samedi 7 mai 2016

Comment devient-on djihadiste ?




L'école, les parents, les femmes… Est-il possible de faire un portrait-robot du combattant venu d'Occident ? Les recherches de Scott Atran et Nafees Hamid sur la radicalisation livrent des résultats parfois surprenants.

Membre d'un groupe djihadiste en octobre 2013 à Alep en Syrie
Quelques chiffres

1. Des milliers de personnes sont parties en Syrie et en Irak ; mais beaucoup plus encore ont été arrêtées avant de partir. Au Maroc, à peu près deux mille personnes sont parties et neuf mille ont été arrêtées. En Tunisie, six mille cinq cents sont parties, plus de cinq mille ont été arrêtées, etc.
2. Approximativement cinq à six mille personnes sont parties d'Europe, la plupart venant de France, d'Allemagne ou de Grande Bretagne.
Milan, le 1er juin 2015, opération Martese : la police anti-terroriste arrête dix personnes accusées d'avoir planifié un séjour en Syrie pour intégrer les réseaux djihadistes.
 

De nouvelles tendances

1. Les djihadistes sont de plus en plus jeunes, des adolescents ou des post-adolescents. Le groupe qui connaît la plus forte croissance est celui des 12-17 ans.

2. Les djihadistes ont un faible taux d'éducation religieuse traditionnelle. La plupart sont juste initiés ou disent avoir vécu une « nouvelle naissance » (« reborn ») dans l'islam radical.
3. Approximativement 80 % d'entre eux sont partis rejoindre l'organisation Etat islamique avec des amis ou grâce à des amis. C'était déjà vrai à l'époque d'al-Qaida. Mais cela s'est accentué, avec des amis virtuels rencontrés sur Internet.
4. On observe une augmentation du taux de convertis, pour la plupart venus des quartiers les plus pauvres, approximativement un quart du total. Les convertis ont tendance à être les promoteurs les plus féroces de la violence et les plus difficiles à convaincre autrement.

5. Alors que les fondateurs d'al-Qaida venaient pour la plupart de classe moyenne, assez bien instruits et mariés, depuis le 11 septembre 2001, les recrues de la diaspora ont tendance à être plus jeunes, moins instruites, plus pauvres, célibataires et venant des zones en difficulté (les banlieues, les bidonvilles, etc.). Cependant, on observe une recrudescence du recrutement dans les classes moyennes, comme les employés publics, des gens qui viennent d'entrer sur le marché du travail, etc.
6. On compte de plus en plus de femmes impliquées, approximativement 1/8 du total des combattants venant d'Europe (ce sont principalement des adolescentes et des post-adolescentes).
7. Les parents sont souvent les derniers à savoir : ils ne sont pas à l'aise pour parler de politique ou des problèmes d'identité, et ils ont souvent recours à l'explication du « lavage de cerveau » quand ils découvrent que leurs enfants sont concernés. (L'expression « lavage de cerveau » est une création et un héritage de la guerre de Corée. C'est ainsi qu'on expliquait pourquoi une poignée d'Américains et de Britanniques ne voulaient pas être rapatriés après la cessation des hostilités, on supposait qu'ils avaient été conditionnés comme des chiens de Pavlov par les communistes chinois spécialistes en ingénierie sociale, une théorie romancée et popularisée dans le roman de Richard Condon, Un crime dans la tête, qui a inspiré la série Homeland.)

Le rôle des femmes

Les mères sont un élément très important dans certains réseaux, comme pour celui de Tétouan-Barcelone, selon les recherches en cours de Claudia Carvalho. Parfois, des jeunes femmes se radicalisent à Tétouan au Maroc puis viennent à Barcelone et se marient avec des hommes marocains qui ne sont pas radicaux. Après, elles continuent de discuter avec les radicaux de Tétouan pour apprendre à devenir recruteurs. Souvent, ce sont les mères qui encouragent leurs enfants à aller en Syrie ou essayent même de voyager avec eux. Et ce sont les pères qui généralement entrent en contact avec la police.
Salah Abdeslam a trouvé refuge à Molenbeek après les attentats de novembre grâce à Abid Aberkan (certains rapports le désignent comme un cousin ou un neveu de Salah Abdeslam). Il vivait dans le sous-sol de la maison de la mère d'Aberkan : Djemila M. Abid Aberkan et Djemila M. ont été arrêtés avec la femme d'Abid Aberkan, Sihane A., après la capture de Salah Abdelsam. Abid Aberkan est toujours en détention. La mère a été accusée d'abriter Salah Abdelsam, mais elle a été libérée. Quant à la femme de Salah Abdeslam, elle n'a pas été inculpée et a été libérée. Une mère a donc été impliquée. La plupart du temps, dans les pays occidentaux, les parents ne sont pas au courant, tandis que dans certains réseaux marocains, les parents sont parfois impliqués.

Des parents regardent des photos de vidéosurveillance de leur fille, prises le jour de son départ de Lezignan (Corbières) pour la Syrie, en mars 2014.
Les recherches sur les réseaux criminels (non terroristes) aux Pays-Bas ont montré que les femmes jouent un rôle crucial de facilitateur. Elles ne font pas partie de l'activité criminelle, mais sans elles, le réseau peut s'effondrer. Peut-être que quelque chose de semblable se passe avec les femmes dans le recrutement djihadiste en Europe.
La plupart des femmes que nous avons interrogées et qui désirent rejoindre l'organisation Etat islamique peuvent être considérées comme « post féministes et post adolescentes » : elles sont fatiguées d'une société où les adultes sont apparemment asexués et culturellement indistincts. L'organisation Etat islamique et al-Qaida fournissent des lignes rouges claires : les hommes sont des hommes et les femmes sont des femmes. L'homme idéal est quelqu'un qui va donner sa vie pour une cause. Le seul domaine où il y a un flou dans la distinction entre les sexes est la promotion de la violence, laquelle est vécue comme un rite de passage pour la libération personnelle, la libération de l'Oumma islamique et celle de l'humanité dans son ensemble. C'est en se livrant à la violence qu'ils deviennent adultes.
Dans nos entretiens, aussi bien les jeunes hommes que les jeunes femmes disent qu'ils se sentent en dehors de leur société d'accueil, comme des transsexuels, ils ne se sentent ni arabe (ils ne sont pas capables de parler en arabe avec leurs parents) ni français, allemand, britannique ou espagnol (pays dans lesquels ils se voient toujours suspectés et dans lesquels ils n'ont pas l'impression d'être égaux aux autres citoyens). Ils ne ressentent aucune obligation morale à l'égard de leurs sociétés d'accueil, mais ils disent avoir une mission morale de défendre les opprimés. A Paris, le chercheur Farhad Khosrokhavar a fait un beau travail sur ce sujet.
Les femmes partent pour trois motifs principaux :
  • Un motif humanitaire. Elles veulent aider en devenant médecin, infirmière, enseignante, ce qu'elles sont autorisées à être dans le califat. Ce motif était un peu plus important dans la phase pré-organisation Etat islamique/califat, mais reste toujours important pour Al Nusra.
  • Le romantisme. Elles partagent sur les réseaux des photos de « jihotties », de beaux moudjahidines. En voulant aller dans un pays lointain, elles cherchent à épouser un beau guerrier.
  • La volonté de devenir une guerrière. Ces femmes veulent rejoindre la police féminine de l'organisation Etat islamique, la brigade Al-Khansaa. Elles réclament plus de décapitations, partagent des clips de l'organisation Etat islamique montrant des femmes tirer avec des AK-47. Elles sont tournées vers la violence et veulent y participer. Après que la Turquie a commencé à fermer la frontière avec la Syrie, elles ont appelé leurs sœurs à mener des attaques à l'Ouest.
Ces trois éléments comptent chez la plupart des femmes, à des degrés divers. Avant l'établissement du califat, le « récit » mettait en avant un djihad défensif : « viens sauver ces musulmans ». Après l'établissement du califat, le récit a changé et parle du renforcement de l'Etat : « viens aider à établir le califat ». Ce nouveau récit appelle les femmes et les familles à migrer. Les femmes sont considérées comme cruciales pour le « renforcement » de l'Etat, mais aussi pour la « production » de martyrs. Tout cela offre aux femmes un rôle important.
En outre, les femmes sont de plus en plus nombreuses à agir en tant que recruteurs, comme la Marocaine Samira Yerou. Que cela soit pour faire partie d'Al-Khansaa en menant des attaques, pour être une IS « fan-girl » sur les médias sociaux (partage de vidéos et de soutien de la cause sans faire la hijra), pour le recrutement, ou pour venir en Syrie afin d'exercer en tant que médecin, infirmière ou enseignant ou même pour devenir femme au foyer ou concierge, ces femmes jouent clairement un rôle important. Cela est essentiel pour comprendre l'impact de l'appel de l'organisation Etat islamique aux femmes. Ceci est la nouvelle forme du « girl power ». Ces femmes comptent.
Une tendance intéressante et quelque peu surprenante : on retrouve partout le sentiment général que les valeurs occidentales sont « usées », « matérialistes et dénuées de sens ». Et (après soixante-dix ans de paix relative en Europe de l'Ouest), la guerre est considérée comme festive, glorieuse, aventureuse et cool.

Au Danemark, dans la ville de Aarhus, vue de la mosquée de Grimhoej, connue pour son rôle dans le recrutement des jeunes qui partent en Syrie et en Irak.

Nihilisme et convictions

Les volontaires djihadistes ne se considèrent pas comme « nihilistes », une épithète dont on les a souvent affublés afin d'ignorer délibérément la gravité, et donc le réel danger de leur engagement. Au contraire, eux pensent qu'ils combattent le nihilisme de l'Occident, qui, d'une certaine manière, en relativisant tout et en attribuant à chaque chose une valeur monétaire, finit par détruire toutes les constructions morales, les religions et les convictions métaphysiques.

Francophonie et taux de radicalisation

Le meilleur indicateur pour connaître le taux de radicalisation d'un pays n'est pas sa richesse, son niveau d'éducation, de santé, ou ses accès à Internet. Le principal indicateur est de savoir si le pays est francophone ou pas. Aussi étrange que cela puisse paraître, quatre des cinq pays ayant les taux de radicalisation dans le monde les plus élevés sont francophones.

Pas de cause première

Les modes de radicalisation sont trop variables pour impliquer des facteurs environnementaux certains. En France, les points chauds de radicalisation sont les prisons alors que ce sont les universités au Royaume-Uni. En France, beaucoup de djihadistes sont de petits délinquants issus de milieux socio-économiques pauvres alors qu'au Royaume-Uni, ils viennent de quartiers plus aisés. On ne peut pas non plus tout expliquer par le conflit interculturel entre les populations immigrées et les sociétés d'accueil.
La France a adopté une approche assimilationniste avec ses immigrés tandis que le Royaume-Uni a opté pour le multiculturalisme. Pourtant, France et Royaume-Uni ont des problèmes de radicalisation comparables. Le Danemark, la Suède et la Norvège ont comparativement eu peu de problèmes pour intégrer la deuxième génération, et pourtant leur taux de combattants par rapport à la population immigrée est supérieur à celui de la France ou du Royaume-Uni et juste en dessous de celui de la Belgique.
Dans les mosquées, les prédicateurs radicaux posent un vrai problème au Royaume-Uni, mais cela ne semble pas être le cas dans le reste de l'Europe occidentale. Ainsi, les conditions socio-économiques, l'intégration culturelle, la criminalité, les prisons, les mosquées et probablement tout autre facteur « environnemental » n'expliqueront pas le phénomène auquel nous sommes confrontés.
Par ailleurs, poser la question de la quête de sens, d'identité et l'envie d'action de ces jeunes est un bon début, mais ne suffit pas non plus à expliquer ce phénomène. La majeure partie des jeunes Européens sont en quête de sens, d'identité et ont envie d'action, mais très peu voient le recours à la violence comme le point culminant de leur quête.
Par exemple, si nous prenons les deux mille vingt-neuf citoyens ou résidents français impliqués dans les réseaux djihadistes (ceux en Syrie, ceux qui sont revenus, ceux qui ont été tracés, ceux qui recrutent, ceux arrêtés), selon une récente déclaration du Premier ministre français, nous parvenons à 0,03 % de la population musulmane française (en Belgique, ce chiffre s'élève à 0,14 %). Est-ce que seulement 0,03 % des musulmans français sont en quête de sens, d'identité, de fraternité et voudraient une vie pleine d'aventures ?
Ajoutez la marginalisation, les griefs personnels ou une position anti-establishment si vous voulez. Devrions-nous lancer une campagne massive de mobilisation des jeunes à travers laquelle nous financerions des initiatives communautaires pour donner aux jeunes une alternative afin d'empêcher 0,03% de la population musulmane en France (0,003% de l'ensemble de la population française), d'aller en Syrie ou de lancer une attaque intérieure ?

Les réseaux actuels et anciens sont réutilisés pour de nouvelles causes. Prenons la Belgique, par exemple. L'estimation moyenne du nombre de Belges qui étaient à un moment ou à un autre actifs en Syrie ou en Irak, s'élève à quatre cent cinquante (estimation supérieure : cinq cent soixante-deux). Parmi eux, quatre-vingts sont connus pour venir du groupe Sharia4Belgium dirigé par Fouad Belkacem (qui a été formé au Royaume-Uni par Omar Bakri et Anjem Choudary d'Al-Muhajiroun de Sharia4UK)
Contrairement à des groupes radicaux qui l'ont précédé, les membres de Sharia4Belgium ont gardé des liens et maintenu des contacts régulier avec leurs amis non radicaux. Ce qui leur a permis d'envoyer à ces amis des messages réguliers narrant des histoires de guerre, d'aventures, et de victoires héroïques sur le brutal régime d'Assad. Autre anneau de recrutement mis en place par Khalid Zerkani – alias papa Noël – : distribuer des cadeaux aux jeunes en difficulté à Bruxelles et les encourager à commettre des vols afin de recueillir des fonds pour envoyer des combattants potentiels en Syrie.
Son groupe est connu pour y avoir envoyé au moins cinquante-neuf personnes, y compris Abdelhamid Abaaoud. Abaaoud a lui même affirmé avoir conduit quatre-vingt-dix combattants de l'organisation Etat islamique (payés 50 000 euros chacun) en Europe à travers les routes empruntées par les réfugiés afin de mettre en place une vaste gamme de cellules pour mener des attaques à la bombe TATP et à la kalachnikov. Presque un combattant belge sur trois vient de Sharia4Belgium ou des groupes Zerkani, et ce sont seulement ceux qui ont recrutés pas Belkacem et Zerkani personnellement. Leurs réseaux respectifs sont probablement responsables du recrutement de la majorité des combattants étrangers belges. Il n'est pas difficile d'imaginer qu'une poignée de groupes ont formé et radicalisé la grande majorité des combattants belges qui sont allés en Syrie.
 

Il semblerait que des leaders charismatiques, des coordonnateurs et des réseaux criminels et politiques transnationaux ont été repositionnés pour servir la stratégie de l'organisation Etat islamique en Europe. Parmi ceux qui veulent réellement se battre, certains sont motivés par des raisons profondément idéologiques, d'autres sont simplement excités par ce que font leurs amis. Le récit, lui, a évolué. Avant l'établissement de l'organisation Etat islamique, il reposait sur la revendication typique du djihad défensif : les musulmans sont persécutés et nous devons les défendre. Avec l'émergence de l'organisation Etat islamique, le récit est devenu : le califat est le seul endroit dans le monde où vous pouvez pratiquer l'islam véritable. Voilà le message qui a été donné aux jeunes recrues à Molenbeek : « Vos parents ne connaissent pas le vrai islam. Jamais l'Occident ne le laissera être pratiqué dans sa forme la plus vraie. Le califat est une oasis d'Islam dans un monde contrôlé par l'hégémonie occidentale. »
Au fond, tout cela ressemble un peu au réseau qui a préparé les attentats de Madrid en 2004 (auto-organisé, mais inspiré par le message de Zarquaoui sur Internet : frappez les trains avant les élections, pour atteindre la coalition en Irak), un réseau constitués de petits criminels, d'immigrants marginalisés, d'étudiants mécontents, d'amateurs d'aventure, de chercheurs de sens, et ainsi de suite. Sauf que maintenant, l'organisation Etat islamique contrôle mieux ses troupes qu'al-Qaida, avec une meilleure et plus large coopération à travers l'Europe, l'Afrique du Nord, et les routes des réfugiés du Moyen Orient.

Pemettez-moi pour finir de vous livrer un peu de réflexion psychologique triviale, mais, je crois, pertinente. Dans la théorie cognitive de l'émotion, la différence entre la colère et la tristesse repose sur un seul attribut cognitif : l'agent. L'organisation Etat islamique est très doué pour déplacer l'affect de ses recrues de la tristesse vers la colère, la vengeance et la violence. Elle est très forte pour convaincre les gens que quelqu'un est responsable de leur misère – l'anomie qui accablerait l'Europe, mais aussi le sentiment au Moyen Orient et ailleurs, que les arabes sunnites ne sont pas responsables de leur propre situation, ont souffert à cause des Etats-Unis et d'autres agents alliés.
Les contre-messages et les moyens utilisés pour les délivrer doivent donc être mieux ciblés. Aujourd'hui, les contre-messages ont tous la même forme et sont délivrés par des médias de masse. L'engagement avec les communautés est trop général et transforme les musulmans de certains quartiers en communautés suspectes. Le fossé se creuse encore. Au lieu de cela, nous devrions utiliser les techniques de l'organisation Etat islamique contre elle-même. Elle envoie des messages sur mesure et les transmet à travers des réseaux sociaux très soudés ? Faisons la même chose. Le fait que la majorité des djihadistes soient radicalisés par leur amis ne signifie pas que la majorité de leurs amis sont des radicaux. Chaque cercle social a des frères, cousins, amis, qui ne détestent rien de plus que de voir leurs amis mourir en Syrie ou effectuer des attaques en Europe. La clé, c'est de trouver les amis possédant le capital social le plus élevé dans un cercle donné, et travailler avec eux pour les aider à arrêter ceux qui en sont au stade naissant de la radicalisation. Il faut choisir les bonnes personnes pour approcher ces personnes non radicales et à capital social élevé, et les approcher avec finesse (la police n'est certainement pas le bon intermédiaire.)
C'est ce que nous allons essayer de faire : nous allons chercher sur les réseaux sociaux le nom de ceux qui sont partis en Syrie, puis trouver leurs amis, travailler avec ces derniers pour cibler les recrues vulnérables dans leur entourage, et les aider à engager un dialogue préventif avec elles.