Une énorme partie d'échecs
se joue actuellement sur plusieurs niveaux et en différents lieux, tant dans
les couloirs de la Maison blanche et du Kremlin que dans la steppe désertique
syro-jordanienne. Comme le dit un fidèle lecteur, il est bien difficile de s'y
retrouver sur le tapis vert syrien entre les innombrables combinaisons
pair-impair, rouge et noir, manque ou passe, d'autant que l'équation est encore
compliquée par les traditionnels retournements et enchevêtrements
moyen-orientaux. Par où commencer ?
"L'attaque
chimique" n'a pas (encore ?) eu lieu et Washington plastronne. J'invente une menace imaginaire,
elle ne se matérialise pas, c'est grâce à mon avertissement, applaudissez-moi.
[1]
Connaissant le Donald, la gloriole gratuite à usage interne n'est certes pas à exclure. Mais toute cette affaire cache bien autre chose, et notamment les fractures béantes au sein de la nouvelle administration.
Connaissant le Donald, la gloriole gratuite à usage interne n'est certes pas à exclure. Mais toute cette affaire cache bien autre chose, et notamment les fractures béantes au sein de la nouvelle administration.
Derrière le damage
control mâtiné de sauvetage de face du Pentagone, il apparaît clairement
que les militaires n'étaient pas au courant de l'explosive déclaration de la
Maison blanche, le Centcom allant jusqu'à dire publiquement qu'il n'a "aucune idée" des
raisons qui ont conduit à cette annonce.
Fait
intéressant, tout ceci est intervenu seulement trois jours après que le colonel
Dillon, porte-parole de la coalition contre l'Etat Islamique, a déclaré que les
Etats-Unis voyaient d'un bon oeil les efforts de l'armée syrienne et des
milices pro-iraniennes dans le combat contre Daech. Des faucons (McMaster ?)
voulant torpiller les ouvertures faites par les colombes ne s'y prendraient pas
autrement...
Mais le
panier de crabes impérial est encore plus méphistophélique. Il n'a échappé à
personne que la crise a éclaté peu de temps après la visite du beau-fils
Kushner en Israël. Le mari d'Ivanka (appelons-le Ivanko), qui se revendique
presque ouvertement sioniste, a-t-il été chargé par Bibi la Terreur d'un
message ainsi que de quelques "renseignements de première main sur une
prochaine attaque chimique" - inventés - à destination du Donald ?
Pas
impossible, d'autant que le président semble plus faire confiance à son gendre
post-pubère qu'à ses secrétaires d'Etat aux Affaires étrangères et à la
Défense. De par son amitié avec l'ambassadeur émirati à Washington, Kushner
aurait par exemple eu un rôle crucial dans la tempête twittique du Donald contre
le Qatar lors du conflit du Conseil de Coopération du Golfe. Au grand dam de
Mattis et Tillerson, plutôt sur la ligne de Doha et qui passent leur temps à nettoyer les bêtises du gamin. On dit d'ailleurs T. Rex
fatigué de voir son travail systématiquement saboté par la famille Trump et
peut-être même sur la sellette. A suivre...
Ainsi donc,
Ivanko aurait été mandaté par l'establishment israélien, paniqué devant la
constitution de l'arc chiite, pour convaincre son beau-père de menacer Assad,
menaces qui seront évidemment considérées comme un feu vert par les barbus
modérément modérés ? L'hypothèse paraît plausible et séduisante, et la seconde
partie de la proposition est même indiscutable. Sauf que... Quelque chose ne
cadre pas tout à fait avec la première partie.
Kushner
était apparemment totalement opposé à la frappe tomahawkienne d'avril :
Un passionnant article du toujours très informé Robert Parry
dévoile de l'intérieur la prise de décision. Il y aurait eu une vive lutte dans
les hautes sphères du pouvoir et une gêne évidente parmi la communauté du
renseignement, persuadée de l'innocence d'Assad dans l'événement chimique. A la
Maison Blanche, un combat à couteaux tirés eut lieu entre d'un côté Steve
Bannon et Jared Kushner (!) et, de l'autre, le conseiller à la sécurité
nationale, le néo-con McMaster. Finalement, Cretinho s'est rangé à l'avis de la
clique de ce dernier, souhaitant alléger la pression du Deep State à son
égard.
Arrêtons-nous un instant sur Kushner, gendre juif orthodoxe
de Trump et sioniste fervent, qui a pourtant pris le parti de son
ennemi personnel Bannon et conseillé à son beau-père de tout déballer sur la
Syrie : l'intox de la Ghouta et la manip de Khan Cheikhoun la semaine dernière.
Ajoutons
qu'Ivanko est également accusé par la MSN de sympathies pro-russes, ce qui,
comme chacun sait, constitue de nos jours l'acte d'accusation le plus grave que
peut trouver le système impérial. Non décidément, quelque chose ne colle pas.
Nous parlions plus haut d'insolubles combinaisons rouge, impair et passe...
A Moscou, on
ne perd en tout cas pas son temps avec de telles subtilités et promet une
réponse "proportionnée" en cas d'attaque américaine suite à un
éventuel nouveau false flag chimique. Lavrov, qui ne parle jamais pour
ne rien dire, a donné une intéressante conférence de presse dans laquelle une phrase intrigue :
"J'espère que cette fois, les États-Unis
prendront en compte la nécessité de vraiment
lutter contre la prolifération d'armes chimiques."
Serait-ce à
dire que le facétieux Sergueï accuse les USA d'avoir permis la prolifération
d'armes chimiques en Syrie par le passé ? En fournissant, exemple pris au
hasard bien entendu, les barbus de Khan Cheikhoun juste avant le bombardement
syrien ?
Le risque
d'escalade est en tout cas pris au sérieux et l'on note une forte recrudescence
de cargos russes qui passent
et repassent le Bosphore en faisant l'aller-retour
Russie-Tartous. On imagine que ce n'est pas pour débarquer des cargaisons de
chocolats...
En un temps
d'incertitude sur les intentions de Washington - même la vraie presse
d'information s'y perd, le d'habitude pessimiste Moon of Alabama y voyant la fin de l'aventure US, Russia Insider prédisant au contraire une attaque imminente -, il est en
effet plus prudent d'accumuler les joujoux militaires pour faire face à toute
éventualité.
Dans notre
grand jeu Qui mettra la main sur le territoire
califal ? - question qui sous-tend à vrai dire tout le conflit
syrien -, les loyalistes ont marqué plusieurs dizaines de points depuis un
mois, pour le plus
grand malheur de l'axe israélo-saoudien. Le blitz royal vers la frontière syro-irakienne a évidemment
fait sonner toutes les alarmes à Riyad et Tel-Aviv, permettant l'accès à la Méditerranée pour l'Iran (et même, dans le
futur, pour les Routes de la Soie chinoises).
Il y a
quelques heures, toute la poche à l'est de Khanasir a
été libérée - les petits hommes en noir en passe d'être totalement
encerclés se sont retirés -, mettant définitivement fin à la présence de Daech
dans la province d'Alep et permettant la jonction stratégique entre Ithiya et
Rusafa. Sur la carte, cela représente un gain énorme pour Damas :
Désormais,
les bases sont jetées pour la réduction du saillant à l'est de Hama et surtout la grande
offensive orientale vers Deir ez Zoor et, plus loin, vers la frontière
irakienne, où les bataillons du blitz sont d'ailleurs en train d'avancer de leur côté.
C'est le
moment que choisit le sultan pour lancer une attaque très sérieuse contre le canton kurde d'Afrin
(une semaine d'intenses bombardements et maintenant une forte concentration de
troupes) dans le but semi-avoué de faire la jonction avec l'Idlibistan, ce qui
serait évidemment totalement inacceptable pour Damas et Moscou.
Où l'on
constate une nouvelle fois l'invraisemblable nœud gordien de la région : les
Russes sont plus ou moins alliés aux Kurdes et depuis un an aux Turcs, qui se
détestent pourtant les uns les autres. L'empire américain n'est pas le seul à
allier les contraires...
Des rumeurs
infondées faisaient état du retrait du contingent russe de la petite base que
Moscou avait établie dans la zone kurde ; en réalité, 160 soldats
supplémentaires ont apparemment été
envoyés en renfort pour bien montrer qu'il est hors de question de
désenclaver l'Idlibistan.
Se
dirige-t-on alors vers une confrontation russo-turque ? Improbable au vu du
tectonique rapprochement entre Moscou et Ankara. Il se pourrait même que
Poutine ait en réalité donné un feu vert tacite (et partiel) à Erdogan, histoire de
calmer les ardeurs américano-saoudiennes des Kurdes de l'autre partie du
Rojava, proxies que l'empire utilise pour descendre
vers le sud et tenter de réduire le corridor chiite :
Al Bukamal, bientôt le dernier bastion urbain de Daech
et bataille ultime de la longue guerre syrakienne ? C'est bien possible... A
moins que tout n'ait déjà été réglé par de discrets envoyés dans les couloirs
du pouvoir à Moscou, Washington, Damas et Téhéran, l'on pourrait assister à une
détonante convergence de l'armée syrienne, des YPG kurdo-américaines, des UMP
iranisées et de l'armée irakienne. Deux contre un si l'on considère, dans le
meilleur des cas pour les Américains, que l'armée irakienne restera neutre : le rapport de force n'est de
toute façon pas en faveur de l'empire. Le tout face à une résistance
désespérée de l'EI dont ce sera le chant du cygne. Chaud devant...
De fait, des
voix kurdes commencent à se faire entendre, menaçant d'interrompre l'opération pour la prise de Raqqa -
sans parler d'une descente méridionale - si le sultan continue de bombarder
leurs frères d'Afrin. Casse-tête pour Washington. Aux dernières
nouvelles, Erdogan vient de s'entretenir au téléphone pendant trente
longues minutes avec le Donald puis a appelé Poutine dans la foulée. Ce qui
s'est dit vaut de l'or mais nous ne le saurons pas tout de suite...
Notons en
passant, afin de montrer le degré incomparable des intrications auxquelles nous
assistons en spectateur comblé, que les récents ronds de jambe kurdes aux
Saoudiens wahhabites que nous avions relevés la dernière fois sont également la
contrepartie de la "tolérance" de Riyad vis-à-vis des idées
indépendantistes kurdes. Non pas que les grassouillets cheikhs fondamentalistes
se soient soudain pris de passion pour le crypto-marxisme du Rojava mais dans un but tout ce qu'il y a de machiavélique : mettre un
gros caillou dans la chaussure turque et punir Ankara pour son soutien au Qatar.
Le Moyen-Orient ne changera jamais...
Revenons à
notre guerre syrienne. Les possibles futures tergiversations kurdes expliquent
peut-être pourquoi les Américains auraient (le conditionnel reste de mise) transféré
une partie de leurs "rebelles" de la poche désormais inutile d'Al
Tanaf vers le nord, dans le Rojava, avec le but évident de redescendre ensuite
le long de la frontière. Pour résumer
:
Si la rumeur
est confirmée, et il convient d'être encore prudent, il serait amusant de voir
cohabiter ne serait-ce qu'un temps les YPG kurdes et les "rebelles
modérés", qui se détestent cordialement. Plus sérieusement, cela
signifierait que l'empire n'a pas lâché l'affaire et a toujours pour but
d'appliquer la politique israélo-saoudienne de réduction même partielle de
l'arc chiite, bien que l'on parle ici seulement de quelques centaines de
combattants.
Tout cela se
décidera sur le terrain mais aussi dans les couloirs du pouvoir. À Washington, la discorde règne
en maître, on l'a vu. Le Centcom tire dans les pattes de la Maison
blanche qui torpille le Pentagone et le Département d'État. Quelle cabale
prévaudra ? A Moscou, l'ours attend de pied ferme une éventuelle provocation
chimique de l'un des clans américains (lequel ?) Ajoutez les facteurs
turco-kurde et qataro-saoudien, mélangez et servez.
On le voit,
le jeu sur le subtil échiquier multi-niveaux (local, régional, global) est
d'une complexité extraordinaire...
[1] La Maison Blanche se réjouit
que les éléphants ne soient pas montés aux arbres
Les
responsables de l’administration Trump reculent sur leur projet de perpétrer
une fausse attaque d’armes chimiques en Syrie annoncé par la Maison-Blanche.
Les
États-Unis ne manquent pas de raisons de
vouloir accuser le gouvernement syrien d’utiliser des armes chimiques, par
contre le gouvernement syrien n’a absolument aucune raison logique de vouloir
en utiliser. La Russie et la Syrie réclament depuis longtemps
l’envoi d’inspecteurs d’armes chimiques sur la base aérienne dont
l’administration Trump prétend qu’elle est au centre de son conte de fées « chimique ».
Les États-Unis ont empêché les inspecteurs d’y aller. Les allégations
étasuniennes n’avaient donc aucune réalité.
La façon
dont l’annonce de la Maison Blanche a été faite, sans que les agences
concernées en aient connaissance et avec très peu d’implication des directeurs
d’agences, était tout simplement idiote. On
aurait dit une idée suggérée par Netanyahou à l’écolier Kushner qui aurait
ensuite convaincu son beau-père de faire cette annonce grotesque. Maintenant,
la Maison Blanche est obligée d’envoyer des officiels affirmer que « l’avertissement »
de la Maison Blanche était sensé, avec le pire argument que l’on ait jamais
utilisé.
« Les
éléphants ne sont pas montés aux arbres. Grâce à nos avertissements,
affirment-ils, les arbres ont été sauvés ! . »
« Il semble qu’ils prennent notre
avertissement au sérieux, a déclaré Mattis. Ils n’ont pas perpétré d’attaques
chimiques », a-t-il déclaré aux journalistes qui voyageaient avec lui pour
aller à une réunion des ministres de la défense de l’OTAN à Bruxelles.
Il n’a présenté aucune autre preuve que le fait qu’une attaque n’avait pas
eu lieu.
« Je peux vous dire que grâce à ce que le
président a fait, il n’y a pas eu d’incident », [a déclaré l’ambassadeur
des États-Unis à l’ONU, Nikki] Haley au Comité des affaires étrangères de la
Chambre lors d’une audience, mardi. […]
« J’aime à penser que le président a
sauvé de nombreux hommes, femmes et enfants innocents. », a poursuivi Haley.
Haley « aimerait
penser » beaucoup de choses – malheureusement, elle n’en est pas
capable.
Par Moon of Alabama