Ce dont nous
sommes témoins aujourd’hui au sein de la famille royale d’Arabie saoudite est
le début du processus par lequel du sang pourrait devoir être versé pour que la
succession verticale puisse être établie en tant que fait accompli.
Au cours des
prochains mois, la lutte pour le pouvoir qui se joue actuellement au sein de la
maison des Saoud pourrait se transformer en une affaire sanglante. Pendant
longtemps, les Saoud se sont vantés d’avoir su éviter les luttes intestines
sanglantes pour le pouvoir, contrairement aux émirats et aux cheikhats qui
régnaient auparavant sur l’Arabie. La situation semble aujourd’hui différente.
En 2007, les
Saoud ont inventé un comité royal d’allégeance de 34 membres destiné à
démêler le délicat équilibre du pouvoir entre les princes et à élire un roi par
consensus. Mais le comité est désormais une relique du passé. Si jamais il
avait un rôle, c’était celui de cachet invoqué pour tamponner un vernis de
consensus sur des décrets royaux.
La perspective
de futures batailles royales sanglantes est aggravée par la volonté de faire
passer la succession au trône saoudien du sens horizontal au sens vertical
Bien entendu, le
discours officiel qui dépeignait avec persistance une famille royale
consensuelle et aimante masquait la réalité. Des intrigues de palais qui font
souvent partie intégrante du culte des Saoud ont occasionnellement éclaté sous
les yeux du public.
Le culte des Saoud
Historiquement,
les princes trop ambitieux qui ont voulu faire chavirer le bateau royal
lorsqu’ils se sont sentis marginalisés, ou qui ont souhaité passer devant tout
le monde dans la file d’attente, se sont envolés pour des destinations
lointaines afin d’échapper à l’ire des anciens du culte. Par exemple, le prince
Talal ben Abdelaziz a fui à Beyrouth et au Caire au début des
années 1960 pour avoir défié les anciens de la famille royale, prétextant
réclamer une monarchie constitutionnelle.
Il a par la
suite été gracié et a accepté de l’argent comme compensation pour sa privation
de pouvoirs. Au cours de la même décennie, le prince Khaled ben Moussaid
a défié le roi Fayçal au sujet de l’introduction de la télévision et
nourrissait probablement des ambitions politiques à l’époque. Il a eu moins de
chance et a été abattu.
Comme tous les
cultes, le culte des Saoud est fondé sur le secret, sur des règles
gravées dans la roche et, bien évidemment, sur une obéissance totale. Les
membres à part entière de ce culte ainsi que ses adeptes sont tenus d’y croire
sans exprimer le moindre doute et de ne jamais critiquer ses aînés ou divulguer
ses intrigues intimes à des étrangers.
Dans la
fantasmagorie actuelle de Mohammed ben Salmane, l’élimination de membres
de la famille royale s’effectue à travers l’emprisonnement de ces adversaires
et leur bannissement vers des endroits connus et inconnus
L’obéissance au
sacrosaint fondateur du culte, Ibn Saoud, ainsi qu’à une poignée de ses
descendants les plus puissants, est une condition préalable à l’adhésion au
vaste cercle de disciples obéissants, à savoir les sujets saoudiens. Mais aujourd’hui,
le chef de la secte semble être un prince de seulement 32 ans qui veut
devenir roi le plus tôt possible et à tout prix.
Le culte des
Saoud montre maintenant de grandes fissures sous la main de fer et les
politiques erratiques du prince héritier Mohammed ben Salmane vis-à-vis
de ses cousins et de ses parents éloignés.
Le prince n’a
laissé planer aucun doute quant au fait qu’une lutte sérieuse pour le pouvoir
se jouait actuellement, non seulement dans les couloirs du Ritz-Carlton depuis
le 4 novembre – le détenu le plus célèbre étant aujourd’hui le magnat
Walid ben Talal –, mais aussi plus récemment dans le donjon de la
tristement célèbre prison d’al-Hayer, où des milliers de Saoudiens sont
généralement incarcérés indéfiniment sans procès équitable.
Une lutte
pour le pouvoir
Il y a quelques
jours seulement, les prisonniers d’al-Hayer ont peut-être été
surpris par la perspective de partager leurs cellules avec une nouvelle vague
de princes nouvellement placés en détention. Onze princes qui s’étaient
rassemblés dans le palais du gouverneur à Riyad et qui avaient refusé de partir
ont été arrêtés avant d’être immédiatement envoyés à al-Hayer.
Selon des
sources officielles, les princes s’étaient regroupés pour s’opposer aux coupes
gouvernementales, aux prix élevés et aux factures exorbitantes qu’ils devaient
régler. Depuis que le gouvernement a levé les subventions sur l’énergie, les
princes doivent en effet avoir des factures d’électricité très élevées, eux qui
ont besoin d’une climatisation continue pour rafraîchir leurs palais et leurs
nombreuses concubines.
Par le passé, un
prince saoudien, Abdelaziz ben Turki, a été kidnappé à Genève, drogué et
envoyé à Riyad après avoir exprimé des opinions dissidentes et participé à un
talk-show sur un programme d’opposition saoudien diffusé depuis le nord de
Londres.
En 2015, un
groupe de princes a diffusé sur Internet deux lettres, intitulées « Avertissement
à l’attention des Saoud », dénonçant l’exclusion d’autres princes
tels que les princes Ahmed et Talal et appelant les anciens de la
famille à orchestrer dans les faits un coup d’État contre Salmane et son fils.
À l’époque, deux
princes – des descendants du roi Saoud – ont disparu. Ils auraient
été à l’origine de la rédaction des deux lettres. La perspective d’une lutte
sanglante pour le pouvoir est intimidante, mais elle ne peut être exclue pour
plusieurs raisons.
Sous le
charme du prince
Premièrement, Mohammed
ben Salmane s’est avéré être extrêmement impulsif et erratique, en dépit de
la propagande à son sujet à laquelle se livrent certains spécialistes dans les
médias occidentaux. De nombreux journalistes, dont Thomas Friedman, sont
tombés sous le charme de la posture, du charisme et des qualités de leadership
innées qui caractériseraient le prince. Friedman a ainsi parlé d’un
révolutionnaire adepte du système vertical et d’un modernisateur.
La glorification
du jeune futur roi saoudien est allée trop loin, même si ses politiques
économiques instables et ses aventures régionales ne lui ont pas encore valu la
couronne de guerrier du désert et de modernisateur néolibéral victorieux.
Malgré les
mesures contre-révolutionnaires adoptées par les Saoud pour contrecarrer cet
épisode révolutionnaire, le culte est toujours hanté par la perspective d’une
rébellion intérieure pacifique
Son smartphone
et sa PlayStation sont des accessoires emblématiques destinés à
refléter son ancrage dans l’hypermodernité et ses gadgets. Néanmoins, ni ses
rapports astucieux en matière de conseil en management, ni ses « frappes
aériennes astucieuses » au Yémen n’ont abouti aux solutions miracles
anticipées.
En réalité, le
prince a changé d’avis au sujet des réformes économiques et des coupes à deux
reprises en six mois, dernièrement avec l’annonce selon laquelle les employés
du gouvernement saoudien recevraient chacun la maigre somme de 500 riyals
(un peu plus de 110 euros) par mois en tant qu’aide face à la hausse des
prix.
Il a promis
davantage aux soldats bloqués à la frontière yéménite, sans aucune chance de
voir une fin à la guerre prolongée, infructueuse et sanglante que le prince a
lui-même déclenchée. Il n’est pas certain qu’il ait calculé le coût de ces
avantages supplémentaires, le prince ayant annoncé son intention de sevrer les
Saoudiens de l’État-nounou auquel ils s’étaient habitués.
Un
Printemps saoudien ?
Ces politiques
économiques en zigzag reflètent son anxiété profonde et sa crainte que les
Saoudiens ne descendent dans la rue pour s’opposer à ses coupes et aux prix
élevés. Il s’agira du Printemps saoudien que le culte des Saoud craint depuis
que les masses arabes au Caire, à Tunis, à Sanaa et à Manama ont massivement
défié leurs dirigeants. [le sinistre
Printemps Arabe ayant été lancé et mené par la CIA grâce à ses mercenaires
takfiristes, il est peu crédible que la CIA tue sa poule aux œufs d’or qu’est
le royaume des Saoud. H.Genséric]
Mohammed ben
Salmane est quant à lui davantage hanté par l’idée que la rébellion puisse
en réalité être orchestrée en premier lieu par des membres mécontents du cercle
intime, des princes marginalisés et, pire, des princes aux désirs sérieux de
vendettas.
Depuis novembre,
le prince héritier s’est senti obligé de bannir, d’emprisonner et de cerner un
large éventail de princes. La liste est longue, mais elle comprend l’ancien
prince héritier Mohammed ben Nayef, limogé en juin, ainsi que Miteb
ben Abdallah, licencié en novembre et détenu au Ritz-Carlton pendant
plusieurs semaines suite à des accusations de corruption.
Il a ensuite été
libéré après avoir versé la rançon dans les caisses de Mohammed ben Salmane.
Ce dernier a néanmoins organisé une séance photo avec un Miteb humilié
pour faire taire les rumeurs sur son insatisfaction.
Deuxièmement, la
perspective de futures batailles royales sanglantes est aggravée par la volonté
de faire passer la succession au trône saoudien du sens horizontal au sens
vertical. Salmane veut s’assurer de ne pas mourir avant que le royaume
ne devienne le sien et celui de son fils et anéantir ainsi les revendications
des descendants de ses propres frères (principalement Fahd, Sultan, Nayef et
Abdellah). Tous étaient si haut placés et si puissants qu’aucun autre frère
ne s’était montré capable de les défier à aucun moment au cours des quatre
dernières décennies.
Maintenant
qu’ils ne sont plus de ce monde, leurs fils orphelins peuvent facilement être
écartés et même humiliés en toute impunité par leur oncle et son jeune fils.
Le facteur
démographique
De nouvelles
branches marginales du culte des Saoud sont désormais promues à des postes haut
placés dans la mesure où elles ne représentent pas un véritable défi. Après que
Miteb ben Abdallah a été démis de ses fonctions de commandant de la
Garde nationale, un prince de second rang issu d’une branche éloignée des Saoud
a été choisi pour le remplacer. Après tout, tous les princes ne sont pas égaux.
C’est le
paramètre démographique qui a littéralement permis à Salmane et à son
fils de marcher non seulement sur les frères âgés et invalides encore en vie du
roi, mais aussi sur leurs fils susceptibles de prétendre aux plus hautes
fonctions. Toutefois, les sectes sont souvent difficiles à démanteler sans
causer de remous, ni même sans donner lieu à des bains de sang, des assassinats
et des pratiques d’intimidation.
Ce dont nous
sommes témoins aujourd’hui au sein de la famille royale d’Arabie saoudite est
le début du processus par lequel du sang pourrait devoir être versé pour que la
succession verticale puisse être établie en tant que fait accompli, ce qui
réduirait ainsi un culte devenu trop massif alors que diminuent les richesses
issues du pétrole.
Si par le passé,
les princes mécontents étaient couverts d’argent, Mohammed ben Salmane souhaite aujourd’hui les
dépouiller de leurs richesses pour renflouer ses propres caisses qui
subissent la pression de la croissance démographique mais aussi de la baisse
des prix du pétrole.
Il doit trouver
de l’argent quelque part s’il souhaite atténuer une rébellion imminente de
princes mécontents tout comme de Saoudiens démunis, qui devront recourir aux
méthodes traditionnelles pour rafraîchir leur lit en dormant sous des draps
mouillés, faute d’électricité à un prix abordable pour alimenter leur système
de climatisation moderne.
Si Mohammed
ben Salmane continue de dégainer l’épée contre ses rivaux et surtout contre
les Saoudiens victimes de privations, le prince héritier a peu de chances
d’assurer sa position de sauveur visionnaire, de nouvel imam de l’islam modérément
modéré, de moteur économique de l’ère post-pétrolière et de plus jeune chef du
culte des Saoud.
Madawi Al-Rasheed
Madawi
Al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la
London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique,
les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les
questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr.
Hannibal GENSERIC