Comment ne pas louer l’initiative de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères, et diplomate de haute volée, de se rendre à Moscou vendredi 5 février dernier rencontrer Sergueï Lavrov ? Il s’agissait d’apaiser les tensions nées de l’affaire Navalny, de troquer l’ingérence ouverte pour le dialogue respectueux, d’enjoindre le président russe de ne pas perdre totalement confiance en la capacité d’autonomie de pensée et d’action de l’Europe, et de rechercher les voies d’une coopération fructueuse notamment énergétique avec l’UE.
Couplée à une interview du président Macron à The Atlantic Council -temple du neoconservatisme américain-, dans laquelle il appelait courageusement à l’autonomie stratégique du Vieux Continent, à la rénovation impérieuse de la relation avec Moscou et à un partage des taches avec l’OTAN pour raisons de subsidiarité et de divergence structurelle d’intérêts entre Washington et Bruxelles, ce déplacement de J. Borrell à Moscou semblait une judicieuse décision, peut-être l’occasion enfin d’un rétablissement in extremis de l’UE sur la carte d’un monde nouveau où elle fait de plus en plus figure de simple appendice continental de la puissance américaine.
Évidemment, une autre interprétation de cette visite courrait chez ceux qui voient des manœuvres partout : l’Europe, définitivement asservie à Washington, dont le nouveau président au même moment, appelait martialement à considérer la Russie et la Chine comme de définitifs adversaires, jouait, en envoyant J. Borrell à Moscou, la comédie d’une prétendue ultime tentative de conciliation sur « l’affaire Navalny », sur fond d’urgence sanitaire et de soudain attrait européen pour le vaccin Sputnik V. Un calcul évidemment voué à l’échec, car on n’a aucune chance d’orienter une décision de politique intérieure russe contre un service qu’on leur demande ! Sergueï Lavrov dialoguera donc aimablement mais sans se faire d’illusions, avec l’envoyé européen, mais Moscou n’en expulsera pas moins trois ambassadeurs (allemand, polonais et suédois) pris la main dans le sac pour soutien à la déstabilisation au milieu des manifestants pro Navalny. Depuis quand est-ce le travail d’un ambassadeur de faire de l’ingérence active dans des affaires intérieures d’un pays ? Le pouvoir russe dérive peut-être vers l’autoritarisme et l’autarcie (nous avons tout fait pour), mais certainement pas vers la naïveté.
Sincère ou cynique, l’opportunité de cette visite a fait long feu. On aura finalement la servitude atlantique coutumière des Européens et l’activisme des pions américains implantés par Washington via « l’élargissement » au cœur de notre édifice communautaire comme autant de chevaux de Troie. La presse occidentale et singulièrement française hurle en chœur au « piège russe » comme à l’humiliation de l’Europe, et les Baltes réclament désormais carrément la tête du Haut représentant Borrell. Quant au « virage Biden » qui n’en est pas un, il annonce sans équivoque la permanence remarquable d’une stratégie américaine qui vise toujours à fragmenter et affaiblir l’Europe pour l’empêcher à tout jamais de s’autonomiser stratégiquement et de se rapprocher de Moscou. Navalny n’est qu’un nouveau leurre, un épouvantail pour repolariser l’antagonisme Europe-Russie, déclencher les automatismes mentaux de l’anti-russisme primaire et ranimer la flamme des sanctions.
Le vrai dossier est ailleurs : comment s’assurer de la docilité des Européens (sur la Russie et sur l’Iran et la renégociation du JCPOA) ? Sur qui miser ? Sur l’Allemagne bien sûr ! C’est pourquoi North Stream 2 se fera, contre le lâchage définitif de Paris par Berlin sur les enjeux de la défense et de l’autonomie stratégique européenne, lubies françaises promises à l’étiolement à moins de décisions fortes et courageuses de Paris notamment vis-à-vis de l’OTAN.
Car le « couple franco-allemand » n’est pas « en crise ». Il n’a historiquement fonctionné que sur la base initiale passagère d’une amputation militaro-politique consentie de la puissance allemande et d’une France épique à laquelle on laissa jouer les médiateurs durant la Guerre froide. C’était il y a longtemps. Ce n’est plus de saison depuis la réunification de 1989. La « crise » actuelle entre Paris et Berlin est celle d’une relation devenue bien trop asymétrique et douloureuse pour jouer plus longtemps la comédie du bonheur. Dans ce drôle de « trouple », dont le troisième larron est l’Amérique, l’un des membres, lyrique, présomptueux mais surtout impécunieux, est méprisé et dévalorisé par l’autre qui lui impose ses volontés et sa domination économique au nom du droit du plus fort sous le regard enjôleur du troisième, qui voit à cette discorde un éminent intérêt.
En conséquence, l’axe naturel de déploiement de la puissance et de l’influence française futures doit être recherché avec les puissances militaires et industrielles du sud de l’Europe : Espagne, Italie, Grèce. L’Allemagne ralliera. Ou pas. La France doit se tourner vers ces autres partenaires en matière de coopération industrielle de défense et cesser d’attendre de l’Allemagne ce que celle-ci ne lui donnera jamais : une convergence de raison mais aussi de cœur et d’ambition sur la nécessité d’une Europe-puissance qui assume l’écart voire la dissonance vis-à-vis des oukases américains.
Or, l’Allemagne ne le fera jamais, pour au moins deux raisons :
- ·Elle se considère, par sa puissance économique et industrielle, le champion économique et politique naturel de l’UE ;
- Elle tient en conséquence pour parfaitement illégitime la prétention française à un quelconque « leadership européen » politique, notamment au prétexte de notre puissance militaire résiduelle qu’elle ne supporte pas car elle ne peut faire le poids en ce domaine. D’où notamment les grandes difficultés présentes et futures de la coopération industrielle de défense franco-allemande, comme en témoignent notamment les aléas du programme SCAF… Nous n’en sommes qu’au début.
Berlin colle donc à Washington en matière sécuritaire et stratégique, clamant servilement que l’OTAN demeure la seule structure naturelle légitime de la sécurité et de la défense européennes.
Ne voulant pas que Paris se rapproche de Moscou, ce qui déplairait à Washington, la Chancelière Merkel coopère volontiers avec la Turquie contre Paris et Athènes, mais conserve une relation pragmatique avec la Russie (dépendance énergétique et mauvais calculs sur le nucléaire obligent). Une « résistance » qui lui fournit un levier précieux sur Washington pour préserver d’autres intérêts et qu’elle compense par les gages ou les coups de main donnés au Maître américain sur les enjeux secondaires pour elle que sont les affaire Skripal ou Navalny, la question ukrainienne et autres boules puantes envoyées au président Poutine pour faire enfin vaciller son insupportable popularité.
Il faut cesser de prendre les Russes pour des lapins de 6 semaines (pas plus que les Iraniens d’ailleurs). Ils ne supportent pas l’ingérence de près ou de loin, ni les leçons devenues inaudibles d’un Occident en pleine crise démocratique, politique et morale. La Russie de toute façon ne prend plus la France au sérieux depuis déjà quelques temps au gré des déclarations encourageantes… suivies de reculs piteux ou de désaveux. Pour paraphraser Cocteau, les mots d’amour, c’est bien, c’est beau. Mais ce sont les preuves d’amour qui comptent, donnent confiance et envie.
Quant à l’Europe, son grégarisme parait indécrottable et son aveuglement stratégique criminel tant ses salves de sanctions, prises et aggravées au coup de sifflet américain, non seulement n’aboutissent qu’à durcir les pouvoirs ciblés (c’est d’ailleurs leur objectif réel sinon comme expliquer ce pathétique entêtement dans l’échec ?) mais font s’appauvrir en Russie, et mourir de faim ou de maladie en Syrie ou en Iran, des dizaines de milliers de personnes depuis trop longtemps punies par nous, sans états d’âme, de faire corps autour de leur chef d’État au lieu de le déposer pour avoir le droit de manger et de vivre. Dans cette imposture morale, l’Occident perd non seulement son temps et son crédit, mais aussi son âme.
Par Caroline Galactéros; 10 Février 2021
Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC. Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "État d'esprit, esprit d’État" au Point.fr. Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.
Pourquoi Biden cherche-t-il à s’embourber en Iran ?
Depuis son arrivée au pouvoir, le président Joe Biden n’a rien fait pour relancer l’accord nucléaire avec l’Iran. Le JCPOA a été violé par les États-Unis en 2018 lorsque le président Trump a quitté l’accord et a renouvelé une campagne de sanctions « à pression maximale » contre l’Iran. Pendant plus d’un an, l’Iran a respecté ses engagements dans le cadre de l’accord. Il a ensuite commencé à dépasser progressivement certaines des limites techniques de l’accord. Ces dépassements étaient légaux en vertu du JCPOA car les États-Unis ont quitté l’accord. Ils sont tous réversibles.
En réponse au meurtre par Israël du meilleur scientifique nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh, le parlement conservateur a adopté une loi qui oblige le gouvernement modéré du président iranien Rohani à réduire encore plus son adhésion à l’accord JCPOA. Dans ce cadre, le gouvernement iranien va bientôt réduire la capacité des inspecteurs internationaux de l’AIEA à observer certaines parties de son programme nucléaire civil. Comme l’a annoncé l’ambassadeur iranien aux Nations unies :
Gharibabadi @Gharibabadi - 16:11 UTC – 15 Février 2021
La loi du Parlement sera exécutée à temps (23 février) et l'AIEA en a été informée aujourd'hui afin d'assurer une transition sans heurts vers un nouveau modèle, en temps voulu. Après tout, la bonne volonté engendre la bonne volonté !
L’administration Biden exige de l’Iran qu’il revienne pleinement aux restrictions prévues par l’accord, qu’il accepte de prolonger certaines de ces restrictions et qu’il accepte de discuter de ses programmes de missiles et de son rôle au Moyen-Orient. Ce n’est qu’après cela, dit l’administration Biden, que les États-Unis lèveront certaines de leurs sanctions.
Ces demandes sont absurdes et n’ont absolument aucune chance d’être satisfaites.
Ce sont les
États-Unis qui enfreignent l’accord. Biden pourrait simplement le réintégrer en
levant les sanctions qui ont été imposées. L’Iran avait promis qu’il irait
jusqu’au bout en revenant dans les limites techniques de l’accord. Mais au lieu
d’accepter cela, l’administration Biden tente de créer un processus plus
compliqué en coordonnant ses positions de négociation avec l’Arabie Saoudite,
Israël et d’autres opposants
à l’accord :
L'envoyé d'Israël aux États-Unis a suggéré mardi
qu'Israël ne dialoguerait pas avec la nouvelle administration au sujet des
démarches pour réintégrer le JCPOA. Biden s'est engagé à dialoguer avec ses alliés et
partenaires, y compris Israël, avant de prendre des mesures pour rejoindre
l'accord. Mais Reuters rapporte que certains responsables israéliens pensent
que consulter l'administration Biden pourrait se retourner contre Israël "en
signalant faussement son consentement à tout nouvel accord auquel il s'oppose
encore".
Au cours de discussions informelles tenues par l’administration Trump avec l’Iran, les États-Unis avaient fait des demandes similaires à celles que Biden fait maintenant. L’Iran les a toutes rejetées.
L’armada de missiles iraniens, construite de manière indépendante, est une dissuasion contre les agresseurs potentiels de la région. Depuis la révolution iranienne, il y a 43 ans, le pays a été soumis à divers embargos sur les armes. Son armée de l’air ne dispose donc pas d’avions de chasse modernes. Les États arabes du Conseil de coopération du Golfe, sur la rive occidentale du golfe Persique, disposent au total de quelque 450 avions de chasse modernes. En outre, les États-Unis gardent parfois une centaine ou plus de leurs propres avions de chasse dans la région.
L’Iran a peu de moyens de se défendre contre une campagne de bombardement concertée. La seule chose qu’il peut faire est de menacer de riposter par des tirs de missiles de grande envergure sur des cibles régionales. Son armada de missiles est donc une nécessité vitale pour ce pays. Suggérer à l’Iran de limiter sa puissance en missiles est une exigence qui laisserait le pays sans défense.
Une nouvelle prolongation des délais de restriction dans le cadre de l’accord JCPOA n’est pas non plus acceptable. Le JCPOA a été négocié dans le cadre d’un long processus au cours duquel les deux parties ont fait des concessions. Il n’est pas raisonnable que les États-Unis reviennent maintenant à exiger unilatéralement des restrictions plus longues sans rien offrir de nouveau en retour.
L’Iran
n’acceptera aucune négociation avec le régime Biden à moins que les États-Unis
ne retournent d’abord à l’accord. Son chef suprême s’est exprimé :
Khamenei.ir @khamenei_ir - 8:42 UTC – 17
Février 2021
A propos du #JCPOA, des promesses ont été faites par
l'autre partie. Je dis une chose : nous avons entendu de nombreuses promesses
qui n'ont pas été tenues et qui ont été contredites dans la pratique. De
simples mots ne suffisent plus. Cette fois, il ne s'agira que d'actes !
Des actes ! Si la République islamique voit un acte fait de l'autre côté, elle
agira aussi.
En mai 2021, l’Iran élira un nouveau président. Le modéré Rouhani n’a pas réussi à relancer l’économie iranienne. Rouhani a négocié et accepté le JCPOA, mais il a ensuite été trahi par les États-Unis qui ont soumis le pays à de nouvelles sanctions dévastatrices, mettant à mal l’économie. Les conservateurs en Iran ont déjà remporté les élections législatives de 2020. (Note : Les « modérés » en Iran sont des néolibéraux. Les « conservateurs » les plus intransigeants sont des sociaux-démocrates). Les conservateurs vont probablement gagner la présidence. Actuellement, l’ancien président iranien, Mahmoud Ahmedinejad, représenté ci-dessous, est le candidat le plus approuvé par les électeurs. Si les autorités religieuses l’autorisent à se présenter, il a toutes les chances de gagner. La diplomatie américaine avec l’Iran deviendra alors encore plus difficile.
Il est difficile de comprendre ce que l’administration Biden espère gagner en traînant les pieds vers un retour au JCPOA.
- Cela garantit pratiquement que la partie iranienne va se durcir.
- Le maintien des sanctions garantit également que l’Iran prendra de nouvelles mesures pour les contrer. Il dispose de relais fiables dans la région et de nombreuses cibles et intérêts américains alignés peuvent être touchés. Si l’Iran ne peut pas exporter de pétrole à cause des sanctions américaines, pourquoi devrait-il accepter que l’Arabie saoudite continue à en exporter ?
- Si les États-Unis ne rejoignent pas le JCPOA, l’Iran a toutes les raisons d’augmenter son stock d’uranium enrichi et d’accroître encore son niveau d’enrichissement. Les sous-marins nucléaires américains fonctionnent avec de l’uranium enrichi à 60 %. Pourquoi l’Iran ne construirait-il pas des bateaux similaires et enrichirait son stock au niveau nécessaire ? Bien que l’Iran ne veuille pas d’armes nucléaires, il pourrait, comme le Japon, créer et stocker tous les ingrédients nécessaires. Le délai nécessaire pour devenir un État doté de l’arme nucléaire se résumerait alors à un projet d’un week-end.
- Il n’y a aucune chance d’augmenter encore la pression sur l’Iran sans la coopération de Moscou et de Pékin. Bien que l’administration Biden ait discuté de l’Iran avec les deux, rien n’indique qu’ils accepteraient (à nouveau) de limiter leurs échanges commerciaux avec l’Iran. Ceci d’autant plus que Washington s’est déclaré hostile à ces deux pays.
- Il n’y a aucun moyen raisonnable pour les Etats-Unis d’attaquer l’Iran ou son programme nucléaire sans risquer de causer des dommages importants à leurs propres forces et à leurs alliés dans la région. Toute attaque risquerait de dégénérer en une grande guerre. Israël, un État doté de l’arme nucléaire qui accroît actuellement son stock, s’en mêlerait et l’allié de l’Iran au Liban, le Hezbollah, utiliserait sa force de missiles pour détruire l’économie de l’entité sioniste.
Tout cela est bien connu depuis des mois. En ne réintégrant pas immédiatement l’accord, l’administration Biden commet un suicide diplomatique, comme l’ont montré de nombreux commentateurs.
L’administration Biden aurait pu se donner une victoire facile en politique étrangère en mettant simplement fin aux sanctions contre l’Iran et en retournant au JCPOA. Au lieu de cela, elle s’embourbe dans une histoire qui consommera la majeure partie de son énergie en matière de politique étrangère.
Je ne comprends pas pourquoi elle agit ainsi.
PS : Après avoir terminé ce qui précède, j’ai malheureusement constaté que j’ai négligé les conseils donnés ici : Comment écrire sur l’Iran : Un guide pour les journalistes, les analystes et les décideurs politiques. J’essaierai de faire mieux la prochaine fois. Mais Moon of Alabama n’est pas un média de masse et ne souhaite pas le devenir.
Par Moon of Alabama – Le 18 février 2021 Via le Saker Francophone
L'ambassadeur Garibaldi contre les connards sauvages ?
RépondreSupprimerCONFIRMATION : https://www.unz.com/ishamir/biden-freezes-texas/
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