Réseau européen installé à Paris, Bruxelles, Londres, Berlin, Madrid et Varsovie, Elnet (European Leadership Network) œuvre à renforcer les liens entre la France et Israël en ciblant les leaders, patrons et élus. Structure discrète et bien dotée, son activité consiste à vendre le produit Israël, ses start-up comme ses colonies, sur la scène française, en créant et en entretenant un maillage de décideurs pro-israéliens.
Une organisation incarne le lobby pro-israélien dans l’Hexagone, au nom très neutre : Elnet, soit European Leadership Network, et affiche ainsi son ambition : « Œuvrer au renforcement des relations bilatérales entre Israël et la France ». Son discret président, Pierre Darras, un lobbyiste installé en Suisse, se trouve au cœur d’une nébuleuse de fondations branchées sur les « jeunes leaders », et le « dialogue stratégique » dont Elnet fait partie. La principale d’entre elles, The House of the rising stars (La Maison des étoiles montantes, on est chez les premiers de cordées), basée à Genève, entretient elle-même de nombreuses accointances, notamment avec l’Institut des hautes études de défense nationale en France. On le sait, les militaires français ont toujours eu un faible pour Israël...
Avec des bureaux à Paris, Bruxelles, Londres, Berlin, Madrid et Varsovie, Elnet se veut très européenne et dispose également d’une association d’amis, Friends of Elnet, basée pour sa part à New York et à Los Angeles et qui se charge de lever des fonds aux États-Unis. Son gala virtuel organisé le 15 novembre 2020 pour « renforcer les liens euro-israéliens » et collecter de l’argent dans ce but a réuni des philanthropes pro-israéliens autour du président Reuven Rivlin, du ministre des affaires étrangères Gabi Askhenazi et de Yair Lapid, un ex-ministre de « centre gauche » qui se voit en leader de l’opposition. C’est aussi le seul politicien israélien que le président Emmanuel Macron aime fréquenter. Ancien journaliste et auteur de romans policiers, Lapid avait été chaleureusement reçu à l’Élysée par le président en avril 2019, à la veille d’un énième round électoral en Israël.
Parmi ces leaders que soigne Elnet, Bruno Tertrais, éminent représentant de la recherche privée française. Directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et senior fellow associé à l’Institut Montaigne, spécialiste des questions de défense passé par l’OTAN et la Rand Corporation, Tertrais a été un temps au Parti socialiste et à la fondation Terra Nova, avant de conseiller Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle sur les questions « stratégiques ». Autant dire, pour parler familièrement, qu’il n’est pas un perdreau de l’année. Au cours d’un web-séminaire en juin 2020, Tertrais « rend hommage à Elnet qui m’a permis de connaître toutes les facettes et toutes les réalités de la société israélienne ». Collaborateur de L’Express, intervenant régulier dans d’autres médias écrits ou audiovisuels, il a curieusement besoin d’un lobby qui n’en fait pas mystère pour se faire une idée sur la société israélienne.
Changer les positions de la France
Inconnue du grand public, Elnet se soucie en réalité fort peu des réalités d’une société fracturée où, malgré la crise sanitaire, des milliers de personnes manifestent chaque semaine contre la politique de Nétanyahou le corrompu. L’organisation s’intéresse plutôt à la « relation stratégique », à l’offensive contre l’Iran et à la lutte contre la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS), mais aussi au soutien des colonies. Autant de sujets qui sont au cœur, évidemment, de l’action du premier ministre israélien.
Selon les mots de son directeur en France Arie Bensemhoun, il n’y a pas d’ambiguïtés sur le rôle de son association, « même si techniquement, Elnet n’est pas un lobby, nous n’avons rien à vendre ». Si ce n’est la politique du gouvernement israélien. Elnet France, explique-t-il, veut « renverser la table sur les positions de la France sur ce qu’on appelle le conflit israélo-palestinien. Nous ne sommes plus en 1967 et même Oslo est très loin désormais. Il faut tenir compte du rapport de force sur le terrain, des évolutions du monde arabe, et du plan Trump aussi, non pas pour l’accepter dans sa totalité, mais parce que c’est un élément nouveau et un point de départ ».
Arie Bensemhoun veut que la France « change de discours ». Il réclame une nouvelle position « claire et nette qui passe par la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël ». Bensemhoun est clair et net, effectivement. Beaucoup plus que ces dizaines d’experts, intellectuels, élus qu’il convie tous frais payés en Israël et qui ensuite servent à leurs lecteurs, à leurs étudiants et à leurs électeurs, des éléments de langage parfaitement rodés, comme la députée Aurore Bergé et ses compères de l’Assemblée nationale Syvain Maillard et Meyer Habib, et aussi Bruno Tertrais, le sociologue Gérard Rabinovitch et bien d’autres. « En politique étrangère, il n’y a pas d’amitiés, il n’y a que des relations, précise Arie Bensemhoun. La relation politique France-Israël, c’est pas l’amour fou, mais une relation équilibrée, positive, constructive avec beaucoup de coopération : recherche scientifique, innovation, entrepreneuriat, et des relations et des échanges d’information sur les questions stratégiques, militaires et de lutte contre le terrorisme ».
C’est à tout cela que s’active Elnet France. Comme l’écrit Jean-David Benichou, industriel de la high-tech et membre de son conseil d’administration, il faut « faire disparaître la défiance réciproque pour installer la confiance mutuelle, accompagner les élus de la nation et créer le contexte du dialogue ». « Elnet est une association de droit français, non gouvernementale et non communautaire, enregistrée au registre des associations, nous sommes un think thank et un do thank, précise Arie Bensemhoun. On organise des missions, des délégations, des colloques. On est financés par des dons privés de fondations, d’entreprises, de particuliers. Il n’y a pas d’argent public dans Elnet ».
Certes en matière de lobbying, la priorité pour Israël, c’est plutôt les États-Unis, son principal fournisseur d’armes, et aussi l’Union européenne (UE) dans une moindre mesure. Car Israël est partie prenante de nombreuses organisations européennes, dont certaines sont connues du grand public, comme l’Eurovision et son célèbre concours de chansons ou l’Euro de football. Mais surtout parce qu’Israël coopère à de nombreux programmes européens qui profitent à ses entreprises, comme ce vaste projet de sécurisation des gazoducs européens auquel participe Elbit Systems, un des trois premiers groupes israéliens de défense. Les enjeux de sécurité sont tels pour Israël que les coopérations avec les Européens sont essentielles et qu’Israël a en réalité un statut de quasi-membre de l’UE dont ne bénéficie aucun autre partenaire. D’ailleurs le bureau d’Elnet à Bruxelles couvre aussi l’OTAN et fait, selon un observateur « un travail classique de lobbying en faveur de son pays. J’ai d’ailleurs cru au départ qu’il s’agissait d’une agence gouvernementale israélienne ».
Des « briefings stratégiques » à Paris
Mais la France, puissance mondiale, membre du Conseil de sécurité et accessoirement troisième exportateur mondial d’armes reste tout de même une cible intéressante pour Elnet. « La voix de la France compte dans le monde », estime un diplomate israélien en poste à Paris. Pour lui, « Elnet est un mouvement qui travaille sur la perception d’Israël, mais peu nous importe ce que peuvent faire certaines organisations, il n’y a qu’une voix d’Israël en France, c’est l’ambassade. Elnet n’est pas un bras de l’ambassade ».
Certainement pas structurellement, mais Elnet est d’abord un faire-valoir d’Israël en France, et l’ambassade ne va pas s’en plaindre. Quand le général de brigade Ronen Manelis, porte-parole des Forces de défense israéliennes se rend en visite à Paris en juillet 2018, Elnet est à la manœuvre pour lui organiser des « briefings stratégiques » avec des interlocuteurs choisis. Il sera même reçu — en uniforme, ce qu’il juge « historique » et « exceptionnel », et on le comprend — par la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le 3 juillet 2018. « Nous essayons d’influencer les consciences, explique le général en uniforme, cela fait partie du conflit, de la bataille livrée à l’ennemi ».
Devant les parlementaires, Ronen Manelis affirme que son armée a pour mission de « combattre les ténèbres avec les pays du monde libre » et de livrer une guerre contre les organisations terroristes et le Hamas qui est « d’une cruauté inconcevable ». La présidente de la commission Marielle de Sarnez — décédée le 13 janvier 2021 — a cependant rappelé au général que « Gaza, c’est une prison à ciel ouvert, vous ne pouvez pas et ne devez pas vous exonérer d’une part de responsabilité de ce qui s’y passe ». Alain David, élu socialiste de la Gironde dit à propos de la riposte de l’armée israélienne aux marches des vendredis à Gaza au printemps 2018 : « Vous avez traité une opération de maintien de l’ordre comme une opération de guerre, nous condamnons ce massacre ». D’autres élus iront dans le même sens, à l’exception de Meyer Habib, le député de la huitième circonscription des Français établis hors de France qui se livrera à sa sortie habituelle sur « la violence antisémite [qui] se nourrit d’abord et avant tout de la détestation d’Israël. Il y a une focalisation des politiques et des médias sur Israël ».
Le général Manelis, réjoui de son audition, a remercié l’Assemblée nationale pour le « grand honneur » qui lui avait été fait. Un général israélien en uniforme au Parlement d’une République française qui officiellement condamne la répression à Gaza, ce n’est pas commun, et je ne suis pas sûr que cela soit à l’honneur de la France.
De si beaux voyages
Faire venir des Israéliens influents à Paris, mais surtout envoyer des Français en Israël est au cœur de la mission d’Elnet. « Beaucoup de gens font le voyage en Israël, et Elnet y contribue, avec des élus, des hommes d’affaires, des délégations régionales et locales. En se rendant sur place, en comprenant la complexité, cela change le regard. Comme la France est confrontée à la montée du radicalisme islamisme et du terrorisme, cela rend aussi les Français moins condescendants, moins paternalistes », se réjouit Arie Bensemhoun. D’autres déplorent l’importance prise par ces voyages de « découverte » ces dernières années. « Les Israéliens essaient toujours d’emmener les gens dans le Golan et dans les colonies, commente un ancien ambassadeur de France. Pourquoi pas, mais tous les textes internationaux que nous avons signés disent le contraire. Est-ce que la politique française a changé ? Pour l’instant, le gouvernement n’a pas dit : ‟on aime les colonies” ».
Ainsi 37 députés de sensibilités diverses ont fait « de l’avis général un beau voyage en Israël en 2018 », ironise le député de Saint-Brieuc Bruno Joncour. Bien sûr organisé par Elnet, ce voyage a conduit la plus importante délégation parlementaire française dans ce pays depuis la fondation de l’État d’Israël en 1948. Les élus ont visité la controversée Cité de David à Siwan, un quartier palestinien de Jérusalem considéré comme « occupé » par les autorités françaises, rencontré Benyamin Nétanyahou, diné avec le ministre de la justice Amir Ohana, un ancien du Shin Beth, de droite et membre du Likoud, actuel ministre de la sécurité publique depuis mai 2020. « Ils ont mis les grands moyens, poursuit Bruno Joncour. Cela fait partie de la stratégie du gouvernement israélien, de sa volonté de redorer son image sur une politique qui par ailleurs laisse à désirer ». « Les parlementaires français ont toujours été très sollicités par l’ambassade d’Israël en France, mais depuis une vingtaine d’années, la pression d’organisations pro-israéliennes est plus forte, ajoute Gwendal Rouillard, député de Lorient. L’impact des voyages en Israël a ses conséquences, d’autant qu’ils sont orientés. J’ai constaté cette pression pendant le quinquennat Hollande et durant le quinquennat actuel. Mais si Elnet m’invite, je n’irai pas, je sais le rôle de ce lobby et je n’ai pas envie d’y participer ».
Quand l’iman Hassen Chalghoumi se rend en Israël en juin 2019 avec quarante jeunes Français et Belges de confession musulmane, Elnet organise et finance également ce voyage. Le même iman avait d’ailleurs rencontré le général Manelis, un an plus tôt, lors de son passage à Paris. Elnet ne manque ni de ressources ni de suite dans les idées.
Haro sur les défenseurs des droits des Palestiniens
Ce n’est pas toujours le cas de la France. Quelques mois après la visite officielle du général Manelis, la République accorde en décembre 2018 son « Prix des droits de l’homme », créé en 1988, à deux organisations de défense des droits humains actives dans les territoires palestiniens occupés : l’israélienne B’tselem et la palestinienne Al-Haq. La garde des Sceaux Nicole Belloubet doit remettre le prix dans les salons du ministère de la justice place Vendôme aux dirigeants des deux associations, Hagaï El-Ad et, Shawan Jabarin, qui ont fait le déplacement à Paris. Mais l’ambassade d’Israël, le député Meyer Habib, le Conseil représentatif des organisations juives de France (CRIF) font campagne contre la remise de ce prix, avec des mots outrageants, dans la lignée des propos d’un ministre israélien d’alors, furieux de voir la France couronner deux organisations qui « accusent Israël d’apartheid, nous délégitimisent sur le plan international, défendent le terrorisme et soutiennent le BDS ».
Le Crif publie également sur son site des « éléments de langage » contre les deux ONG élaborés par NGO Monitor, une « contre-ONG » israélienne qui se charge de suivre et de dénoncer l’activité d’organisations humanitaires en Palestine et en Israël dont l’action, selon elle, « engendre de graves distorsions », en particulier celles de B’Tselem et d’Al-Haq.
Nous étions une centaine d’invités à patienter dans les salons, à attendre le discours de Belloubet qui au nom de la République devait honorer B’Tselem et Al-Haq. L’heure tournait, on s’impatientait. Mais la ministre s’est défilée, prétextant une réunion urgente. Nous avons eu honte. Un général pouvait parader en uniforme à l’Assemblée, mais deux dirigeants d’organisations de défense des droits humains étaient traités sans considération. Hagaï El-Ad, l’une des bêtes noires de Nétanyahou, était déçu, mais pas surpris. Quelques semaines plus tôt, il s’était exprimé devant le Conseil de sécurité des Nations unies et avait été trainé dans la boue par la droite israélienne pour des propos sans langue de bois. « Au premier ministre Nétanyahou, je dis ceci : vous ne nous ferez jamais taire — ni nous ni les centaines de milliers d’Israéliens qui rejettent un présent fondé sur la suprématie et l’oppression, et s’engagent pour un futur bâti sur l’égalité, la liberté et les droits humains. Je ne suis ni un traitre ni un héros. Les vrais héros sont les Palestiniens qui endurent cette occupation avec courage et persévérance ; qui sont réveillés au milieu de la nuit par des soldats débarquant dans leurs maisons ; qui savent que si un de leurs proches est tué, l’impunité sera garantie aux responsables ; qui restent sur leur terre tout en sachant que ce n’est qu’une question de temps avant que les bulldozers arrivent ».
Le député Meyer Habib, l’ambassadrice d’Israël Aliza Bin-Noun et le président du CRIF, Francis Kalifat étaient rigoureusement sur la même ligne, dans leurs communiqués, déclarations et tweets. Celle définie par le ministère des affaires stratégiques à Jérusalem, diffusée par NGO Monitor et valorisée au jour le jour par Elnet à Paris : ne rien laisser passer. On peut honorer à Paris un général israélien, pas des défenseurs des droits humains israélien et palestinien. Une belle victoire, et non des moindres.
Ancien de Libération et de La Tribune, collaborateur de La Chronique d’Amnesty International. Il a publié en 2012 Les Patrons de la presse nationale, tous mauvais, à La Fabrique ; aux éditions Libertalia : en 2017 Mirage gay à Tel Aviv et en 2020 Canicule.
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