Le nihilisme
et la rage qui balaient la planète ne sont pas engendrés par des idéologies
perverties ni par des croyances religieuses moyenâgeuses. Ces forces
destructrices prennent racine dans la destruction des traditions sociales,
culturelles et religieuses par la modernisation et la société de consommation,
dans les tentatives désastreuses de la part des États-Unis d’effectuer des
changements de régimes, souvent par des coups d’État ou des guerres, et dans l’idéologie
néolibérale utopique qui a concentré les richesses entre les mains
d’une petite clique d’oligarques corrompus.
Comme
l’écrit Pankaj
Mishra dans « Le Temps de la colère : une Histoire du
présent », ce vaste projet planétaire d’ingénierie sociale a
convaincu des centaines de millions de personnes au cours du siècle dernier,
« d’abandonner – et souvent mépriser – un monde passé qui avait duré des
milliers d’années, et de prendre le pari de créer des citoyens modernes qui
seraient laïques, éclairés, cultivés et héroïques ». Ce projet a été un
échec spectaculaire.
Alexandre Soljenitsyne [1] a remarqué sarcastiquement
que « pour détruire un peuple, vous devez couper ses racines ». Les
damnés de la terre, comme Frantz Fanon les appelait, ont été dépouillés de
toute cohésion sociale ou culturelle. Ils sont coupés de leur passé. Ils vivent
dans une pauvreté écrasante, une aliénation paralysante, le désespoir et
souvent la terreur. La culture de masse les abreuve d’images clinquantes,
violentes, salaces et ridicules. Ils se lèvent contre ces forces de la
modernisation, poussés par une fureur atavique, pour détruire l’univers
technocratique qui les condamne. Cette rage s’exprime de multiples façons – le nationalisme
hindou, le proto-fascisme, le djihadisme, la droite chrétienne, la violence
anarchique et autres. Mais les diverses formes de ressentiment
trouvent leur source dans les mêmes puits du désespoir global. Ce ressentiment
« empoisonne la société civile et sape les libertés politiques »,
écrit Mishra et il alimente « un revirement global vers l’autoritarisme et
des formes toxiques de chauvinisme ».
Les élites
occidentales, plutôt que d’accepter leur responsabilité dans l’anarchie
globale, définissent de manière égocentrique le conflit comme celui des valeurs
de l’Occident éclairé contre les barbares médiévaux. Elles voient chez les
nationalistes extrémistes, les fondamentalistes religieux et les djihadistes
une irrationalité indéfinie et inexplicable qui ne peut être réprimée que par
la force. Il leur reste à saisir que ceux qui sont privés de droits ne nous
haïssent pas pour nos valeurs : ils nous détestent pour notre duplicité, notre
usage de la violence industrielle systématique contre leurs nations et leurs
communautés et pour notre hypocrisie.
Plus les
élites occidentales sont attaquées,plus elles se réfugient aussi dans un passé
mythologique, l’autocélébration et l’ignorance volontaire. Mishra écrit :
« Ainsi,
dans les endroits mêmes [en Occident] où est apparue la modernité laïque, avec
des idées qui furent alors établies de façon universelle – l’individualisme
(contre l’importance des relations sociales), le culte de l’efficacité et de l’utilité
(contre l’éthique de l’honneur), et la normalisation de l’intérêt personnel –
le Volk mythique est réapparu comme une incitation à la solidarité et à
l’action contre des ennemis réels ou imaginaires.
« Mais
le nationalisme est, plus que jamais auparavant, une mystification, sinon une
escroquerie dangereuse de par sa promesse de rendre une nation « à nouveau
grande », et de par sa diabolisation de « l’autre » ; il
dissimule les conditions d’existence réelles et les vraies origines de la
souffrance, par cela même qu’il cherche à reproduire, à l’intérieur d’un
horizon terrestre sombre, le baume apaisant des idéaux transcendants. Sa
résurgence politique montre que le ressentiment – ici, celui des gens qui se
sentent délaissés par l’économie mondialisée et ignorés avec mépris par ses
seigneurs gominés et par les meneurs de claque de la politique, des affaires et
des médias – reste la métaphysique par défaut du monde moderne depuis que
[Jean-Jacques] Rousseau l’a défini le premier. Et son expression
la plus menaçante à l’âge de l’individualisme pourrait bien être l’anarchisme
violent des déshérités et des inutiles ».
Les
partisans de la mondialisation ont promis de faire accéder à la classe moyenne
les travailleurs de toute la planète et d’inculquer les valeurs démocratiques
et le rationalisme scientifique. Les tensions religieuses et ethniques seraient
modérées ou éradiquées. Ce marché mondial créerait une communauté de nations
pacifiques et prospères. Tout ce que nous avions à faire était d’écarter les
gouvernements et de nous agenouiller devant les exigences du marché, présentées
comme la forme ultime du progrès et de la rationalité.
Au nom de
cette utopie absurde, le néolibéralisme a éliminé les règlements du
gouvernement et les lois qui protégeaient jusque-là le citoyen des pires excès
du capitalisme prédateur. Il a créé des accords de libre échange qui ont permis
de transférer des milliards de dollars des entreprises sur des comptes offshore
pour éviter l’impôt, et de faire fuir les emplois vers des ateliers en Chine et
dans le sud de la planète où les travailleurs vivent dans des conditions
proches de l’esclavage. Les programmes de prestations sociales et les services
publics ont été détruits ou privatisés. La culture de masse, y compris les
écoles et la presse, ont endoctriné une population de plus en plus désespérée
pour qu’elle participe au reality show planétaire du capitalisme, une « guerre de tous
contre tous ».
Ce qu’on ne
nous a jamais dit, c’est que le jeu était réglé d’avance. Nous étions toujours
condamnés à perdre. Nos villes ont été désindustrialisées
et se sont dégradées. Les salaires ont décliné. Notre classe ouvrière s’est
appauvrie. La guerre sans fin est devenue, de façon cynique, une activité
lucrative. Et la richesse du monde a été saisie par un petit groupe
d’oligarques mondiaux. Les kleptocraties, comme celle actuellement installée à
Washington, ont volé les gens de façon éhontée. L’idéalisme démocratique est
devenu une plaisanterie. Nous ne sommes reliés les uns aux autres, comme
l’écrit Mishra, que « par le commerce et la technologie », forces qu’Hanna Arendt
a appelées « la solidarité négative ».
Le
contrecoup, écrit Mishra, ressemble à la violence et au terrorisme anarchiste,
fasciste et communiste qui ont eu cours à la fin du XIXe siècle et au début du
XXe siècle. Dans l’une des plus importantes parties de son analyse brillante et
multidimensionnelle du monde qui nous entoure, Mishra explique comment les
idées occidentales ont été adoptées et transformées par les idéologues dans les
pays du Sud, idées qui deviendraient aussi destructrices que l’imposition même
du marché libre capitaliste.
Par exemple,
la révolution islamique de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny en Iran, a
largement emprunté aux idées occidentales, parmi lesquelles la représentation
par les élections, l’égalitarisme et l’avant-garde révolutionnaire de Lénine,
qui furent adaptées à un monde musulman.
Nishida Kitaro et Watsujii Tetsura, de
l’école japonaise de Kyoto, puisèrent dans le
nationalisme romantique des philosophes allemands, et transformèrent la
glorification de la nation germanique en glorification du Japon impérial. Ils
« fournirent la justification intellectuelle de l’attaque brutale de la
Chine dans les années 30, et ensuite de l’attaque soudaine de son plus gros
partenaire commercial en décembre 1941 – à Pearl Harbour ». L’écrivain et
érudit le plus important de l’Asie du sud, Muhammad Iqbal, a produit une « vision nietzschéenne de
l’Islam revivifiée par des Musulmans forts et auto-créatifs ». Et l’érudit chinois Lu Xun a appelé les Chinois à
montrer « la volonté indomptable illustrée par Zarathoustra ».
Ces idéologies bâtardes se drapaient dans le vernis des traditions et croyances
indigènes. Mais c’étaient des créations nouvelles, nées du schöpferische
Zerstörung, ou « tempête de la destruction créatrice », du
capitalisme mondial.
Nulle part
cela n’est plus vrai qu’avec les appels modernes au djihad de la part de
radicaux islamiques autoproclamés, dont la plupart n’ont pas d’éducation
religieuse et qui viennent du milieu criminel sécularisé. Le chef djihadiste
Abu Musab Zarqawi, surnommé « le cheik des bourreaux » en Irak a eu,
comme l’écrit Mishra, « un long passé de proxénétisme, de trafic de
stupéfiants et d’alcoolisme ». L’Afghano-Américain Omar Mateen fréquentait, selon certaines sources,
la boîte de nuit d’Orlando, en Floride, où il a massacré 49 personnes et où on
l’avait vu en état d’ébriété. Anwar al-Awlaki, qui prêchait le djihad et fut
finalement assassiné par les États-Unis, avait un penchant pour les
prostituées. Abu Mohammed al-Adnani, un haut dirigeant de l’État islamique,
avant d’être tué, a appelé les Musulmans d’Occident à tuer tout non-Musulman
qu’ils rencontreraient. « Écrasez-lui la tête avec une pierre, ou
abattez-le avec un couteau, ou roulez-lui dessus avec votre voiture, où
poussez-le d’un endroit élevé, ou étouffez-le, ou bien empoisonnez-le »,
disait al Adnani à ses disciples.
L’idée de Mikhail Bakounine de « la propagande par
l’action » écrit Mishra se « manifeste de façon
universelle dans les massacres enregistrés sur vidéo, diffusés en direct et
postés sur Facebook ». Elle s’est développée « naturellement à partir
de la présomption que seuls des actes d’une violence extrême pouvaient révéler
au monde la situation sociale désespérée et l’intégrité morale de ceux qui
étaient déterminés à la contester ». Ces idées importées ont rempli le
vide laissé par la destruction des croyances, traditions et rituels
autochtones. Comme le dit Mishra, ces djihadistes « représentent la mort
de l’Islam traditionnel plutôt que sa résurrection ».
« Il
s’avère », écrit-il, que « les modernisateurs autocrates n’ont pas
réussi à faire entrer une majorité de leurs pupilles dans le monde moderne, que
leurs révolutions avortées venues d’en haut ont ouvert la voie à des
révolutions plus radicales venues d’en bas, suivies par l’anarchie, comme nous
avons pu le voir ces dernières années ».
Mishra
souligne que les attaques terroristes à Paris ou Londres ont été provoquées par
le même ressentiment que celui qui a conduit Timothy McVey à faire exploser une
bombe au Bâtiment fédéral Alfred P. Murrah, tuant 168 personnes, dont 19
enfants, et en blessant 684. Et quand l’Américain fut emprisonné à Florence,
Colorado, le prisonnier dans la cellule voisine était Ahmed Yousef, le cerveau
de la première attaque du World Trade Center en 1993. Après l’exécution de
McVey, Yousef a commenté : « Je n’ai jamais [connu] personne dans ma vie
qui ait une personnalité aussi similaire à la mienne ».
Mishra écrit
: « Des fanatiques malfaisants ont émergé au cœur même de l’Occident
démocratique après une décennie de bouleversements politiques et économiques ;
le paradigme explicatif simpliste gravé dans la pierre après les attaques du 11
septembre – celui du terrorisme d’inspiration islamiste contre la modernité –
est réduit en cendres ». Les États-Unis, en plus de subir des massacres
périodiques dans des écoles, des galeries marchandes ou des salles de cinéma,
ont vu des terroristes locaux frapper le marathon de Boston, une église de
Caroline du Sud, des installations militaires au Tennessee, une base militaire
au Texas et ailleurs.
« L’Occident
moderne ne peut plus être distingué de ses ennemis apparents », constate
Mishra. « L’hagiographie du sniper de la Marine états-unienne Chris Kyle –
qui avait un tatouage représentant la croix rouge des Croisés et appelait la guerre
en Irak un combat contre « un mal farouche et acharné » dans le film
de Clint Eastwook « American sniper », célèbre la vision du monde
binaire adoptée par les djihadistes qui déifient leurs poseurs de bombes
kamikazes.
« La
frénésie xénophobe déclenchée par l’adaptation cinématographique du livre de
Kyle suggère que les partisans de la guerre sainte les plus virulents ne
fleurissent pas seulement dans les paysages ravagés de l’Asie du Sud et de
l’Ouest », écrit Mishra. « De tels fanatiques, qui peuvent être des
athées tout comme des croisés ou des djihadistes, se cachent aussi parmi les
meilleurs et les plus intelligents de l’Amérique, enhardis par un soutien sans
fin en argent, armes, et même « idées » fournies par des experts en
terrorisme et par des théoriciens du choc des civilisations ».
Donald
Trump, étant donné la destruction politique, culturelle et économique menée par
le néolibéralisme, n’est pas une aberration. Il est la résultante d’une société
de marché et d’une démocratie capitaliste qui a cessé de fonctionner. Une
classe inférieure en colère et exclue, représentant à l’heure actuelle jusqu’à
la moitié de la population des États-Unis, est envoûtée par des hallucinations
électroniques qui remplacent l’instruction. Ces Américains prennent un plaisir
pervers et presque diabolique dans des démagogues tels que Trump, qui expriment
un mépris pour les règles traditionnelles et et bafouent ouvertement les
rituels d’une structure du pouvoir qui les exploite.
Mishra
trouve une situation comparable dans son propre pays, l’Inde. « Dans leur
indifférence envers le bien commun, leur recherche constante du bonheur
personnel et leur identification narcissique avec un homme fort apparemment
impitoyable et grande gueule désinhibée, [le Premier ministre Narendra] les
électeurs mécontents de Modi sont le reflet de beaucoup d’électorats dans le
monde – des gens plus satisfaits qu’horrifiés par les dérapages verbaux et le
massacre des anciennes conventions », écrit-il. « Les horizons
nouveaux des désirs et des peurs individuels ouverts par l’économie mondiale du
néolibéralisme ne favorisent pas la démocratie ni les droits de l’homme ».
Mishra
dénonce la version occidentale idéalisée et aseptisée de l’histoire :
« les idées et les présomptions simplistes et dangereusement trompeuses,
tirées d’une histoire triomphante des réalisations anglo-américaines qui ont
longtemps façonné les discours des hommes d’État, les rapports des think-tanks,
les enquêtes des technocrates, les éditoriaux des journaux, tout en donnant du
grain à moudre aux chroniqueurs, aux commentateurs de la télévision et aux
soi-disant experts en terrorisme ». Les mandarins qui déversent ce récit
égocentrique sont, comme le théologien Reinhold Niebuhr les a appelés, eux et
ceux de leur acabit, les « fanatiques insipides de la civilisation
occidentale qui considèrent les réalisations hautement accidentelles de notre
culture comme la forme finale et la norme de l’existence humaine ».
Les racines
de la modernisation et de la colonisation sont, écrit Mithra, celles du
« carnage et de la pagaille ». L’appétit vorace des capitalistes et
des impérialistes n’ont jamais pris en considération « les facteurs
contraignants tels que l’espace géographique fini, les ressources naturelles
limitées et les écosystèmes fragiles ».
« La
filiation intellectuelle des atrocités d’aujourd’hui ne se trouve pas dans les
écritures religieuses », écrit Mishra. « Les colonialistes français
en Algérie avaient utilisé des techniques de torture initialement déployées par
les nazis lors de l’occupation de la France (et aussi par quelques-uns des
premiers pirates de l’air). Les Américains dans la guerre mondiale contre le
terrorisme ont recouru aux méthodes cruelles d’interrogatoire que l’Union soviétique
avait brevetées pendant la guerre froide. Dans la dernière étape de cette
terrible réciprocité, les héritiers de Zarqawi à I’EI habillent leurs otages
occidentaux des tenues orange de Guantanamo et allument les caméras de leurs
smartphones avant de décapiter leurs victimes.
La foi
dangereuse de l’Occident dans l’inéluctabilité du progrès humain est relatée
par Mishra au travers de la confrontation entre les intellectuels français
Rousseau et Voltaire, ainsi que Bakounine, Alexander Herzen, Karl Marx, Fichte,
Giuseppe Mazzini et Michel Foucault. Cet ouvrage intellectuellement nuancé et
philosophiquement riche montre que les idées importent.
« Les
modernistes hindous, juifs, chinois et musulmans qui ont contribué à établir
les grandes idéologies de construction nationale étaient en phase avec les
principales tendances de la fin-de-siècle
européenne, qui a redéfini la liberté au-delà de l’intérêt égoïste bourgeois
comme une volonté de forger des nouvelles sociétés dynamiques et de remodeler
l’histoire », écrit Mishra. « Il est impossible de les comprendre,
eux et le résultat ultérieur de leurs efforts (islamisme, nationalisme hindou,
sionisme, nationalisme chinois), sans saisir leur contexte intellectuel de
décadence culturelle et de pessimisme : l’anxiété de l’inconscient, que Freud
n’était pas le seul à ressentir ; ou l’idée d’une renaissance glorieuse après
le déclin et la décadence, empruntée à l’idée chrétienne de la résurrection,
que Mazzini a tant fait pour introduire dans la
sphère politique ».
Mishra
continue ainsi :
« L’EI,
né pendant l’implosion de l’Irak, doit plus son existence à l’ opération
Justice sans limites et Liberté immuable qu’à une quelconque théologie
islamique. C’est le produit caractéristique du progrès radical de la
mondialisation dans laquelle les gouvernements, incapables de protéger leur
citoyens des envahisseurs étrangers, de la brutalité policière ou des
turbulences économiques, perdent leur légitimité morale et idéologique, créant
un espace pour des acteurs non étatiques tels que des gangs armés, des mafias,
des milices, des seigneurs de la guerre et des revanchards privés.
« L’EI
a l’intention de créer un califat, mais, comme les changeurs de régime
américains, il ne peut organiser un espace politique qui soit distinct de la
violence privatisée. Motivés par un individualisme personnel, les adeptes de
l’EI sont plus doués pour détruire le Valhalla [dans la mythologie nordique,
lieu où les valeureux guerriers défunts sont amenés. ndT]. que pour le créer.
Finalement la passion pour une politique grandiose, qui se manifeste dans
l’anéantissement wagnérien de l’EI, est ce qui pousse le Califat, autant que l’a
fait l’utopie de [Gabriele] D’Annunzio. La volonté de
puissance et la soif de violence comme expérience existentielle réconcilient,
comme l’a prophétisé le [philosophe et théoricien social Georges] Sorel, les
divers engagements religieux et idéologiques de ses adeptes. Les tentatives
pour les replacer dans une longue tradition islamique oublient à quel point ces
militants, qui mettent fiévreusement en scène leurs meurtres et leurs viols sur
Instagram, reflètent un stade ultime dans la radicalisation du principe moderne
de l’autonomie individuelle et de l’égalité : une forme d’affirmation de soi
acharnée qui ne reconnaît aucune limite, et requiert la descente dans des
abysses moraux ».
Le
philosophe George Santayana a prédit que la culture individualiste
obsessionnelle de la compétition et du mimétisme de l’Amérique encouragerait
ultérieurement « une lame de fond d’aveuglement primitif et de
violence ». L’incapacité d’être critique et conscient à l’égard de
soi-même, associée au culte du moi, conduirait à un suicide collectif.
L’historien de la culture Carl Schorse a écrit dans « La Vienne de la
fin-de-siècle : politique et culture » que la descente de l’Europe dans le
fascisme était inévitable une fois qu’elle avait coupé le « cordon de la
conscience ». Et avec l’ascension de Trump, il est clair que le
« cordon de la conscience » a également été coupé dans les jours
crépusculaires de l’empire américain. Dès que nous ne reconnaissons plus ou ne
comprenons plus notre capacité à faire le mal, dès que nous ne nous connaissons
plus, nous devenons des monstres qui dévorent les autres et nous dévorons
finalement nous-mêmes.
« Le
totalitarisme avec ses dizaines de millions de victimes a été identifié comme
une réaction malveillante à la tradition bienveillante des Lumières du
rationalisme, de l’humanisme, de l’universalisme et de la démocratie libérale –
une tradition envisagée comme une norme ne posant pas problème », écrit
Mishra. « Il était clairement trop déconcertant de reconnaître que la
politique totalitaire cristallisait les courants de pensée (racisme
scientifique, nationalisme chauvin, impérialisme, technicité, politique
esthétisée, utopisme, ingénierie sociale et lutte violente pour la survie) qui
circulaient à travers toute l’Europe à la fin du dix-neuvième siècle ».
Mishra sait
ce qui se produit quand les gens sont abandonnés sur le tas de fumier de
l’histoire. Il sait ce que les guerres interminables, menées au nom de la
démocratie et de la civilisation occidentale, engendrent chez leurs victimes.
Il sait ce qui conduit les gens à avoir soif de violence, qu’ils se trouvent à
un meeting de Trump ou dans une mosquée radicale au Pakistan. L’histoire
informe le présent. Nous sommes atteints par ce que l’écrivain Albert Camus
appelait « l’auto-intoxication, la sécrétion maligne de notre impuissance
préconçue à l’intérieur de l’enceinte du moi ». Et tant que cette
« auto-intoxication » ne sera pas traitée, la rage et la violence,
chez nous ou à l’étranger, se développera tandis que nous trébucherons vers une
apocalypse mondiale. L’auto-aliénation du genre humain, a prévenu Walter
Benjamin, « a atteint un tel degré qu’elle peut vivre sa propre
destruction comme un plaisir esthétique de premier ordre ».
Les conflits
en Égypte, en Libye, au Mali, en Syrie et dans d’autres nombreux endroits,
souligne Mishra, sont alimentés par « des événements climatiques extrêmes,
l’épuisement des fleuves et des mers et de leurs stocks de poissons, ou la
désertification de régions entières de la planète ». Les réfugiés qui sont
poussés en Europe par le chaos de leur pays, y créent de l’instabilité
politique. Et tandis que nous marchons vers l’avenir comme des somnambules, la
détérioration continue de l’écosystème amènera finalement l’effondrement
complet des systèmes. Mishra nous avertit que « les deux façons dont
l’humanité peut s’autodétruire – la guerre civile à l’échelle planétaire, ou la
destruction de l’environnement naturel – convergent rapidement ». Nos
élites, oublieuses des dangers à venir, aveuglées par leur propre orgueil et
leur cupidité, nous transportent, comme Charon, vers le pays des morts.
Source : Truthdig, Chris Hedges,
11-06-2017
Traduit par
les lecteurs du site www.les-crises.fr.
NOTES d'H.Genséric :