Quinze ans après le 11-Septembre, alors que le Congrès vient d’autoriser les citoyens américains à
poursuivre l’Arabie saoudite pour son rôle présumé dans ces attentats,
la « guerre contre le terrorisme » lancée peu après l’effondrement des
Tours jumelles ne trouve pas de conclusion. Dans ce contexte, un nombre croissant d’experts désignent le militarisme occidental dans le « Grand Moyen-Orient »
comme un facteur majeur d’amplification de la menace terroriste. Or,
une attention bien moindre a été accordée aux politiques clandestines de
la CIA, des services secrets saoudiens et de leurs alliés, qui sont
pourtant à l’origine de ce fléau. En effet, tout observateur avisé est
au courant du rôle central de ces agences dans la création et l’essor
d’al-Qaïda, depuis la campagne antisoviétique des années 1980 en
Afghanistan jusqu’au soutien des groupes armés qui tentent de renverser
Bachar el-Assad en Syrie. Plongée dans une période trouble et mécomprise
de l’histoire récente des services spéciaux américains et de leurs
principaux partenaires.
Après le scandale du Watergate, le Congrès impose à la CIA de sévères
restrictions légales et budgétaires. En réponse, des officiers de
l’Agence créent un réseau alternatif appelé le Safari Club, du nom d’une
luxueuse résidence de vacances au Kenya où ses membres se réunissent.
Comme l’a expliqué l’ancien diplomate canadien Peter Dale Scott dans son
dernier ouvrage, L’État profond américain, « durant
les années 1970, d’importants officiers actifs ou retraités de la CIA
(…) étaient mécontents des réductions budgétaires menées sous le
Président Carter par Stansfield Turner, le directeur de l’Agence. En
réponse, ils organisèrent un réseau alternatif que l’on appelle le
Safari Club. Supervisé par les directeurs des services secrets français,
égyptiens, saoudiens, marocains et iraniens (alors sujets du Shah), le
Safari Club était secondé à Washington par un “réseau privé de
renseignement”, selon Joseph Trento. Ce réseau regroupait alors des
officiers de l’Agence tels que Theodore Shackley et Thomas Clines, qui
avaient été marginalisés ou renvoyés par le directeur de la CIA
Stansfield Turner. Comme le prince [et ancien chef des services
secrets saoudiens] Turki ben Fayçal l’expliquera plus tard, l’objectif
du Safari Club n’était pas seulement l’échange de renseignements, mais
également la conduite d’opérations clandestines que la CIA ne pouvait
plus mener directement en raison du scandale du Watergate et des
réformes qui s’ensuivirent. » Ainsi fut mise en place une sorte de « deuxième CIA »
hostile au Président Carter, mais favorable à celui qui allait lui
succéder, l’ancien gouverneur Ronald Reagan – un farouche opposant à
l’apaisement entre les États-Unis et l’URSS.
Années 1980 : la BCCI, la « deuxième CIA » et la création de la future al-Qaïda
À cette époque, le Safari Club a besoin d’un réseau de banques pour
financer ses opérations anticommunistes. Avec la bénédiction du
directeur de la CIA George Bush sénior, le chef des services secrets saoudiens Kamal Adham transforme la banque BCCI en une véritable blanchisserie internationale d’argent sale. Toujours selon Peter Dale Scott, « dans
les années 1980, le directeur de la CIA William Casey prit des
décisions cruciales dans la conduite de la guerre secrète en
Afghanistan. Toutefois, celles-ci furent élaborées hors du cadre
bureaucratique de l’Agence, ayant été préparées avec les directeurs des
services de renseignement saoudiens – d’abord Kamal Adham puis le prince
Turki ben Fayçal. Parmi ces décisions, nous pouvons citer la création
d’une légion étrangère chargée d’aider les moudjahidines afghans à
combattre les Soviétiques. En clair, il s’agit de la mise en place d’un
réseau de soutien opérationnel connu sous le nom d’al-Qaïda depuis la
fin de cette guerre entre l’URSS et l’Afghanistan. Casey mit au point
les détails de ce plan avec les deux chefs des services secrets
saoudiens, ainsi qu’avec le directeur de la Bank of Credit and Commerce
International (BCCI), la banque pakistano-saoudienne dont Kamal Adham et
Turki ben Fayçal étaient tous deux actionnaires. Ce faisant,
Casey dirigeait alors une deuxième Agence, ou une CIA hors canaux,
construisant avec les Saoudiens la future al-Qaïda au Pakistan, alors
que la hiérarchie officielle de l’Agence à Langley “pensait que c’était
imprudent”. »
Massivement cofinancée par les pétrodollars des Saoud – dont ceux puisés dans les caisses noires des contrats d’armements gérées
par leur ambassadeur à Washington, le prince Bandar ben Sultan –,
l’opération de soutien au jihad afghan débouchera sur le renforcement
des seigneurs de guerre extrémistes et des trafiquants d’opium et
d’héroïne dans les années 1980. Dans un précédent ouvrage, qui avait été recommandé par le général d’armée (2S) Bernard Norlainlorsqu’il dirigeait la Revue Défense Nationale, Peter Dale Scott expliqua qu’« en
mai 1979, [les services secrets pakistanais de l’ISI mirent] la CIA en
contact avec Gulbuddin Hekmatyar, le seigneur de guerre afghan qui
bénéficiait certainement du plus faible soutien dans son pays.
[Islamiste radical,] Hekmatyar était aussi le plus important trafiquant
de drogue moudjahidine, et le seul à avoir développé un complexe de six
laboratoires de transformation de l’héroïne dans le Baloutchistan, une
région du Pakistan contrôlée par l’ISI. Cette décision prise par l’ISI
et la CIA discrédite l’habituelle rhétorique américaine selon laquelle
les États-Unis aidaient le mouvement de libération afghan. En fait, ils
soutenaient les intérêts pakistanais (et saoudiens) dans un pays face
auquel le Pakistan ne se sentait pas en sécurité. Comme le déclara en
1994 un dirigeant afghan à Tim Weiner, un journaliste du New York Times,
“nous n’avons pas choisi ces chefs de guerre. Les États-Unis ont créé
Hekmatyar en lui fournissant des armes. À présent, nous souhaitons que
Washington les lâche et leur impose de ne plus nous tuer, afin de nous
protéger de ces gens.” » Finalement, au début de l’année 2002, Hekmatyar appellera à la « guerre sainte »
contre les États-Unis depuis son lieu d’exil dans la capitale
iranienne, avant de s’installer au Pakistan pour organiser des
opérations anti-occidentales en Afghanistan.
Années 1990 : les pétrodollars saoudiens financent les talibans et al-Qaïda… avec l’appui des services américains
Dans les années 1990, les pétrodollars saoudiens et le discret
soutien de la CIA, du MI6 et de l’ISI favoriseront l’émergence des
talibans. En effet, d’après le chercheur et journaliste britannique Nafeez Ahmed, qui fut un consultant dans les enquêtes officielles sur les attentats du 11-Septembre et du 7-Juillet, « à partir de 1994 environ et jusqu’au 11-Septembre, les services de renseignement militaire américains [1] ainsi
que la Grande-Bretagne, l’Arabie saoudite et le Pakistan, ont
secrètement fourni des armes et des fonds aux talibans, qui abritaient
al-Qaïda. En 1997, Amnesty International a déploré l’existence de “liens
politiques étroits” entre la milice talibane en place, qui venait de
conquérir Kaboul, et les États-Unis. (…) Sous la tutelle américaine,
l’Arabie saoudite continuait de financer [l]es madrasas. Les manuels
rédigés par le gouvernement américain afin d’endoctriner les enfants
afghans avec l’idéologie du jihad violent pendant la guerre froide
furent alors approuvés par les talibans. Ils furent intégrés au
programme de base du système scolaire afghan et largement utilisés dans
les madrasas militantes pakistanaises financées par l’Arabie saoudite et
l’ISI (…) avec le soutien des États-Unis. »
Dans un monde où, pour citer le général de Gaulle, « les États n’ont pas d’amis [mais] que des intérêts », Nafeez Ahmed explique ces politiques clandestinesde soutien aux talibans par le fait que « les
administrations Clinton et Bush espéraient se servir [de ces
extrémistes] pour établir un régime fantoche dans le pays, à la manière
de leur bienfaiteur saoudien. L’espoir vain et manifestement infondé
était qu’un gouvernement taliban assure la stabilité nécessaire pour
installer un pipeline trans-afghan (TAPI) acheminant le gaz d’Asie
centrale vers l’Asie du Sud, tout en longeant la Russie, la Chine et
l’Iran. Ces espoirs ont été anéantis trois mois avant le 11-Septembre,
lorsque les talibans ont rejeté les propositions américaines. Le projet
TAPI a ensuite été bloqué en raison du contrôle intransigeant de
Kandahar et de Quetta par les talibans ; toutefois, ce projet est
désormais en cours de finalisation », mais visiblement sans la participation des
supermajors occidentales. Rappelons alors que la multinationale
californienne UNOCAL, qui a été absorbée par ChevronTexaco en 2005,
négociait ce projet avec les talibans entre 1997 et le printemps 2001, avec le soutien du gouvernement des États-Unis. Or, le régime du mollah Omar protégeait Oussama ben Laden et ses hommes à cette époque.
Toujours dans les années 1990, les politiques clandestines de la CIA
et de ses alliés britanniques, saoudiens et pakistanais favoriseront
l’essor global d’al-Qaïda – une réalité documentée mais largement
ignorée dans le monde occidental. Dans ce même article, Nafeez Ahmed rappelle que, « comme l’historien britannique Mark Curtis le décrit minutieusement dans son livre sensationnel, Secret Affairs: Britain’s Collusion with Radical Islam,
les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni ont continué de
soutenir secrètement des réseaux affiliés à al-Qaïda en Asie centrale et
dans les Balkans après la guerre froide, et ce pour les mêmes raisons
que précédemment, à savoir la lutte contre l’influence russe, et
désormais chinoise, afin d’étendre l’hégémonie américaine sur l’économie
capitaliste mondiale. L’Arabie saoudite, première plateforme pétrolière
du monde, est restée l’intermédiaire de cette stratégie
anglo-américaine irréfléchie. »
Après les attentats contre les Tours jumelles et le Pentagone, la CIA durcira sa politique antiterroriste en détenant arbitrairement, en torturant et en liquidantdes membres présumés ou avérés du réseau de Ben Laden dans le cadre de la « guerre globale contre le terrorisme ». Pourtant, « vers
le milieu [des années 2000], l’administration Bush décida d’utiliser
l’Arabie saoudite pour transmettre des millions de dollars à des
jihadistes affiliés à al-Qaïda, à des extrémistes salafistes et à des
islamistes des Frères musulmans. L’idée était de renforcer ces groupes à
travers le Proche-Orient et l’Asie centrale, dans l’objectif de contrer
et de refouler l’influence géopolitique de l’Iran chiite et de la
Syrie. En 2007, [le grand reporter] Seymour Hersh lui-même rapporta en détail le déploiement de cette stratégie dans le New Yorker,
citant un certain nombre de sources gouvernementales issues des milieux
de la défense et du renseignement aux États-Unis et en Arabie saoudite. »
Ainsi, l’administration Bush revendiquait alors une « guerre contre le
terrorisme » tout en soutenant des groupes jihadistes par l’entremise
des services saoudiens – une politique de guerre par procuration qui
trouve ses origines en Afghanistan dans les années 1980, et qui
sera imposée à la Syrie trois décennies plus tard.
Années 2010 : la CIA coordonne l’effort de guerre anti-Assad des pétromonarchies et de la Turquie
En janvier 2016, quarante ans après la création du Safari Club, le New York Times révéla que l’Arabie saoudite avait été « de loin » le principal financeur de la guerre secrète de la CIA en Syrie, baptisée « opération Timber Sycamore ».
Ce journal cita le rôle majeur du prince Bandar ben Sultan dans
celle-ci – alors qu’il dirigeait les services saoudiens entre juillet
2012 et avril 2014 –, tout en reconnaissant que cette opération de « plusieurs milliards de dollars » annuels avait conduit au renforcement des groupes jihadistes en Syrie, avec la complicité de la CIA. Selon le Times, « les
efforts saoudiens [en Syrie] furent dirigés par le flamboyant prince
Bandar ben Sultan, (…) qui demanda aux espions du royaume d’acheter des
milliers [de mitrailleuses] AK-47 et des millions de munitions en Europe
de l’Est pour les rebelles. La CIA a facilité certains [sic] de ces
achats d’armements pour les Saoudiens, dont un vaste deal avec la
Croatie en 2012.Durant l’été de cette même année, ces opérations
semblaient être hors de contrôle à la frontière entre la Turquie et la
Syrie, les nations du Golfe transmettant de l’argent et des armes à des
factions rebelles – y compris à des groupes dont les hauts responsables
américains craignaient qu’ils soient liés à des organisations
extrémistes comme al-Qaïda. »
En réalité, malgré ces craintes à Washington, la CIA coordonnait clandestinement depuis le mois de janvier 2012 au
moins deux réseaux d’approvisionnement en armes financés par les
pétromonarchies du Golfe et la Turquie : une série de livraisons
aériennes depuis les Balkans, qui a récemment fait l’objet d’une enquête approfondie du BIRN et de l’OCCRP confirmant le rôle central de la CIA dans ce trafic d’armes illégal ; et une autre voie d’approvisionnement maritime depuis la Libye, selon les révélations jamais démenties du journaliste d’investigation Seymour Hersh.
Ainsi, le New York Times confirma indirectement les propos de la parlementaire américaine Tulsi Gabbard. Trois semaines avant les attentats du 13-Novembre, elle avait dénoncé sur CNN le
soutien clandestin d’al-Qaïda par la CIA sur le front syrien,
critiquant le fait que l’Agence avait pour objectif de renverser Bachar
el-Assad en soutenant des rebelles loin d’être aussi modérés qu’ils nous
avaient été décrits jusqu’alors. Comme elle l’affirma durant cet
entretien, « les États-Unis et la CIA doivent stopper cette guerre
illégale et contreproductive pour renverser le gouvernement syrien
d’Assad et doivent rester focalisés sur le combat contre notre ennemi
réel, les groupes islamistes extrémistes. Car actuellement,
nous voyons pourquoi cela est contreproductif : en œuvrant (…) pour
renverser le gouvernement syrien d’Assad, nous [sommes] en train de
renforcer nos ennemis, les islamistes extrémistes. »
Avant de donner de plus amples détails sur cette politique clandestine et ses conséquences, elle rappela qu’« il
n’y pas eu de vote au Congrès pour autoriser l’usage de la force, pour
autoriser une guerre visant à renverser un gouvernement souverain.
Depuis que j’ai siégé [à la Chambre des Représentants], il n’y a eu
aucun vote, y compris avant que je sois élue [en 2013]. Donc le peuple
américain n’a pas eu l’opportunité de s’exprimer, d’approuver ou de
désapprouver une telle guerre. Par conséquent, elle est illégale. » Il est fort probable que le caractère illicite de ces opérations explique pourquoi le Président Obama, l’ancienne secrétaire d’État Hillary Clinton et d’autres hauts responsables américains
ont systématiquement occulté le rôle majeur de la CIA dans le conflit
en Syrie, comme l’a récemment souligné le professeur à l’université
Columbia Jeffrey D. Sachs.
Lors de cette interview sur CNN, Tulsi Gabbard expliqua également que cette guerre secrète « est
contreproductive car actuellement, des armements américains vont dans
les mains de nos ennemis, al-Qaïda et ces autres groupes, des groupes
islamistes extrémistes qui sont nos ennemis jurés. Ce sont des
groupes qui nous ont attaqués le 11-Septembre, et nous étions censés
chercher à les vaincre, mais pourtant nous les soutenons avec ces armes
pour renverser le gouvernement syrien. (…) Je ne veux pas que le
gouvernement des États-Unis fournisse des armes à al-Qaïda, à des
islamistes extrémistes, à nos ennemis. Je pense que c’est un concept
très simple : vous ne pouvez vaincre vos ennemis si, en même temps, vous
les armez et vous les aidez ! C’est absolument insensé pour
moi. (…) Nous en avons discuté [avec des responsables de la
Maison-Blanche,] à la fois durant des auditions [parlementaires] et à
d’autres occasions, et je pense qu’il est important que les citoyens des
États-Unis se lèvent et disent : “Regardez, nous ne voulons pas aller
[en Syrie] et faire ce qui s’est passé avec Saddam Hussein, faire ce qui
s’est passé en Libye avec Kadhafi, car ce sont des pays qui ont sombré
dans le chaos et qui ont été conquis par des terroristes islamistes à
cause des actions des États-Unis et d’autres [pays].” »
Interrogé quelques semaines après ces déclarations, [2] Nafeez Ahmed souligna que « la représentante Gabbard est une femme politique de premier plan au sein du Parti Démocrate », dont elle assurait la vice-présidence avant
de rejoindre l’équipe de campagne de Bernie Sanders. Ce bon connaisseur
des arcanes de Washington ajouta qu’elle dispose d’un « accès à des
informations gouvernementales confidentielles relatives aux politiques
étrangères et militaires des États-Unis, puisqu’elle siège dans deux
importantes commissions parlementaires : la Commission de la Chambre des
Représentants sur les Forces armées et celle concernant les Affaires
étrangères. De ce fait, ses critiques visant les politiques clandestines
de l’administration Obama en Syrie sont à prendre très au sérieux. »
Surpris que les déclarations de Tulsi Gabbard n’aient pas suscité
d’indignation nationale aux États-Unis, Nafeez Ahmed ajouta que « son
témoignage sur CNN, loin d’être une “théorie du complot” infondée,
confirme le soutien de la CIA en faveur de groupes affiliés à al-Qaïda
en Syrie – qui s’opère principalement par l’entremise de nos partenaires
régionaux tels que les États du Golfe et la Turquie. » Ces actions clandestines étant aujourd’hui de notoriété publique,
elles soulèvent des questions dérangeantes sur la façon dont les
intérêts géostratégiques court-termistes des États-Unis et de leurs
alliés continuent de menacer la sécurité nationale de nos démocraties,
et de déstabiliser un nombre croissant de pays. Finalement, moins d’une
semaine après les attentats du 13-Novembre, Tulsi Gabbard déposa une proposition de loi, dont le but est de « stopper immédiatement la guerre illégale et contreproductive visant à renverser le gouvernement syrien d’el-Assad », cette initiative n’ayant toujours pas été débattue ni votée à la Chambre des Représentants.
Comment les opérations de la CIA et de leurs alliés saoudiens échappent au contrôle du Congrès
L’article du New York Times cité
précédemment souligna aussi l’importance des chefs de station de la CIA
en Arabie saoudite, qui y sont décrits comme étant « le véritable lien » entre Washington et Riyad depuis plusieurs décennies. Le Times fit
remonter les origines de cette relation opaque et fusionnelle à la
création du Safari Club. En mobilisant des fonds étrangers dans les
années 1980, ce réseau a permis de financer les opérations clandestines
de la CIA en Angola, au Nicaragua et en Afghanistan tout en échappant à
la supervision du Congrès américain. Un tel système de financement sera
adopté dès 2012 dans la guerre en Syrie, cette institution ne pouvant
contrôler ce que le Washington Post a décrit en 2015 comme un « vaste effort [anti-Assad] de plusieurs milliards de dollars impliquant [la CIA,] l’Arabie saoudite, le Qatar [,] la Turquie » et leurs alliés, à travers l’« une des plus grandes opérations clandestines » de l’Agence. Conformément à la doctrine du « déni plausible »,
les financements extérieurs qu’elle mobilise ne sont pas soumis à la
supervision du Congrès, qui ne peut exercer son contrôle sur les
activités et les budgets des services spéciaux étrangers. Il en résulte
que les États-Unis peuvent aisément rejeter la faute de
l’essor des groupes extrémistes en Syrie sur leurs alliés du
Proche-Orient, alors que la CIA soutient activement leurs opérations
depuis les « MOC » (Military Operations Centers), des bases secrètes en Turquie et en Jordanie depuis lesquelles ont été livrées des milliers de tonnes d’armement aux milices anti-Assad, y compris les plus extrémistes.
Si les politiques imposées depuis quarante ans par les maîtres-espions américains et saoudiens recèlent encore bien des secrets,
il ne fait plus de doute qu’elles ont grandement favorisé la création
et l’internationalisation des réseaux jihadistes qui menacent dorénavant
la paix mondiale. Comme l’avait expliquéYves Bonnet, l’ancien responsable « de
la Direction de la surveillance du territoire (DST) (…), la CIA et
l’Arabie saoudite ont créé de toutes pièces le terrorisme messianique
dont se réclament Al-Qaïda et Daesh. » Et pour citer à nouveau Nafeez Ahmed, « les
réseaux moudjahidines afghans ont été formés et financés sous la
supervision de la CIA, du MI6 et du Pentagone. Les États du Golfe ont
apporté des sommes d’argent considérables, tandis que l’Inter-Services
Intelligence (ISI) pakistanais a assuré la liaison sur le terrain avec
les réseaux militants coordonnés par [Abdullah] Azzam, [Oussama] ben
Laden et [leurs complices]. L’administration Reagan a par exemple fourni
2 milliards de dollars aux moudjahidines afghans, complétés par un
apport de 2 milliards de dollars de l’Arabie saoudite. »
Après avoir rappelé ces faits bien connus, Nafeez Ahmed remet en cause une
idée fausse qui a été continuellement reprise par une grande majorité
d’experts et de journalistes occidentaux depuis le 11-Septembre : « Selon
la croyance populaire, cette configuration désastreuse d’une
collaboration entre l’Occident et le monde musulman dans le financement
des extrémistes islamistes aurait pris fin avec l’effondrement de
l’Union soviétique. Comme je l’ai expliqué lors d’un témoignage au
Congrès un an après la sortie du rapport de la Commission du
11-Septembre, cette croyance populaire est erronée. (…)
Un rapport classifié des services de renseignement américains, révélé
par le journaliste Gerald Posner, a confirmé que les États-Unis étaient
pleinement conscients du fait qu’un accord secret avait été conclu en
avril 1991 entre l’Arabie saoudite et Ben Laden, alors en résidence
surveillée. Selon cet accord, Ben Laden était autorisé à quitter le
royaume avec ses financements et partisans et à continuer de recevoir un
soutien financier de la famille royale saoudienne à la seule condition
qu’il s’abstienne de cibler et de déstabiliser le royaume d’Arabie
saoudite lui-même. Loin d’être des observateurs distants de cet accord
secret, les États-Unis et la Grande-Bretagne y ont participé activement. »
Dans le dernier livre de Peter Dale Scott, cet accord d’avril 1991 entre Ben Laden et la famille royale saoudienne est corroboré en citant le livre lauréat du prix Pulitzer de
Lawrence Wright sur al-Qaïda et le 11-Septembre. D’après d’autres
sources crédibles, cette entente aurait été renouvelée en 1995, selon Anthony Summers, puis en 1998, selon Ahmed Babeeb. Parallèlement, d’après l’ancien diplomate et officier consulaire américain à Djeddah Michael Springmann, « la
CIA transféra [des moudjahidines ayant combattu en] Afghanistan vers
les Balkans, l’Irak, la Libye et la Syrie en leur accordant des visas US
illégaux » – affirmant avoir découvert que le consulat dans lequel il travaillait était en fait une « base de la CIA ».
Au vu des éléments étudiés dans cet article, loin d’être la nébuleuse
insaisissable qui nous est décrite dans les médias occidentaux, le
réseau d’al-Qaïda a été utilisé par les services spéciaux américains et
leurs partenaires y compris après la guerre froide,
afin de remplir différents objectifs géostratégiques inavouables. Comme
nous l’avons analysé, il s’agit de faits corroborés qui nous permettent,
quinze ans après le 11-Septembre, de mesurer à quel point ces
politiques clandestines de la CIA et de leurs alliés sont hors de
contrôle. Les informations montrant que les forces soutenues par
l’Agence en Syrie combattentcelles qui appuient les opérations du Pentagone sur le terrain en sont une illustration édifiante.
La « guerre contre le terrorisme » : une guerre perpétuelle, lucrative (et mondiale ?)
Ainsi, une étude approfondie de l’histoire d’al-Qaïda indique que
l’essor global du jihad armé découle essentiellement des relations
troubles entre les responsables de la CIA et leurs homologues saoudiens,
dont le royaume est décrit par de nombreuses sources autorisées comme le principal sponsor des organisations islamistes à travers le monde. Du jihad afghan au takfir syrien,
des actions clandestines de la CIA massivement cofinancées par les
pétrodollars saoudiens ont donc renforcé la nébuleuse al-Qaïda jusqu’à
présent, et ce malgré le 11-Septembre, la mal-nommée « guerre contre le
terrorisme », et les récents attentats ayant frappé les populations
occidentales. Comme nous l’avons étudié, ces opérations de la CIA ont
été bien souvent déléguées aux services saoudiens et à d’autres
partenaires étrangers, ce qui explique pourquoi il est si difficile de
comprendre le jeu dangereux de l’Agence vis-à-vis du terrorisme
islamiste.
Peu traitée dans les médias, l’histoire inavouable d’al-Qaïda doit
être expliquée à l’opinion publique car, comme le démontre la tragédie
syrienne, les leçons du jihad afghan n’ont visiblement pas été retenues
par nos dirigeants. Ainsi, de nouvelles catastrophes liées au terrorisme
sont à craindre dans le monde occidental, notamment du fait du retour
de Syrie des combattants extrémistes dans leurs pays d’origine. Hélas, dans un contexte de guerre perpétuelle qui génère annuellement des milliards de dollars de profits pour les multinationales de l’énergie, de l’armement, du mercenariat et du renseignement privé,
les dirigeants occidentaux ont-ils la volonté de stopper ces
interventions et de redéfinir une stratégie proche-orientale moins militarisée, mais certainement plus constructive ? Après quinze années d’une « guerre contre le terrorisme » qui a considérablement amplifié cette menace, qui a favorisé une privatisation massive des opérations militaires, et qui aurait engendré la mort de plus d’un million de personnes rien qu’en Irak, en Afghanistan et au Pakistan, cette question dérangeante mérite d’être posée.
Enfin, concernant le casus belli qui a légitimé cette guerre
perpétuelle, une interrogation tout aussi perturbante subsiste. En
effet, les principaux accusés des attentats du 11-Septembre n’ont
toujours pas été jugés par
les tribunaux militaires de Guantánamo. Bien que les aveux extirpés
sous la torture sont juridiquement irrecevables, il n’en demeure pas
moins que le plus grand crime de l’Histoire moderne des États-Unis n’a
encore jamais fait l’objet d’un quelconque procès.
Or, le Congrès américain vient d’autoriser les familles des victimes de ces événements à poursuivre l’Arabie saoudite en justice pour son rôle présumé dans ces attaques – malgré le veto du
Président Obama, qui empêchera la promulgation de cette loi. Dans ce
contexte, au vu de la relation fusionnelle entre le royaume des Saoud et
la CIA, cette analyse écrite par Jean-Pierre Chevènement en 2004 est encore plus pertinente aujourd’hui : « la
propagation du terrorisme islamiste, certes regrettable, fournit aussi
un alibi idéal à l’entreprise de recolonisation du Moyen-Orient et de
domination mondiale, à l’échelle d’un “nouveau siècle américain”,
dans laquelle s’est lancée l’administration de George W. Bush.
L’histoire du retournement des milices wahhabites d’Oussama ben Laden
contre les États-Unis, qui les avaient soutenus contre l’URSS en
Afghanistan, comporte tant de zones d’ombres qu’on peut se demander si
la coopération très étroite entre la CIA et les services secrets
saoudiens du prince Turki, congédié seulement quinze jours avant le
11-Septembre, n’éclairerait pas utilement les circonstances d’un
événement qui a ouvert une page nouvelle dans l’histoire des relations
internationales : comme Athéna sortant tout armée de la cuisse de Jupiter, la “Quatrième Guerre mondiale” a été décrétée ce jour-là. » [3]
Maxime Chaix
Notes
[1].
J’ai demandé à Nafeez Ahmed ce qu’il signifiait par « services de
renseignement militaire », une expression qu’il emploie fréquemment. En
réalité, il fait référence aux branches paramilitaires des services
spéciaux agissant dans le cadre d’opérations clandestines, comme celles
de la CIA, du MI6, de l’ISI (etc.), et qui sollicitent parfois l’appui
des forces spéciales et des services de renseignement militaire.
[2].
Je réalisais alors une interview écrite de Nafeez Ahmed, qui n’a jamais
vu le jour en raison des attentats du 13-Novembre et de la surcharge de
travail que ce drame avait engendrée pour lui et moi.
[3]. Hyperlien et accentuation ajoutés.
La source originale de cet article est maximechaix.info
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