jeudi 18 janvier 2018

La lutte pour le pouvoir au sein de la maison des Saoud pourrait virer au bain de sang



Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui au sein de la famille royale d’Arabie saoudite est le début du processus par lequel du sang pourrait devoir être versé pour que la succession verticale puisse être établie en tant que fait accompli.
Au cours des prochains mois, la lutte pour le pouvoir qui se joue actuellement au sein de la maison des Saoud pourrait se transformer en une affaire sanglante. Pendant longtemps, les Saoud se sont vantés d’avoir su éviter les luttes intestines sanglantes pour le pouvoir, contrairement aux émirats et aux cheikhats qui régnaient auparavant sur l’Arabie. La situation semble aujourd’hui différente.

En 2007, les Saoud ont inventé un comité royal d’allégeance de 34 membres destiné à démêler le délicat équilibre du pouvoir entre les princes et à élire un roi par consensus. Mais le comité est désormais une relique du passé. Si jamais il avait un rôle, c’était celui de cachet invoqué pour tamponner un vernis de consensus sur des décrets royaux.
La perspective de futures batailles royales sanglantes est aggravée par la volonté de faire passer la succession au trône saoudien du sens horizontal au sens vertical
Bien entendu, le discours officiel qui dépeignait avec persistance une famille royale consensuelle et aimante masquait la réalité. Des intrigues de palais qui font souvent partie intégrante du culte des Saoud ont occasionnellement éclaté sous les yeux du public.
Le culte des Saoud
Historiquement, les princes trop ambitieux qui ont voulu faire chavirer le bateau royal lorsqu’ils se sont sentis marginalisés, ou qui ont souhaité passer devant tout le monde dans la file d’attente, se sont envolés pour des destinations lointaines afin d’échapper à l’ire des anciens du culte. Par exemple, le prince Talal ben Abdelaziz a fui à Beyrouth et au Caire au début des années 1960 pour avoir défié les anciens de la famille royale, prétextant réclamer une monarchie constitutionnelle.
Il a par la suite été gracié et a accepté de l’argent comme compensation pour sa privation de pouvoirs. Au cours de la même décennie, le prince Khaled ben Moussaid a défié le roi Fayçal au sujet de l’introduction de la télévision et nourrissait probablement des ambitions politiques à l’époque. Il a eu moins de chance et a été abattu.
Comme tous les cultes, le culte des Saoud est fondé sur le secret, sur des règles gravées dans la roche et, bien évidemment, sur une obéissance totale. Les membres à part entière de ce culte ainsi que ses adeptes sont tenus d’y croire sans exprimer le moindre doute et de ne jamais critiquer ses aînés ou divulguer ses intrigues intimes à des étrangers.
Dans la fantasmagorie actuelle de Mohammed ben Salmane, l’élimination de membres de la famille royale s’effectue à travers l’emprisonnement de ces adversaires et leur bannissement vers des endroits connus et inconnus
L’obéissance au sacrosaint fondateur du culte, Ibn Saoud, ainsi qu’à une poignée de ses descendants les plus puissants, est une condition préalable à l’adhésion au vaste cercle de disciples obéissants, à savoir les sujets saoudiens. Mais aujourd’hui, le chef de la secte semble être un prince de seulement 32 ans qui veut devenir roi le plus tôt possible et à tout prix.
Le culte des Saoud montre maintenant de grandes fissures sous la main de fer et les politiques erratiques du prince héritier Mohammed ben Salmane vis-à-vis de ses cousins et de ses parents éloignés.
Le prince n’a laissé planer aucun doute quant au fait qu’une lutte sérieuse pour le pouvoir se jouait actuellement, non seulement dans les couloirs du Ritz-Carlton depuis le 4 novembre – le détenu le plus célèbre étant aujourd’hui le magnat Walid ben Talal –, mais aussi plus récemment dans le donjon de la tristement célèbre prison d’al-Hayer, où des milliers de Saoudiens sont généralement incarcérés indéfiniment sans procès équitable.
Une lutte pour le pouvoir
Il y a quelques jours seulement, les prisonniers d’al-Hayer ont peut-être été surpris par la perspective de partager leurs cellules avec une nouvelle vague de princes nouvellement placés en détention. Onze princes qui s’étaient rassemblés dans le palais du gouverneur à Riyad et qui avaient refusé de partir ont été arrêtés avant d’être immédiatement envoyés à al-Hayer.
Selon des sources officielles, les princes s’étaient regroupés pour s’opposer aux coupes gouvernementales, aux prix élevés et aux factures exorbitantes qu’ils devaient régler. Depuis que le gouvernement a levé les subventions sur l’énergie, les princes doivent en effet avoir des factures d’électricité très élevées, eux qui ont besoin d’une climatisation continue pour rafraîchir leurs palais et leurs nombreuses concubines.
Par le passé, un prince saoudien, Abdelaziz ben Turki, a été kidnappé à Genève, drogué et envoyé à Riyad après avoir exprimé des opinions dissidentes et participé à un talk-show sur un programme d’opposition saoudien diffusé depuis le nord de Londres.
En 2015, un groupe de princes a diffusé sur Internet deux lettres, intitulées « Avertissement à l’attention des Saoud », dénonçant l’exclusion d’autres princes tels que les princes Ahmed et Talal et appelant les anciens de la famille à orchestrer dans les faits un coup d’État contre Salmane et son fils.
À l’époque, deux princes – des descendants du roi Saoud – ont disparu. Ils auraient été à l’origine de la rédaction des deux lettres. La perspective d’une lutte sanglante pour le pouvoir est intimidante, mais elle ne peut être exclue pour plusieurs raisons.
Sous le charme du prince
Premièrement, Mohammed ben Salmane s’est avéré être extrêmement impulsif et erratique, en dépit de la propagande à son sujet à laquelle se livrent certains spécialistes dans les médias occidentaux. De nombreux journalistes, dont Thomas Friedman, sont tombés sous le charme de la posture, du charisme et des qualités de leadership innées qui caractériseraient le prince. Friedman a ainsi parlé d’un révolutionnaire adepte du système vertical et d’un modernisateur.
La glorification du jeune futur roi saoudien est allée trop loin, même si ses politiques économiques instables et ses aventures régionales ne lui ont pas encore valu la couronne de guerrier du désert et de modernisateur néolibéral victorieux.
Malgré les mesures contre-révolutionnaires adoptées par les Saoud pour contrecarrer cet épisode révolutionnaire, le culte est toujours hanté par la perspective d’une rébellion intérieure pacifique
Son smartphone et sa PlayStation sont des accessoires emblématiques destinés à refléter son ancrage dans l’hypermodernité et ses gadgets. Néanmoins, ni ses rapports astucieux en matière de conseil en management, ni ses « frappes aériennes astucieuses » au Yémen n’ont abouti aux solutions miracles anticipées.
En réalité, le prince a changé d’avis au sujet des réformes économiques et des coupes à deux reprises en six mois, dernièrement avec l’annonce selon laquelle les employés du gouvernement saoudien recevraient chacun la maigre somme de 500 riyals (un peu plus de 110 euros) par mois en tant qu’aide face à la hausse des prix.
Il a promis davantage aux soldats bloqués à la frontière yéménite, sans aucune chance de voir une fin à la guerre prolongée, infructueuse et sanglante que le prince a lui-même déclenchée. Il n’est pas certain qu’il ait calculé le coût de ces avantages supplémentaires, le prince ayant annoncé son intention de sevrer les Saoudiens de l’État-nounou auquel ils s’étaient habitués.
Un Printemps saoudien ?
Ces politiques économiques en zigzag reflètent son anxiété profonde et sa crainte que les Saoudiens ne descendent dans la rue pour s’opposer à ses coupes et aux prix élevés. Il s’agira du Printemps saoudien que le culte des Saoud craint depuis que les masses arabes au Caire, à Tunis, à Sanaa et à Manama ont massivement défié leurs dirigeants. [le sinistre Printemps Arabe ayant été lancé et mené par la CIA grâce à ses mercenaires takfiristes, il est peu crédible que la CIA tue sa poule aux œufs d’or qu’est le royaume des Saoud. H.Genséric]
Mohammed ben Salmane est quant à lui davantage hanté par l’idée que la rébellion puisse en réalité être orchestrée en premier lieu par des membres mécontents du cercle intime, des princes marginalisés et, pire, des princes aux désirs sérieux de vendettas.
Depuis novembre, le prince héritier s’est senti obligé de bannir, d’emprisonner et de cerner un large éventail de princes. La liste est longue, mais elle comprend l’ancien prince héritier Mohammed ben Nayef, limogé en juin, ainsi que Miteb ben Abdallah, licencié en novembre et détenu au Ritz-Carlton pendant plusieurs semaines suite à des accusations de corruption.
Il a ensuite été libéré après avoir versé la rançon dans les caisses de Mohammed ben Salmane. Ce dernier a néanmoins organisé une séance photo avec un Miteb humilié pour faire taire les rumeurs sur son insatisfaction.
Deuxièmement, la perspective de futures batailles royales sanglantes est aggravée par la volonté de faire passer la succession au trône saoudien du sens horizontal au sens vertical. Salmane veut s’assurer de ne pas mourir avant que le royaume ne devienne le sien et celui de son fils et anéantir ainsi les revendications des descendants de ses propres frères (principalement Fahd, Sultan, Nayef et Abdellah). Tous étaient si haut placés et si puissants qu’aucun autre frère ne s’était montré capable de les défier à aucun moment au cours des quatre dernières décennies.
Maintenant qu’ils ne sont plus de ce monde, leurs fils orphelins peuvent facilement être écartés et même humiliés en toute impunité par leur oncle et son jeune fils.
Le facteur démographique
De nouvelles branches marginales du culte des Saoud sont désormais promues à des postes haut placés dans la mesure où elles ne représentent pas un véritable défi. Après que Miteb ben Abdallah a été démis de ses fonctions de commandant de la Garde nationale, un prince de second rang issu d’une branche éloignée des Saoud a été choisi pour le remplacer. Après tout, tous les princes ne sont pas égaux.
C’est le paramètre démographique qui a littéralement permis à Salmane et à son fils de marcher non seulement sur les frères âgés et invalides encore en vie du roi, mais aussi sur leurs fils susceptibles de prétendre aux plus hautes fonctions. Toutefois, les sectes sont souvent difficiles à démanteler sans causer de remous, ni même sans donner lieu à des bains de sang, des assassinats et des pratiques d’intimidation.
Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui au sein de la famille royale d’Arabie saoudite est le début du processus par lequel du sang pourrait devoir être versé pour que la succession verticale puisse être établie en tant que fait accompli, ce qui réduirait ainsi un culte devenu trop massif alors que diminuent les richesses issues du pétrole.
Si par le passé, les princes mécontents étaient couverts d’argent, Mohammed ben Salmane souhaite aujourd’hui les dépouiller de leurs richesses pour renflouer ses propres caisses qui subissent la pression de la croissance démographique mais aussi de la baisse des prix du pétrole.
Il doit trouver de l’argent quelque part s’il souhaite atténuer une rébellion imminente de princes mécontents tout comme de Saoudiens démunis, qui devront recourir aux méthodes traditionnelles pour rafraîchir leur lit en dormant sous des draps mouillés, faute d’électricité à un prix abordable pour alimenter leur système de climatisation moderne.
Si Mohammed ben Salmane continue de dégainer l’épée contre ses rivaux et surtout contre les Saoudiens victimes de privations, le prince héritier a peu de chances d’assurer sa position de sauveur visionnaire, de nouvel imam de l’islam modérément modéré, de moteur économique de l’ère post-pétrolière et de plus jeune chef du culte des Saoud.
Madawi Al-Rasheed
Madawi Al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr.
Hannibal GENSERIC