mardi 30 janvier 2018

Qui a perdu la Turquie ?



Le projet américano-kurde en Syrie menace l’OTAN
Dans les années 1950, la sphère politique américaine a été empoisonnée par une campagne de dénigrement sans fondement contre des experts du département d’État accusés d’avoir perdu la Chine. Si l’administration de Trump poursuit sa trajectoire actuelle, elle sera peut-être bientôt accusée de quelque chose de similaire. Ceux qui seront accusés d’avoir « perdu la Turquie » seront une fois de plus les personnes qui ont averti du danger et non les véritables coupables.

L’attaque turque contre le district syrien d’Afrin tenu par les Kurdes ne progresse pas aussi rapidement que les Turcs l’avaient espéré. L’infanterie est constituée de forces turques par procuration en Syrie. Ces Tchétchènes, Ouïgours, Turkestanes et autres Takfiris sont de la chair à canon dans les opérations, et non une composante bien intégrée de l’armée.
Les Kurdes connaissent leur territoire montagnard, ils sont bien armés et prêts à se battre. Ils peuvent tenir un bon moment. Politiquement, ce sont encore eux qui perdront le plus dans le conflit. L’article dont j’ai donné plus haut le lien, indique que les dirigeants kurdes du YPG  /PKK ont rejeté l’offre des gouvernements syrien et russe qui aurait pu détourner les Turcs de les attaquer. L’offre existe toujours, mais plus les Kurdes tiennent, moins ses conditions seront favorables.
Elijah Magnier vient de publier plus de détails sur cette offre ; voilà son analyse la situation stratégique :
« Les États-Unis observent avec intérêt l’armée turque et ils seraient heureux qu’Erdogan se brise sur les rochers des Kurdes d’Afrin et perde la face. De fait, les États-Unis ont livré des armes antichars, qui sont déjà utilisées par les Kurdes contre l’armée turque (beaucoup de chars ont été endommagés lors de l’attaque sur Afrin).
(…)
Les États-Unis ne comprennent pas qu’Ankara ne veut pas avoir un ‘État’ kurde riche et bien armé à ses frontières, ni pourquoi il ne saisit pas l’offre tentante et généreuse des États-Unis [d’une « zone de sécurité » (voir ci-dessous)]. En fait, les États-Unis offrent un territoire qui non seulement n’appartient pas aux Américains, mais qui est en fait occupé par les forces américaines dans le nord-est de la Syrie.
Les États-Unis seront l’un des perdants de cette bataille, quel que soit le résultat, car la Turquie poursuivra ses opérations jusqu’à la défaite des Kurdes, que ce soit par la guerre ou par le retour d’Afrin sous le contrôle du gouvernement central [syrien]. »
Je ne suis pas convaincu que la prédiction d’Elijah Magnier se réalisera. Il est encore possible que la Turquie change de camp et rejoigne (une fois de plus) l’opération américaine de « changement de régime » en Syrie.
Cela dépend de qui sortira vainqueur du conflit qui, au sein de l’armée américaine, oppose des forces favorables aux Turcs et des forces favorables aux Kurdes. Si le camp pro-turc l’emportait, Erdogan pourrait se voir proposer un nouvel accord et être conduit à changer à nouveau de camp en passant de sa position actuelle pro-russe (pro-Damas ?) à une position pro-OTAN / États-Unis. (Il y a aussi une toute petite possibilité que la Turquie ait déjà un accord secret avec l’administration américaine, mais je n’en vois aucune indication).
Dès le début du conflit en Syrie, la Turquie a travaillé avec les États-Unis, l’OTAN, les Saoudiens et les Qataris, contre le gouvernement syrien. Elle a soutenu la position saoudienne et américaine de « changement de régime » a laissé passer des dizaines de milliers de terroristes à travers ses frontières et a livré des dizaines de milliers de tonnes d’armes et autres fournitures aux forces combattant le gouvernement syrien. Finalement, la Russie est entrée en scène, a défait les Takfiris, a exercé une forte pression sur la Turquie et a offert de nouveaux accords économiques. Au même moment, les États-Unis ont tenté de « changer le régime » d’Ankara et se sont alliés au YPG / PKK kurde en Syrie et en Irak.
Erdogan, à contrecœur, a changé de camp et il travaille maintenant avec la Russie (et la Syrie) pour mettre fin à la guerre. Le « changement de régime » à Damas est devenu un scénario improbable et il ne le soutient plus. En même temps, il est toujours prêt à investir de l’argent et des forces pour essayer de ne pas perdre complètement l’investissement qu’il a fait vainement dans la guerre contre la Syrie. Prendre Afrin et l’intégrer à une Turquie agrandie serait un moyen de le faire. Il est clair qu’il a toujours comme objectif d’élargir son territoire. Les États-Unis lui en offrent maintenant l’occasion sous la forme d’une zone de sécurité en Syrie :
Ilhan tanir @WashingtonPoint – 19h50 – 24 jan 2018
« Cette carte est présentée toute la journée sur les télévisions turques comme la future zone de sécurité de la Turquie à la frontière syrienne.
Il semble qu’elle ait été approuvée par le Secrétaire d’État Tillerson bien que personne du côté américain ne l’ait confirmé. »
Si les États-Unis ont effectivement offert cette « zone de sécurité » (Tillerson n’a pas démenti aujourd’hui avoir fait une telle offre), ils ont reçu une réponse assez froide :
« La proposition de Washington pour la création d’une ‘zone de sécurité’ le long de la frontière turque de 911 kilomètres avec la Syrie a reçu une réponse assez froide d’Ankara ; le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu a suggéré aux États-Unis de faire les premiers pas pour ‘rétablir la confiance‘ entre les deux alliés avant de discuter de questions militaires.
(…)
‘Les États-Unis doivent cesser de livrer des armes aux YPG. Ils doivent obtenir que les YPG se retirent de Manbij s’ils veulent rétablir la confiance avec la Turquie… Nous verrons si ces demandes sont respectées‘ a déclaré Mevlüt Çavuşoğlu ».
C’est la création, soutenue par les États-Unis, d’un État kurde dans le nord-est de la Syrie, qui est le principal souci d’Ankara en matière de sécurité. Aucune « zone de sécurité » ne changera rien si l’armée américaine continue à construire et à ravitailler une « force frontalière » kurde capable de pénétrer dans le ventre sud-est de la Turquie aujourd’hui, demain ou dans dix ans. Si les États-Unis ne renoncent pas à leur projet et ne se retirent pas de la région, la Turquie continuera à se battre contre eux – par la force s’il le faut.
Le peuple turc soutient la lutte contre les Kurdes aidés par les États-Unis et est prêt à en payer le prix. Les dirigeants kurdes des YPG ont des revendications illusoires car ils surestiment leur propre position politique. Les États-Unis ne peuvent pas tout avoir : la Turquie comme allié et un mini-État par procuration Kurde. Ils doivent choisir.
Hier, le président Trump et Erdogan ont discuté au téléphone de la situation. Cela n’a rien changé. Le langage du compte-rendu diffusé par la Maison-Blanche de l’échange téléphonique est dur :
« Le président Donald J. Trump s’est entretenu aujourd’hui avec le président turc Recep Tayyip Erdogan. Le président Trump a fait part de ses préoccupations quant à l’escalade de la violence à Afrin, en Syrie, qui risque de compromettre nos objectifs communs en Syrie. Il a insisté pour que la Turquie désescalade et limite ses actions militaires pour éviter les pertes civiles et l’augmentation du nombre de personnes déplacées et de réfugiés.
(…)
Le Président Trump s’est également déclaré préoccupé par la rhétorique destructrice et mensongère de la Turquie, ainsi que par les citoyens des États-Unis et les employés locaux détenus dans le cadre de l’état d’urgence prolongé en Turquie.
La partie turque a nié avoir tenu ce langage et même discuté de ces questions :
Le compte-rendu de la Maison-Blanche diffère de ce qui a vraiment été discuté entre les Présidents turc et américain pendant la conversation téléphonique de mercredi, selon des sources de l’Agence Anadolu.
S’exprimant sous la condition de l’anonymat en raison des restrictions au droit de communiquer avec les médias, les sources ont déclaré que le président Donald Trump n’a pas évoqué sa préoccupation d’une ‘escalade de la violence à Afrin’ au cours de l’échange téléphonique avec le président Recep Tayyip Erdogan.
(…)
Les sources ont également souligné que le Président Trump n’a pas utilisé les mots ‘rhétorique destructrice et fausse en provenance de Turquie’.
(…)
Elles ont également déclaré qu’il n’y avait pas eu de discussion sur l’état d’urgence actuel en Turquie. »
Il est très rare de contester le contenu de ces comptes-rendus. Est-ce que c’est la Turquie qui essaie brouiller les pistes ou c’est quelqu’un à la Maison-Blanche qui a mis dans le compte-rendu des mots plus durs que ceux utilisés pendant l’échange ?
Trump avait généralement de bonnes relations avec Erdogan et le langage du compte-rendu ne lui ressemble pas. La partie turque a également ajouté ceci :
« En réponse à la demande pressante du Président Erdogan à Washington de cesser de fournir des armes aux terroristes PYD / YPG en Syrie dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, le Président Trump a déclaré que les États-Unis ne fournissent plus d’armes aux PYD / YPG » ont ajouté les sources.
Déjà en novembre, les Turcs avaient dit que Trump avait promis d’arrêter les livraisons d’armes aux forces des YPG dans l’est de la Syrie. Mais la Maison-Blanche s’est montrée évasive sur la question et le commandement central militaire américain n’a pas respecté la promesse. Si ce que dit Magnier dans son article est correct, CentCom a également livré des missiles antichars aux Kurdes d’Afrin.
Cela fait un certain de temps que je dis qu’il y a des avis différents à la Maison-Blanche, et surtout au Pentagone, sur la Turquie et les Kurdes. Les faucons réalistes et les pro-OTAN sont du côté de la Turquie, tandis que les forces néoconservatrices « libérales » sont du côté kurde. Hier, le NYT en a parlé :
« Mardi, la Maison-Blanche a envoyé un message pour calmer le président turc, qui suggérait que les États-Unis étaient en train de relâcher leur soutien aux Kurdes syriens.
Ce message a été rapidement contredit par le Pentagone, qui a déclaré qu’il continuerait à soutenir les Kurdes, même si la Turquie envahissait le territoire qu’ils tiennent au nord-ouest de la Syrie. »
L’ancien directeur du Council of Foreign Relations, Richard Haass, est pro-kurde. Il dit à propos de l’article du NYT mentionné ci-dessus :
Richard N. Haass @RichardHaass – 12 h 00 – 24 jan 2018
« Le Pentagone a raison ; les États-Unis devraient travailler avec les Kurdes en Syrie pour des raisons morales et stratégiques. Une rupture avec la Turquie d’Erdogan est inévitable, sinon sur ce désaccord alors sur d’autres. Il est temps que le Département de la Défense se prépare à remplacer la base d’Incirlik. »
Il n’y a pas que la base aérienne d’Incirlik qui est irremplaçable pour le commandement sud de l’OTAN. La Turquie contrôle également l’accès à la mer Noire et a donc son mot à dire sur les opérations potentielles de l’OTAN contre le sud de la Russie et la Crimée.
Dans un article d’opinion sur Bloomberg, l’ex-commandant suprême des États-Unis d’Amérique de l’OTAN, Stavridis, adopte une position pro-turque :
« En ce moment, Washington essaie de naviguer entre deux eaux en soutenant d’une part ses anciens partenaires de combat kurdes et en essayant de ne pas détruire ses relations avec la Turquie. Mais la marge de manœuvre est de plus en plus étroite et il va falloir choisir. Que faut-il que les États-Unis fassent ?
(…)
Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de « perdre » la Turquie.
(…)
Les Turcs ont une économie forte et diversifiée, une population jeune et croissante, et ils sont restés fidèles aux États-Unis pendant la majeure partie de l’après-guerre. Leur importance à l’échelle régionale et mondiale continuera de croître au XXIe siècle. Oui, les responsables américains peuvent et doivent critiquer les actions turques lorsqu’elles violent le droit international ou les droits de l’homme – mais ils doivent le faire en privé, au moins à ce stade.
(…)
L’intérêt stratégique global des États-Unis est que la Turquie reste alignée sur l’OTAN et la communauté transatlantique. Ce serait une erreur géopolitique de proportion quasi épique que de voir la Turquie sortir de cette orbite et finir par s’aligner sur la Russie et l’Iran au Levant. »
On ne voit pas bien où se situe l’administration Trump dans cette compétition entre les positions pro-kurdes et pro-turques. Par exemple, de quel côté se trouve le secrétaire à la Défense Mattis et de quel côté se trouve le conseiller à la sécurité nationale McMaster ? Cet extrait de l’article du NYT ci-dessus laisse penser qu’ils tirent dans des directions opposées :
« Pour sa part, la Maison-Blanche a désavoué un plan de l’armée américaine visant à créer une force dirigée par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie, auquel la Turquie s’est vivement opposée.
(…)
Ce plan, a déclaré mardi un haut fonctionnaire de l’administration, a été élaboré par des planificateurs militaires de niveau intermédiaire sur le terrain et n’a jamais été sérieusement débattu, ni même officiellement présenté, aux échelons supérieurs de la Maison-Blanche ou du Conseil de sécurité nationale.
(…)
Mais le Pentagone a publié sa propre déclaration mardi, confirmant sa décision de créer une force dirigée par les Kurdes. »
Plusieurs « experts » occidentaux interrogés  sur les relations de l’OTAN avec la Turquie, pensent que la situation actuelle nuit à l’OTAN, mais aucun d’entre eux ne croit que la Turquie va quitter l’Alliance :
« L’OTAN a besoin de la Turquie et ne peut pas se permettre de la pousser davantage dans les bras de la Russie. Erdogan a aussi besoin de l’OTAN. Il a été trop loin en Syrie et dans sa lutte contre les Kurdes, et il est isolé dans l’UE. Ses relations avec Moscou sont problématiques et il ne veut pas avoir à affronter Poutine sans l’OTAN. C’est une alliance qui reste basée sur de réels intérêts stratégiques et qui se poursuivra longtemps après la disparition d’Erdogan. »
Peut-être, mais, moi, je n’en suis pas si sûr.
La dernière chose que l’UE veut maintenant et / ou dont elle a besoin, c’est de la Turquie parmi ses membres. Les États-Unis ont perpétré un coup d’État contre Erdogan, et leur projet kurde menace les intérêts stratégiques de la Turquie. La pression continue de Trump pour que Jérusalem soit « retirée de la table » des négociations israélo-palestiniennes est une insulte à tous les musulmans. Une Turquie de plus en plus islamique ne l’acceptera jamais. L’approvisionnement en gaz naturel de la Turquie dépend de la Russie et de l’Iran. La Russie construit des centrales nucléaires en Turquie et va lui livrer des systèmes de défense aérienne capables de résister aux attaques américaines. La Russie, l’Iran, l’Asie centrale et la Chine sont des marchés pour les produits turcs.
À la place d’Erdogan, je serais très tenté de quitter l’OTAN et de rejoindre une alliance avec la Russie, la Chine et l’Iran. À moins que les États-Unis ne changent de cap et ne cessent de soutenir les Kurdes, la Turquie continuera à dénouer ses liens avec l’ancienne alliance. L’armée turque avait jusqu’à présent empêché la rupture avec l’OTAN, mais désormais, il y a même des officiers anti-Erdogan qui sont d’accord avec lui.
Si les États-Unis font une vraie offre à la Turquie et adoptent une nouvelle position, ils pourraient réussir à retourner la Turquie et à la ramener dans le giron de l’OTAN. Mais la Maison-Blanche de Trump est-elle capable de défier les voix pro-Israël / pro-kurdes et de revenir à une approche plus réaliste ?
Si elle n’en est pas capable, la bonne réponse à la question « Qui a perdu la Turquie ? » ne sera pas difficile à trouver.
Par Moon of Alabama – Le 25 janvier 2018
http://lesakerfrancophone.fr/qui-a-perdu-la-turquie