Pour le 61ème anniversaire de la promulgation du
Code du statut personnel (CSP), on ne peut pas dire que Béji Caïd
Essebsi n’a pas mis les pieds dans le plat. S’il veut entrer dans
l’Histoire et laisser de véritables acquis pour les Tunisiens, il ne s’y
prendrait pas autrement. Le président de la République s’attaque, ni
plus ni moins, aux deux derniers tabous qui empêchent encore la
Tunisienne d’être une citoyenne à part entière, ayant les mêmes droits
que son compatriote « mâle ». Si l’initiative de BCE aboutit, la
Tunisienne devrait avoir la même part d’héritage que l’homme (avec un h
minuscule) et pourrait se marier avec l’homme qu’elle voudrait, quelle
que soit sa nationalité ou sa confession.
Jusque-là, la loi tunisienne -inspirée de la chariâa, la loi
islamique aux 100.000 interprétations, favorise l’homme en matière
d’héritage, sous prétexte que celui-ci a des responsabilités financières
que la femme n’a pas et mérite, de ce fait, une plus grosse part. Une
discrimination positive d’un autre temps qui n’a plus lieu d’être. La
femme tunisienne (ou musulmane tout court) n’a, par ailleurs, pas le
droit de se marier avec un homme originaire d’un pays non-musulman, sous
prétexte que ce dernier pourrait l’éloigner de sa religion « natale ».
La réciproque n’est pas vraie. Selon nos « cheikhs », l’homme peut
influencer la femme, par son prosélytisme et non l’inverse. Tout ceci
suppose que les Tunisiens sont tous musulmans, ce qui est totalement
faux.
Pour en finir avec les tabous
Concrètement, ces deux textes ont souvent été contournés quand il y
avait une véritable volonté de le faire. Pour ce qui est de l’héritage,
les Tunisiens se débrouillent depuis belle lurette pour offrir à leurs
filles ce que bon leur semble en procédant au partage, dès leur vivant,
par le biais d’actes de cession et d’achat. Quant au mariage des
Tunisiennes avec des non-musulmans, la discrimination s’appuie sur une
circulaire de 1973 qui n’a pas force de loi. Il suffit d’avoir un bon
avocat pour imposer l’acte de mariage. La députée-avocate Bochra Belhadj
Hmida en a fait une véritable spécialité et a lutté contre cet
obscurantisme administratif bien avant la révolution.
En mettant les pieds dans le plat, dimanche 13 août 2017, Béji Caïd
Essebsi veut définitivement en finir avec cette discrimination
défavorable à nos femmes. Il sait parfaitement que la société tunisienne
majoritairement patriarcale et conservatrice n’est pas vraiment prête à
cela, mais cette même société n’était pas prête en 1956 quand le leader
Habib Bourguiba a promulgué le CSP.
Dans la lignée du bourguibisme
Mettre fin à cette discrimination moyenâgeuse est une lutte de
plusieurs décennies et Béji Caïd Essebsi le sait. Il doit bien cela à
nos femmes, lui qui a été élu grâce à un million de voix d’entre-elles.
Après avoir accordé le droit aux mamans de pouvoir voyager seules avec
leurs enfants, sans l’autorisation du père, le président de la
République finit le travail commencé 61 ans plus tôt par son mentor
Bourguiba. Il était bien temps, car dans une République qui se respecte,
il n’y a absolument aucune raison d’imposer aux Tunisiens des textes
inspirés d’une loi divine dont l’interprétation prête à équivoque et
qui, pour beaucoup, ne leur inspire rien et ne reflète pas leur foi.
Nous sommes Tunisiens d’abord et avant tout et c’est cette nation qui
nous unit et non la religion. De quel droit et par quelle logique un(e)
Tunisien(ne) doit-il (doit-elle) suivre l’islam ? Comment peut-on
accepter encore, en 2017, avoir des Tunisiens inégaux en droits en se
basant sur leur genre ou sur leurs croyances ? En la matière, il reste
d’ailleurs encore un tabou à lever puisque la constitution de 2014 (la
meilleure du monde, disent ses pères) interdit aux non-musulmans de
briguer la mandature suprême. Les Tunisiens, quels que soient leur
religion ou leur genre, doivent –être égaux en droits. Ce n’est pas
encore le cas maintenant et il est grand temps qu’ils le deviennent.
Abolir toute discrimination
Et en parlant d’égalité des droits de citoyens, il serait également
temps de parler d’égalité en devoirs. En matière d’héritage ou de
mariage, il y a bien une discrimination en faveur des hommes, mais il y a
également des discriminations en faveur des femmes dont on ne parle pas
et qu’il faudrait lever en parallèle aux acquis qu’elles obtiendront.
Considérant la Tunisienne comme une citoyenne de seconde zone, le
législateur est malgré tout resté cohérent en imposant à l’homme
tunisien la responsabilité entière de son foyer. C’est à lui, et
uniquement à lui, de subvenir aux besoins de sa famille, même si son
épouse travaille et gagne plus que lui. Et, en cas de divorce, la garde
des enfants est quasi-systématiquement accordée aux femmes et c’est
uniquement aux hommes de payer la pension de leurs enfants. Cette
question de tutorat et de responsabilité est également tirée de la
religion et il faudrait y mettre un terme.
Accorder leurs droits aux citoyennes, c’est bien, mais il est
impératif d’en accorder aussi aux hommes pour que l’égalité soit
parfaite et que l’on cesse toute discrimination, dans un sens ou
l’autre. Que la religion quitte la scène publique et revienne là où elle
doit rester, d’où elle n’a jamais dû partir, entre l’homme et son Dieu
et que la chose publique soit régulée par des lois considérant les
citoyens comme étant égaux en droits et en devoirs, quels que soient
leur foi, leur genre ou leurs orientations.
La campagne du second mandat présidentiel a déjà commencé
Tout ceci ne doit pas nous faire oublier que nous sommes à deux
semaines de la rentrée et que le paysage politique bouillonne à
merveille.
Béji Caïd Essebsi a bien choisi son timing pour mettre les pieds dans
le plat, car il replace tout le débat autour de la sempiternelle et
insoluble problématique identitaire. On ne va plus parler du
remaniement, on ne va plus parler de corruption et on ne va plus parler
de la loi de réconciliation et encore moins de la présidentielle 2019 et
le fameux maillot que lui a offert l’Espérance la semaine dernière
annonçant, implicitement, son intention de briguer un second mandat.
Le chef du gouvernement Youssef Chahed est dans une position des plus
fragiles et tout le monde veut sa peau, depuis qu’il a entamé sa guerre
contre la corruption. Des coups bas, il en reçoit de partout et, jusque
là, il réussit à faire face grâce, entre autres, à sa volonté et au
soutien populaire et médiatique dont il bénéficie. Qu’en sera-t-il
maintenant quand on sait que tous les regards sont braqués vers cette
question identitaire ?
Ne nous voilons pas la face, les propositions de BCE sont belles,
mais hypothétiques, car il est difficile que ces mesures passent. Il y a
une forte opposition, y compris chez les « modernistes », que l’on
tourne ainsi le dos à des lois divines. La diversion, elle, est bien
réelle, tout comme la fragilité du chef du gouvernement.
Entre l’opposition, Nidaa et maintenant Afek et Ennahdha, Youssef
Chahed n’a quasiment plus de soutien politique. Quant à Béji Caïd
Essebsi, il est à parier qu’il va le soutenir comme la corde soutient le
pendu.
Il n’y a pas de timing pour défendre l’égalité des droits de nos
concitoyennes. Il est impératif aussi de ne pas perdre de vue que notre
fragile gouvernement mène une guerre difficile contre la corruption et
que l’on cherche à avoir la peau de son chef Youssef Chahed par tous les
moyens. Béji Caïd Essebsi est un véritable renard politique et il n’est
pas exclu qu’il utilise son « cadeau » du 13 août 2017 comme acte de
diversion pour offrir un « cadeau » à son fils Hafedh, nouvel ennemi
juré de Youssef Chahed.