L'article suivant, écrit par Nicolas Bonnal en septembre 2016, est encore plus d'actualité aujourd'hui qu'il ne le fut en 2016. Si nous y incluons les méfaits de l'arnaque covidienne, le guignolesque Trump et le cacochyme Biden, l'image de l'Amérique décrite par Poe et Baudelaire devient encore plus écornée.
H. Genséric
Les
deux fondateurs de l'anti-américanisme sont Edgar Poe et Charles
Baudelaire ; le premier dans ses contes, le deuxième dans ses préfaces. La
France et l'Amérique sont les deux pays à avoir fourni les plus belles
cohortes d'anti-modernes depuis l'ère des révolutions. Souvent du reste
on retrouve le thème commun de la nostalgie dans les grands films
américains (voyez Naissance d'une nation, la Splendeur des Amberson,
l'Impasse de De Palma). Et la rage de Baudelaire contre « la barbarie
éclairée au gaz » vaut celle d'Henry Miller, pour ne pas parler de nos
Bloy, Kerouac, Céline ou Bernanos.
Mais assez de présentations. On laisse parler Baudelaire, traducteur
et somptueux préfacier de Poe. Dans un élan qui évoque nos amis de
Prisonplanet.com, il écrit:
« De tous les documents que j'ai lus est
résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne furent pour Poe
qu'une vaste prison qu'il parcourait avec l'agitation fiévreuse d'un
être fait pour respirer dans un monde plus amoral, — qu'une grande
barbarie éclairée au gaz, — et que sa vie intérieure, spirituelle, de poète ou même d'ivrogne, n'était qu'un effort perpétuel pour échapper à
l'influence de cette atmosphère antipathique. »
D'où ces myriades de littérateurs américains qui de Cooper à James en passant par la génération perdue ou Diane Johnson (romancière et scénariste de Shining) vinrent trouver refuge en France — avant que celle-ci ne fût crucifiée sous Hollande et Sarkozy.
« Impitoyable dictature que celle de l'opinion dans les sociétés démocratiques; n'implorez d'elle ni charité, ni indulgence, ni élasticité quelconque dans l'application de ses lois aux cas multiples et complexes de la vie morale. On dirait que de l'amour impie de la liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou zoocratie… »
Baudelaire s'irrite dans une autre préface: racisme, brutalité,
sexualité, avortement, tout y passe, avec au passage le nécessaire clin
d'œil de sympathie pour les noirs et les indiens:
« Brûler des nègres enchaînés, coupables d'avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l'honneur, jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l'Ouest, que les Sauvages (ce terme a l'air d'une injustice) n'avaient pas encore souillés de ces honteuses utopies, afficher sur les murs, sans doute pour consacrer le principe de la liberté illimitée, la guérison des maladies de neuf mois, tels sont quelques-uns des traits saillants, quelques-unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l'inventeur de la morale de comptoir, le héros d'un siècle voué à la matière. »
Et le plus grand génie de la « modernité » poétique de rajouter que
l'américanomanie gagne du terrain, et ce grâce au clergé catholique
(toujours lui…):
« Il est bon d'appeler sans cesse le regard sur
ces merveilles de brutalité, en un temps où l'américanomanie est
devenue presque une passion de bon ton, à ce point qu'un archevêque a pu
nous promettre sans rire que la Providence nous appellerait bientôt à
jouir de cet idéal transatlantique! »
Il relie très justement et scientifiquement le déclin du monde à la science:
« Prématurément amenée par des orgies de
science, la décrépitude du monde approchait. C'est ce que ne voyait pas
la masse de l'humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans
bonheur, elle affectait de ne pas voir.
Mais, pour moi, les annales de la Terre m'avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »
Poe voit l'horreur monter sur la terre (Lovecraft reprendra cette vision). L'industrie rime avec maladie physique:
« Cependant d'innombrables cités s'élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. »
On peut rappeler qu'un grand peintre de l'école de Hudson nommé Thomas Cole a réalisé une suite admirable de tableaux symboliques nommé the Course of Empire. Intéressez-vous à cette passionnante école de peinture, et à l'artiste allemand Bierstadt qui réalisa les plus géniales toiles de paysages américains. Après la dégoûtante maladie recouvrit tout (parcs nationaux! Parcs nationaux!).
Dans Petite conversation avec une momie, Poe règle d'autres comptes.
Il relativise nos progrès médicaux (simple allongement de la durée de
vieillesse) et mécaniques:
« Je lui parlai de nos gigantesques forces mécaniques. Il convint que nous savions faire quelque chose dans ce genre, mais il me demanda comment nous nous y serions pris pour dresser les impostes sur les linteaux du plus petit palais de Carnac. »
Le comte nommé Allamistakéo, la momie donc, donne sa vision du progrès:
« Le comte dit simplement que, de son temps, les grands mouvements étaient choses terriblement communes, et que, quant au progrès, il fut à une certaine époque une vraie calamité, mais ne progressa jamais. »
L'idée que le progrès ne progressera plus, entre embouteillages et obésité, entre baisse du QI et effondrement de la culture, me paraît très bonne. On ne fait pas mieux qu'au temps de Jules Verne, et on ne rêve même plus.
Sur la démocratie US, on se doute que Poe nous réserverait une bonne surprise:
« Nous parlâmes alors de la grande beauté et de l'importance de la Démocratie, et nous eûmes beaucoup de peine à bien faire comprendre au comte la nature positive des avantages dont nous jouissions en vivant dans un pays où le suffrage était ad libitum, et où il n'y avait pas de roi. »
Il évoque en riant les treize colonies qui vont se libérer du joug de l'Angleterre.
« La chose néanmoins finit ainsi: les treize
États, avec quelque chose comme quinze ou vingt autres, se consolidèrent
dans le plus odieux et le plus insupportable despotisme dont on ait
jamais ouï parler sur la face du globe.
Je demandai quel était le nom du tyran usurpateur. Autant que le comte pouvait se le rappeler, ce tyran se nommait: La Canaille. »
Citons cette phrase méconnue de Tocqueville:
« Le
naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n'est ni
cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier. Un despotisme de
cette espèce, bien qu'il ne foule point aux pieds l'humanité, est
directement opposé au génie du commerce et aux instincts de
l'industrie. »
Et en effet il devenu impossible de créer des emplois en Europe comme
en Amérique. On peut juste rayer bureaucratiquement les chômeurs pour
plastronner devant la presse..
La peur de l'américanisme est donc
aussi partagée en France qu'en Amérique au siècle de Comte. On citera
aussi Renan qui parle quelques décennies plus tard :
« Le monde marche vers une sorte
d'américanisme, qui blesse nos idées raffinées… Une société où la
distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l'esprit n'ont
aucune valeur officielle, où la haute fonction n'ennoblit pas, où la
politique devient l'emploi des déclassés et des gens de troisième ordre,
où les récompenses de la vie vont de préférence à l'intrigue, à la
vulgarité, au charlatanisme qui cultive l'art de la réclame, à la
rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle
société, dis-je, ne saurait nous plaire. »
On conclura encore avec Baudelaire qui voit en poète et en
visionnaire le risque que fait peser l'américanisme sur le monde et
l'Europe:
« Les États-Unis sont un pays gigantesque et
enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son
développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu
dans l'histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l'industrie;
il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu'elle finira
par manger le Diable. »
_____________________________
Bibliographie
• Edgar Poe — Histoires extraordinaires
• Edgar Poe — Nouvelles histoires extraordinaires
• Baudelaire — Préface de ces deux recueils (ebooksgratuits.com)
• Ernest Renan — Souvenirs
• Tocqueville — De la Démocratie, II, Deuxième partie, chapitre XIV
Le dernier film de Jim Jarmusch (the dead don't die) décrit très bien et ouvertement le devenir-zombie de cette affreuse matrice (on n'se dire "nation").Voyez le monologue final de Tom Waits.
RépondreSupprimer