Une BD américaine : “La Machine ne ferme jamais les yeux”, entreprend de raconter l’histoire de la surveillance des citoyens par les Etats et des consommateurs par les entreprises, depuis le mythe antique du Cheval de Troie jusqu’à l’espionnage de masse opéré aujourd’hui par les GAFAM. Cet essai stimulant invite à prendre de la hauteur sur le sujet et réfléchir aux solutions pour remettre les libertés publiques au premier plan.
Benjamin Franklin affirmait qu’« un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre et finit par perdre les deux ». La citation est devenue un adage repris un peu partout, presque un poncif. Son avertissement ne semble pourtant pas avoir été entendu : notre société a basculé avec l'avènement d’internet et de la « big data » dans une ère de surveillance généralisée où les libertés publiques ont été restreintes, de même que notre droit à la tranquillité. Tel la grenouille qui meurt s’en sans rendre compte dans une eau mise à l’ébullition, le citoyen subit jour après jour l’érosion de ses libertés fondamentales et constitutionnelles, sans être capable de définir précisément à quel moment il a renoncé à se battre.
Il est ainsi curieux de se remémorer l’énorme scandale qu’ont pu constituer les écoutes téléphoniques dans les années 1980 sous François Mitterrand, en comparaison du désintérêt presque total des citoyens d’aujourd’hui sur le fait que l’ensemble de leurs communications téléphoniques, de leurs courriers électroniques, de leur navigation internet et de leurs déplacements quotidiens sont enregistrés par des entreprises sans leur consentement, et sans le moindre contrôle. Qui hésite aujourd’hui à accepter sans les lire les conditions générales de services comme Facebook ou Amazon qui leur permettent d’enregistrer notre intimité du matin jusqu’au soir ?
Nos vies quotidiennes - personnelles et professionnelles - tournent aujourd’hui autour de nos ordinateurs, de nos téléphones mobiles et de nos tablettes, qui sont devenus des outils de surveillance permanents. Nous y stockons nos photos, nos contacts, nos agendas, nous les utilisons pour notre correspondance, pour nous repérer dans les villes ou à la campagne. Edward Snowden nous a appris que toutes ces informations étaient instantanément mises à disposition d’Etats qui ne rendent pas de compte sur leur utilisation. Ceux-ci tentent parfois d’y intégrer un soupçon de légalité, dans une escalade qui ne cesse jamais. Le gouvernement français a par exemple légiféré il y a peu pour autoriser la surveillance par drones de la population, ce que le Conseil Constitutionnel a immédiatement interdit. Mais le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a déjà promis un nouveau texte sur le sujet.
Avant la télésurveillance, la surveillance
Paradoxalement, alors que la technologie permet aujourd’hui le pire - ce que même George Orwell ne pouvait imaginer en écrivant “1984”, qui reste pourtant la dystopie la plus inquiétante jamais écrite sur le sujet - les consciences sont moins éveillées sur les risques qu’à l’époque de la sortie de son livre. Car il faut rappeler qu’avant la télésurveillance massive que permet Internet, la surveillance était opérée par de nombreux autres moyens, et que cela faisait déjà débat. C’est ce que rappelle une bande dessinée de Greenberg, Patterson & Canlas, traduite de l’américain chez Delcourt (“La Machine ne ferme jamais les yeux, Une histoire de la télésurveillance de “1984” à Facebook”).
L’ouvrage déroule l’histoire, les causes et les conséquences de la surveillance dans nos sociétés en remontant jusqu’à l’Antiquité. Si la démonstration est brillante, elle pêche un peu par son ethnocentrisme : le sujet est analysé dans le monde moderne à l’aune des seuls Etats-Unis et de leur législation. Mais comme chacun sait, toutes les démocraties occidentales finissent par suivre ce modèle avec quelques années de décalage, et ce léger défaut n’invalide en rien l’analyse.
Tout le monde a quelque chose à cacher, rappellent les auteurs en ouverture. C’est le principe même du droit au respect de la vie privée, garanti par toutes les Constitutions, sauf dans les dictatures. C’est même ce qui les distinguent des démocraties ! Pourtant, les grandes entreprises “gouvernementales, commerciales et criminelles” cherchent sans cesse (et parviennent aujourd’hui sans difficulté) à comprendre et enregistrer chacune de nos petites habitudes.
De Jeremy Bentham à Michel Foucault
Les premiers chapitres s’attachent à élucider les raisons de la soumission des populations à une surveillance contraire à leurs intérêts, que les auteurs expliquent d’abord par les croyances religieuses et la conviction ancrée dans les Ecritures que Dieu surveille les actions de chacun en vue du jugement dernier. Avec la sécularisation, le concept opère un glissement : la morale publique se substitue à la morale religieuse et justifie la mise en place d’une surveillance sociale, au départ pour des raisons plutôt nobles (la nécessité d’un ordre public, le besoin d’avoir une police et une justice efficace).
Au XVIIIe siècle, le philosophe Jeremy Bentham propose une réflexion nouvelle autour de la société de surveillance, en imaginant une structure architecturale circulaire (le panoptique) propre à permettre à un observateur de surveiller tous les sujets vivant à l’intérieur sans qu’eux-mêmes ne puissent savoir quand ils sont observés. Son objectif : installer dans une population donnée le concept d’autosurveillance. Sans parvenir à mettre en place son projet de bâtiment, Bentham pense alors œuvrer pour le progrès ! On retrouvera jusqu’à aujourd’hui des échos de son argumentation, par exemple dans les discours des politiques visant à truffer nos rues, nos métros et nos magasins de caméras de vidéosurveillance.
Un autre philosophe, au XXe siècle, s’est interrogé à la suite de Bentham sur la surveillance : le Français Michel Foucault. Il conclut que les autorités contemporaines contrôlent les populations à leur insu pour asseoir un pouvoir et une relation verticale de domination. Les auteurs de la bande dessinée démontrent la justesse de son argumentation dans de nombreux épisodes de l’histoire, depuis le système de surveillance mis en place par les esclavagistes américains (pensé comme un système de défense de la propriété !) jusqu’au McCarthysme.
La surveillance au service de la domination des États et des entreprises
Il existe différents systèmes de surveillance de la population, que l’on peut répartir en quatre catégories principales :
● La surveillance policière : elle s’accélère au XXe siècle dans les démocraties qui considèrent qu’il faut se prémunir de la délinquance par le contrôle de leurs populations.
● La surveillance par les patrons : le fordisme - qui révolutionne le monde du travail au début du XXe siècle - implique de mesurer chaque geste de l’ouvrier pour mettre en place la division du travail. En 1920, ce sont 200 000 “espions” qui sont employés par l’industrie américaine pour surveiller les faits et gestes des salariés !
● La surveillance politique : le XXe siècle est une période de grandes batailles idéologiques. La Seconde guerre mondiale puis la Guerre froide amènent les États à se méfier de la « Cinquième colonne » et à espionner ses ennemis intérieurs.
● La surveillance des mouvements sociaux : plus grave, les gouvernements modernes ont appris à utiliser la surveillance intérieure pour mettre au pas l’opposition, de façon très extensive : des mouvements pacifistes ou des défenseurs de l’environnement ont pu être considérés comme provocateurs de trouble. De nombreuses formes de militantisme se retrouvent aujourd’hui assimilées à du terrorisme pour justifier l’espionnage de leurs activités.
C’est avec J. Edgar Hoover, le premier directeur du FBI, que les Etats-Unis généralisent l’espionnage abusif de leurs citoyens au prétexte de la lutte contre le communisme. Le fichier secret mis en place par Hoover (qu’il fera détruire après sa mort pour éviter d’être jugé par l’Histoire) liste à la fin de sa vie plusieurs millions d’Américains dont en réalité très peu sont communistes. Martin Luther King, futur Prix Nobel de la Paix, fait partie des personnalités mises sous surveillance.
Dans le sillage de Hoover, la CIA et la NSA développent des outils électroniques pour surveiller le monde entier. George W. Bush autorise après les attentats du 11 septembre 2001 ces deux agences à surveiller les communications de l’ensemble des Américains. Le paradigme s’inverse : auparavant, on surveillait les suspects. Après lui, tout le monde se trouve considéré comme suspect par défaut. Un nouveau paradigme démontré par Snowden amène à la surveillance de masse de centaines de millions de citoyens innocents, et même de milliards d’étrangers. Selon le lanceur d’alerte, la devise interne de la NSA devient : “Collectez-les tous”.
Que faire ? Réglementer !
Au début du XXIe siècle, des programmes sont mis en place pour espionner les téléphones et les navigations sur Internet, d’autres permettent de prendre le contrôle de n’importe quelle webcam ou d’analyser les documents enregistrés sur nos disques durs (plus de 850 milliards auraient déjà été scannés). Enfin, une base de données de reconnaissance faciale mondiale est construite. Ceci en dehors de toute légalité, même si le « Patriot Act » (2001) rend largement possible ce qui était auparavant considéré comme criminel. Pendant la longue mise en place de cette société de surveillance par plusieurs gouvernements successifs, les élus américains ne cessent de mentir à ce sujet, parfois sous serment au Congrès, sans que jamais personne n'en paye les conséquences. Le “progressiste” Barack Obama, une fois au pouvoir, ne voit rien à redire ou à corriger dans ces dispositifs, et il est probable qu’il en sera de même pour Joe Biden.
Que faire ? Peut-être reprendre la main sur un plan politique. A titre personnel, militer auprès d’organisations engagées sur le sujet comme la Quadrature du Net. Et obliger nos politiques à prendre position sur le sujet. Des propositions pourtant très simples ne sont aujourd’hui appropriées par personne, ni à gauche ni à droite (tandis que les responsables politiques de tous bords ne cessent de citer, à tort et à travers, George Orwell pour faire semblant de se plaindre de l’évolution de la société).
Il faudrait commencer par légiférer pour interdire à toute société privée de conserver des données personnelles plus de six mois, sous peine d’interdiction totale. Netflix ou Google ont-ils vraiment besoin de se remémorer de nos recherches sur internet il y a 10 ans pour nous vendre leurs services ? Et si toutes les entreprises étaient soumises à cette règle de bons sens, cela ferait-il ralentir l’économie ? Évidemment pas. Voici donc un bon début, facile à mettre en œuvre.
Une réglementation plus sévère pour interdire le forçage de l’acceptation des conditions générales des biens et services de consommation courante est également nécessaire. Personne ne s’interroge par exemple sur le fait qu’il est obligatoire de lire et d’accepter les conditions générales d’Apple après avoir acheté un téléphone, sans pouvoir le ramener en magasin une fois déballé, faute de quoi il reste inutilisable. Un peu difficile à avaler pour un appareil qui peut coûter jusqu’à 1 300 euros. Chacun sait que l’acceptation de conditions totalement abusives n’est en réalité jamais optionnelle, mais personne ne s’intéresse à résoudre cette absurdité.
Enfin, l’Union Européenne devrait - plutôt qu’une réglementation RGPD nourrie de bonnes intentions mais complexe et trop peu efficace - s’attacher à réglementer la surveillance des citoyens par ses Etats-membres en rappelant qu’en démocratie on ne peut surveiller que des suspects sous le contrôle d’un juge, et poser des limites à ses partenaires. Il faudrait de toute urgence cesser de se plier systématiquement aux demandes des services américains et leur interdire de stocker toute donnée sur des citoyens européens qui ne seraient pas suspectés d’activités criminelles, en utilisant l’arme diplomatique. On devine hélas, que sur ce point, il est permis de rêver.
Sur ces sujets plus que n’importe quel autre, la créativité politique sera essentielle. Faute d’une rapide prise de conscience générale, le monde basculera dans une ère véritablement orwellienne.
● La Machine ne ferme jamais les yeux, Une histoire de la télésurveillance de “1984” à Facebook, Greenberg, Patterson & Canlas (Delcourt / Encrages), 144 pages, 15,95 €
Source : Blast-Info
voyez : https://mobile.twitter.com/achabus/status/1405824628753326085
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