Avec l’arrivée de Neymar au PSG, on vient de vivre une jolie séquence
de mépris de classe et d’aversion sociale. Chez les CSP plus ou moins
plus, ce ne fut qu’une clameur : « Ces cons de prolos qui aiment le
foot! Bandes d’abrutis! »
Dans un premier temps, ce furent les
cris d’orfraie à propos des sommes en jeu dans ce transfert, puis les
crachats sur ceux qui se réjouissaient ou qui faisaient la queue pour
acheter son maillot.
Tiens,
à propos de maillot, une petite histoire qui se passe dans le monde du
rugby, mais qui en dit long. Et qui servira d’introduction.
C’est
l’histoire d’un enfant lourdement handicapé en fauteuil roulant que son
père accompagne au stade pour une rencontre de coupe d’Europe. Celui-ci
avise le président du club qui reçoit et lui demande l’autorisation de
faire un saut dans le vestiaire avant le match pour que son fils y voie
son idole, l’Irlandais Sexton. Aussitôt dit aussitôt fait, la chaise
roulante parcourt les couloirs et rentre dans le vestiaire. Au moment où
Sexton s’approche, le gamin, les yeux brillants, écarte brusquement son
blouson pour faire apparaître le maillot floqué au nom de son héros.
Celui-ci gorge nouée, yeux embués, et mains tremblantes l’embrasse et
lui promet le maillot qu’il porte pour la fin du match. Dans ce
vestiaire plein de colosses sentant l’embrocation, on n’entend plus que
des reniflements.
Il n’y a qu’un seul Neymar
Et c’est exactement la même chose dans le foot. Il suffit d’écouter Blaise Matuidi.
Parce que oui, on l’aime le « passing game ». Le jeu du peuple, de tous
les peuples. Et ceux qui y jouent et nous donnent ce plaisir, on les
aime aussi. Et tant mieux s’ils gagnent du fric. Eux ne le volent pas.
Il y a UN Neymar dans le monde, UN. Qui a bossé comme un chien pour y
arriver. Comme il n’y avait qu’UN Zidane. Et des centaines de millions
de gens qui les admirent (à juste titre). Même si on sait et le déplore,
le rôle du big business qui se gave autour d’eux.
Mais personne
ne semble choqué par la fortune d’un Drahi prédateur qui ne crée aucune
valeur et s’est contenté de racheter les entreprises des autres avec
l’aide de Macron. Il est pourtant 100 fois plus riche que Neymar.
Personne ne s’offusque des Yachts à 200 millions d’€ pièce alignés par
dizaines à Saint Tropez et par centaines à Monaco. Mais un gosse des quartiers qui sort du rang, c’est insupportable.
En général, les footeux ne se renient pas
Un
grand joueur de football c’est une entreprise économique. Ils gagnent
beaucoup d’argent mais ceux qui les emploient encore plus. Et ils font
des sacrifices, renoncent à leur jeunesse, travaillent, et travaillent
encore dans un système où il y a tant d’appelés et tellement peu d’élus.
Quand ils deviennent riches, ils en font profiter la famille, le
village, la ville. Parce que les footeux ne se renient pas en général.
Alors pourquoi tant d’amour pour ce jeu où on ne peut même pas mettre les mains?
« Le football est universel parce que la bêtise est universelle
» disait Jorge Luis Borges, modèle d’arrogance intellectuelle qui se
prenait très au sérieux. Mais là il y va quand même un peu fort. Ce qui
apporte un peu d’eau à son moulin, c’est que la littérature entretient
peu de rapports avec le foot. Pourquoi le football n’est-il pas lui
aussi une « province naturelle de la littérature » comme le
vélo ? Mystère. Pourtant, beaucoup d’écrivains l’ont aimé, voire adoré.
Beaucoup d’intellectuels aussi. Tous en ont parlé, plus pour se
justifier de leur passion que pour l’expliquer. Souvent pour ne pas dire
grand-chose. Comme Albert Camus: «Le peu de morale que je sais, je
l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui
resteront mes vraies universités ». Précédé par Antonio Gramsci qui vante le « royaume de la loyauté humaine exercée au grand air ».
Neymar, madeleine de Proust des enfants d’aujourd’hui
Les
passionnés qui ont pratiqué (j’ai eu cette maladie, qui s’est révélée
incurable) se demandent ce qu’ils pourraient bien dire. Pasolini, qui y
voyait « un phénomène de civilisation tellement important », a
réglé le problème en expliquant que ce sport n’avait pas besoin de mots,
son langage se suffisant à lui-même et à ceux qui le comprennent.
Pirouette confortable, qui permet d’en faire une auberge espagnole.
Chacun va y apporter ses penchants, ses souvenirs et ses émotions. Et
les activer, qui en tapant dans le ballon, qui en regardant les autres
le faire. En commençant par ce qui vient de son enfance.
Écoutez
ceux qui vous parlent de leur passion pour le football, ils commencent
tous par raconter leur premier souvenir de foot. En général vers huit
ans, souvent avec son père, l’évocation, au travers d’un souvenir
enjolivé, d’un moment de bonheur émerveillé. Avec d’immenses héros
lointains, Kopa, Pelé, Platini, Maradona, Zidane, Messi, Neymar… Chacun a
les siens, mais en fait, c’est toujours le même. Avec Saint-Exupéry,
nous sommes tous « de notre enfance comme d’un pays ».
Le capitalisme a toujours fait du jeu une marchandise
Et puis au football, on y vient avec sa culture. C’est elle qui dictera aussi nos réactions. Ah, la soirée du 8 juillet 1982 à Séville,
où la France, ridicule depuis 25 ans, parvenait en demi-finale du
tournoi mondial où elle affrontait l’Allemagne. En alignant, face aux
brutes germaniques, un milieu de terrain constitué de quatre fils
d’immigrés efflanqués qui était le meilleur du monde. Chacun connaît
l’histoire et sa fin, horrible concentré d’injustice. Je me demande bien
comment Camus et Gramsci auraient pu voir de la morale et de la loyauté
dans l’agression de Schumacher et le penalty manqué par Bossis. Je ne
fus pas vraiment surpris de la réaction d’une partie du public français
qui, souvent Poulidoriste, adorant les vainqueurs qui perdent, invoqua
la malchance, vaguement l’injustice, et plaignit beaucoup les vaincus.
Pour ma part, c’était simple et stupide : la haine du boche.
Heureusement,
intellectuels gommeux et petits-bourgeois sans passion nous expliquent
doctement qu’en fait, nous sommes manipulés. On va nous apprendre tout
d’abord que le football est un moyen de gouvernement, un moyen de
pression vis-à-vis de l’opinion publique et une manière d’encadrement
idéologique des populations. Ensuite, qu’il est devenu un secteur
d’accumulation de richesse, d’argent, et donc de capital. C’est une
marchandise clé du capitalisme mondialisé. Et enfin, il constitue un
corps politique, un lieu d’investissement idéologique sur les gestes,
les mouvements. Bigre. Il est vrai que la FIFA n’est guère reluisante.
Association à but non lucratif, elle est en réalité une holding
transnationale gérant le capital sportif et sa marchandisation. Un
milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2013, et autant de réserves
financières. Mais la transformation d’un jeu en marchandise n’est pas
une nouveauté, le capitalisme l’a toujours fait, dès lors que ce jeu en
valait la chandelle.
Le grand-pont de Pelé sur Mazurkiewicz
Cette
approche ne répond pas à la question : pourquoi est-ce que tout le
monde joue au foot aux quatre coins de la planète sur des terrains
vagues, dans des cours d’école, sur les plages ? Et depuis très
longtemps. Contrairement à ce que l’on peut penser, en Nouvelle-Zélande,
le premier sport pratiqué est bien le football. Et comme, c’est le
peuple qui joue, c’est souvent le sport des ouvriers, Jean-Claude
Michéa, adorateur du foot mais conscient du problème, nous propose une explication compatible avec sa chère «common decency ».
Alors, pourquoi cette fascination pour ce jeu bizarre, qu’on peut
certes jouer partout, mais où le descendant d’Homo habilis n’a pas le
droit de se servir de ses mains ?
La plus belle et fugace œuvre d’art que j’ai eu l’occasion de voir dans ma vie est « le grand-pont sur Mazurkiewicz
». Le grand-pont, c’est celui de Pelé en demi-finale de la coupe du
monde 1970. Parti de la droite du terrain, il va à la rencontre d’une
grande transversale que vient de lui délivrer Tostao. Le gardien
uruguayen sort à sa rencontre. Pelé croise la trajectoire du ballon sans
le toucher. Crucifiant le gardien stupéfait qui voit la balle passer à
sa gauche et Pelé à sa droite. Vidéo
Durée
de la séquence trois secondes. Du geste génial qui nous arrache un cri
que j’entends encore, une demie seconde. Fulgurance qui résume bien le
football, un sport d’équipe organisé et rationnel et un JEU individuel
et irrationnel.
Je n’aime pas trop le PSG, mais je vais me régaler à regarder jouer Neymar. En attendant M’Bappé…