura des affrontements entre les musulmans – majoritaires en Afrique de l’Ouest et orientale – et les non-musulmans.
Quand la France est intervenue en République centrafricaine pour canaliser un affrontement de ce genre, c’était faisable. Mais imaginons que ça éclate dans six ou sept pays à la fois… Les moyens de la France sont limités. On est déjà dans l’extension maximale de nos forces ; on n’aura pas les moyens. L’avenir, de ce côté-là, paraît difficile. Et qui voudra 200 millions d’immigrants en provenance d’Afrique ? Personne.
Dans un entretien pour la revue Ballast, vous aviez déclaré « L’autre jour, je suis passé à la pharmacie et la pharmacienne me disait que les clients défilent, depuis le 13 novembre, pour prendre des calmants. Les gens se demandent ce qui va se passer ; ils ont peur. Les médias nous pourrissent la vie avec leur audimat. Ils rendent service à Daech ; ils font leur propagande : si je relaie six fois un crime de guerre de l’ennemi, je lui rends cinq fois service. C’est la société du spectacle. C’est minable. Mais, non, contrairement à ce que raconte Hollande, nous ne sommes pas en guerre : une guerre, ce serait comme ça tous les jours ; on est dans une situation conflictuelle. » Plus loin, vous rajoutez : « En l’espace de trente ans, les gens se sont ramollis. Ils ont peur. Mes compatriotes, dans l’ensemble, ont peur de tout. »Comment expliquez-vous ce manque de recul de la part du système médiatique vis-à-vis de Daech ?
D’abord, les journalistes en vivent. Ils vendent de l’angoisse et ça se vend bien. Alors, ils en rajoutent parce qu’on reste, finalement, dans une société du spectacle. Pour nous, la tragédie, ça se passe, finalement, ailleurs. De temps en temps, de façon collatérale, nous sommes frappés. Il y a eu des statistiques très intéressantes, publiées l’année dernière : 97,5 % des attentats ont eu lieu en dehors des pays occidentaux. En somme, pour nous, c’est un spectacle. Quand on est frappés, on a l’impression que c’est l’apocalypse. Shakespeare [ainsi qu’Ibn Khaldoun] avaient dit que la prospérité et la paix produisent des couards. Autrement dit, des trouillards. On a vécu une longue période de paix – très bien, j’en suis très content – mais ça ramollit.
les types de l’État islamique, ce sont des charlots.

Source : Le Comptoir, Adrien Mideau, 24-05-2017

Les commentaires de cette couleur sont d'Hannibal GENSERIC