Le secrétaire à la Défense Ashton Carter et le secrétaire d’État John
Kerry considèrent souvent les groupes djihadistes rebelles en Syrie
comme membres de « l’opposition syrienne ».
Cependant, comme le renseignement allemand l’a fait remarquer, plus
de 95% des combattants en Syrie sont étrangers et non syriens. De plus,
beaucoup ne sont même pas arabes, mais de plus en plus souvent
asiatiques.
Au cours des dernières années, des combattants asiatiques venant
d’Asie centrale, de Chine, ainsi que de Russie se sont terrés dans le
nord de la Syrie autour d’Alep et d’Idlib, avec une majorité venant
d’Ouzbékistan.
Plus connus sous le nom « d’Ouzbeks d’Alep », divers groupes ouzbeks
tels que Katibat al Tawhid wal Jihad (KTJ) et Imam Bukhari Jamaat (IBJ)
sont alignés avec al-Nosra. [1] Le nombre de combattants d’Asie centrale
dans des groupes tels que Jaish al-Muhajireen wal Ansar — qui comprend
les tchétchènes, ouzbeks et tadjiks apparus en Syrie en 2012 — est
estimé à environ 1500 à Alep. [2] Eux aussi ont fusionné avec al-Nosra.
Les estimations globales des combattants d’Asie centrale ayant
rejoint al-Nosra et l’Etat islamique (EI) sont d’environ 5000, avec des
combattants ouïghours chinois supplémentaires estimés autour de 1000
basés à Idlib. Selon le directeur de l’Observatoire syrien des droits de
l’Homme Rami Abdul Rahman, il y a aussi plus de 2000 combattants venant
de Tchétchénie, du Daghestan et d’autres régions du Caucase
fonctionnant avec al-Nosra, et « ils sont concentrés dans les provinces
d’Idlib, Alep et Lattaquié », où La Russie concentre ses frappes
aériennes.
En effet, une réunion en septembre à Chatham House a révélé comment «
la menace djihadiste perçue en Russie est un facteur majeur dans
l’élaboration de la politique du Kremlin pour « intervenir militairement
en Syrie. » La Russie craint aussi ces djihadistes une fois de retour
chez eux, ainsi que l’attaque de citoyens et des intérêts russes à
l’étranger. [3]
Cette menace est de plus en plus partagée par les États d’Asie.
Le djihad syrien exporté en Asie
Peter Knoope, chercheur associé au Centre international pour la lutte
contre le terrorisme de La Haye, a noté que l’EI et d’autres groupes
djihadistes en Syrie exploitent et recrutent des jeunes mécontents en
Asie centrale. De même, a-t-il mis en garde : « La question n’est pas de
savoir « si » mais « quand » une action violente va frapper la région
d’Asie centrale. »
En Asie du Sud-Est, la violence est déjà présente avec l’attaque de
Jakarta en janvier, ce qui souligne le danger que l’EI et al-Qaïda
établissent un bastion régional.
En Asie du Sud, alors qu’il n’y a pas encore eu d’attaque majeure
revendiquée par al-Qaïda ou l’EI, l’Inde sonne néanmoins l’alarme sur
l’invasion du wahhabisme et la création potentielle de nouveaux groupes
djihadistes syriens dans le sous-continent, similaires à ceux en
Indonésie.
Alarmé par cette forme de guerre hybride contre l’Inde, dans un
article de l’Indian Defence Review de septembre 2014, le général indien à
la retraite Afsir Karim reprochait aux Saoudiens d’utiliser le
wahhabisme comme arme pour dominer l’Inde, et ainsi étouffer les autres
formes de l’Islam (par exemple les Soufi, les Chiites, etc.). Il leur
reprochait également d’attaquer la tradition culturelle pluraliste de
l’Inde, et d’utiliser la pompe à (millions de) dollars pour propager la
théologie wahhabite et ainsi fournir un terrain fertile pour engendrer
les futurs djihadistes. [4]
En fait, en août 2015, le renseignement indien a été alerté d’une
éventuelle attaque sur les installations navales de Cochin et Bombay
par l’aile indienne nouvellement créée d’al-Qaïda. Le général Karim
observe en plus la tendance dangereuse d’al-Qaïda et d’autres idéologues
ou groupes radicaux à exhorter les organisations religieuses musulmanes
indiennes à prendre les armes contre l’État indien, et leur capacité à
recruter un nombre important de jeunes musulmans radicalisés par le
wahhabisme.
De même, en Malaisie, le diplomate à la retraite Dennis Ignatius a
sonné l’alarme au sujet de ce qu’il appelle la « saoudisation » de
l’Asie du Sud-Est. Il trouvait incroyable qu’une nation plutôt modérée,
constitutionnellement laïque et démocratique comme la Malaisie soit
maintenant infestée par des extrémistes appelant à la charia, et ayant
des débats sur les « amputations de membres, la décapitation, la
lapidation et même la crucifixion. » [5]
En voyant comment les jeunes musulmans d’Asie du Sud-Est venant
d’Indonésie, de Malaisie, de Singapour, des Philippines et d’ailleurs se
radicalisent et rejoignent le djihad en Syrie et en Irak, avec l’EI qui
parvient même à former une unité militaire pour les combattants de
langue malaise — Katibah Nusantara Lid Daulah Islamiyyah (Unité de
l’archipel malais pour l’État islamique en Irak et en Syrie) — Ignatius a
attribué cet extrémisme uniquement à l’exportation agressive de
l’idéologie wahhabite saoudienne qui a dépensé plus de 100 milliards de
dollars au cours des dernières décennies.
Il a en outre averti que le « lien saoudien-wahhabite est devenu la
plus grande menace pour la paix et la stabilité dans le monde
d’aujourd’hui. »
En effet, en fertilisant le sol asiatique avec le wahhabisme et avec
l’Arabie, la Turquie et le Qatar brassant le chaudron djihadiste en
Syrie, quand le mélange toxique finira par déborder et se renverser, les
États d’Asie risquent de se retrouver face à une multiplication rapide
de djihadistes maison capables de renverser des régimes séculaires.
Refuser que la Syrie devienne une base pour le djihad en Asie
Comme les affiliés d’al-Qaïda à Alep, Idlib et l’EI à Raqqa
deviennent le centre de commandement pour les djihadistes asiatiques,
cela constitue une menace pour la stabilité et la sécurité régionale en
Asie — en particulier à la lumière du récent attentat de Jakarta.
Toutefois, la proposition saoudo-turque d’envahir la Syrie et de
protéger leurs actifs militants, y compris ceux en provenance d’Asie, va
bientôt poser problème.
Nord de la Syrie : base du djihad wahhabite vers la Russie et l'Asie |
L’ignorance des intérêts sécuritaires légitimes des États d’Asie et
le soutient de ces militants ; le risque de transformer le nord-ouest de
la Syrie en base pour répandre le djihad en Asie ; couplé avec la
méfiance accrue de la prolifération saoudienne du wahhabisme en Asie —
tout ceci peut provoquer une intervention militaire comme lorsque des
États-Unis sont intervenus en Afghanistan après le 11/9.
Au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (SCO), en
juillet 2015, dont les membres comprennent la Chine, l’Inde et les États
d’Asie centrale, la menace d’instabilité syrienne et de l’extrémisme
islamique était à l’ordre du jour. Trois mois plus tard, en octobre, la
Chine et l’Inde ont mené des exercices conjoints contre le terrorisme au
Yunnan, en Chine.
En novembre, une délégation militaire chinoise conduite par
Changlong, vice-président de la Commission militaire centrale de Chine
(CMC), s’est rendu en Inde pour discuter de la lutte contre le
terrorisme, soit le plus haut niveau de la délégation militaire chinoise
qui soit venu en Inde depuis 10 ans.
En décembre, à la suite de l’attentat de Bangkok, suspecté d’être lié
aux Loups gris, qui a tué des citoyens chinois, de l’exécution par l’EI
d’un ressortissant chinois, et d’une augmentation des attaques
terroristes à travers la Chine, du Xinjiang à l’ouest, du Yunnan au sud,
de Pékin et d’ailleurs à l’est, la Chine a adopté sa loi
anti-terroriste qui lui permet des opérations militaires à l’étranger.
[6]
Peu de temps après, Zhou Bo de l’Académie des sciences militaires
du PLA (People Liberation Army) présumait : « La prochaine guerre pour
la Chine ne se fera peut-être pas avec un voisin. Elle pourrait plutôt
avoir lieu loin de ses frontières pour protéger les intérêts chinois
d’outre-mer et le bien-être non seulement des citoyens chinois, mais
aussi ceux d’autres pays. »
Compte tenu des conflits d’intérêts entre les puissances asiatiques
et Ankara-Riyad pour le soutien des djihadistes du nord de la Syrie, il
devrait y avoir un dialogue pour éviter les malentendus. Comme l’ancien
diplomate indien M.K. Bhadrakumar l’a noté, bien qu’Israël et la Russie
aient des intérêts syriens divergents, ils ont réussi à établir un
modèle de coopération réussie permettant de clarifier les lignes rouges
et les préoccupations légitimes de sécurité des uns et des autres. [7]
Face à la mondialisation de la guerre syrienne qui impacte
maintenant la sécurité en Asie, la Turquie, l’Arabie saoudite et les
puissances asiatiques comme la Chine, l’Inde et d’autres devraient
également mettre en place un modèle de coopération similaire, et
rechercher une solution politique collective qui permette de désamorcer
le conflit et de rétablir la stabilité régionale.
[1] USAID, Central Asian Involvement in the Conflict in Syria and Iraq:
Drivers and Responses, May 4, 2015,
https://www.usaid.gov/sites/default/files/documents/1866/CVE_CentralAsiansSyriaIraq.pdf;
Caleb Weiss, “Uzbek group pledges allegiance to Al Nusrah Front”, The
Long War Journal, September 30,
2015,http://www.longwarjournal.org/archives/2015/09/uzbek-group-pledges-allegiance-to-al-nusrah-front.php;
https://www.youtube.com/watch?v=DRbgJK6l8nE
[2] “Central Asian fighters in Syria join al-Nusra Front”, Middle East
Eye, September 23, 2015,
http://www.middleeasteye.net/news/central-asian-fighters-syria-join-al-nusra-front-259685836
[3] “Exporting Jihad: Fighters from the North Caucasus and Central Asia
and the Syrian Civil War”, Chatham House Roundtable, September 23, 2015,
https://www.chathamhouse.org/sites/files/chathamhouse/events/special/Summary%20FSU%20fighters%20in%20Syria%2001102015%20JM.pdf;
Murad Batal al –Shishani, “Islamist North Caucasus Rebels Training a
New Generation of Fighters in Syria”, Terrorism Monitor, Vol 12, Issue
3, February 7, 2014,
http://www.jamestown.org/programs/tm/single/?cHash=ae2a2cd5f15746b0534e5bb000c9ceff&tx_ttnews%5Btt_news%5D=41927#.VrXvj8dBau4;
Emil A. Souleimanov, “Globalizing Jihad? North Caucasians in the Syrian
Civil War”, Middle East Policy Council Journal, Fall 2014, Vol XXI, No.
3,
http://mepc.org/journal/middle-east-policy-archives/globalizing-jihad-north-caucasians-syrian-civil-war
[4] Maj Gen. Afsir Karim, “Wahhabism in South Asia”, Indian Defence
Review, September 13, 2014,
http://www.indiandefencereview.com/news/wahhabism-in-south-asia/
Akhilesh Pillalamarri, “The Radicalization of South Asian Islam: Saudi
Money and the Spread of Wahhabism”, Georgetown Security Studies Review,
December 20, 2014,
http://georgetownsecuritystudiesreview.org/2014/12/20/the-radicalization-of-south-asian-islam-saudi-money-and-the-spread-of-wahhabism/
[5] Dennis Ignatius, “The Wahhabi threat to Southeast Asia”, The
Malaysian Insider, March 30, 2015,
http://www.themalaysianinsider.com/sideviews/article/the-wahhabi-threat-to-southeast-asia-dennis-ignatius
[6] Susan Cunningham, “Thailand’s Shrine Bombing—The Case for Turkey’s
Grey Wolves”, Forbes, August 24, 2015,
http://www.forbes.com/sites/susancunningham/2015/08/24/thailands-shrine-bombing-the-case-for-turkeys-grey-wolves/#1418ab7217a5
;
http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/02/turkey-syria-grey-wolves-emerge-as-jihadists.html
; Shannon Tiezzi, “ISIS: Chinese Hostage ‘Executed”, The Diplomat,
November 19, 2015.
[7] http://atimes.com/2016/02/russia-is-content-with-israel-but-wrathful-toward-turkey/
Dr. Christina Lin
membre du Centre pour les relations transatlantiques à l’Université SAIS – Johns Hopkins.
membre du Centre pour les relations transatlantiques à l’Université SAIS – Johns Hopkins.
Source : Asia Times, le 09/02/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.