Trump peut bien parler de se retirer de Syrie et d’Afghanistan, il
n’en est pas moins vrai que l’armée des États-Unis est présente au
prétexte d’antiterrorisme dans 80 pays au bas mot, et que personne ne sait ce qu’elle y fait exactement.
Explications.
En septembre 2001, l’administration Bush a lancé la « guerre mondiale
contre le terrorisme ». Bien que l’adjectif « mondiale » ait depuis
longtemps été retiré du nom, il s’avère qu’elle ne plaisantait pas.
Quand j’ai commencé à cartographier tous les endroits du monde où les
États-Unis luttent encore contre le terrorisme, des années plus tard,
je ne pensais pas que ce serait si difficile à faire. C’était avant l’incident
de 2017 au Niger où quatre soldats américains ont été tués lors d’une
mission antiterroriste, à travers lequel les Américains ont pu se faire
une idée de l’ampleur réelle de la guerre contre le terrorisme.
J’imaginais une carte qui cernerait l’Afghanistan, l’Irak, le Pakistan
et la Syrie — les endroits que de nombreux Américains relient
automatiquement à la guerre contre le terrorisme — ainsi qu’une douzaine
de zones secondaires, comme les Philippines et la Somalie. Je
n’imaginais pas que j’entreprenais une odyssée de recherches qui, dans
sa deuxième mise à jour annuelle, allait cartographier des missions
antiterroristes américaines dans 80 pays en 2017 et 2018, soit 40% des
nations sur cette planète (la carte a été publiée pour la première fois dans le magazine Smithsonian).
En tant que codirectrice du projet Costs of War [projet Coûts de la guerre] du Watson Institute for International and Public Affairs
de l’Université Brown, je ne suis que trop consciente des coûts
engendrés par une présence aussi tentaculaire à l’étranger. Les
recherches menées dans le cadre de notre projet montrent que, depuis
2001, la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis a entraîné
la perte, selon des estimations basses, de près d’un demi-million de vies uniquement
en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. D’ici la fin de 2019, nous
estimons également que la guerre globale de Washington aura coûté pas
moins de 5,9 billions de dollars
aux contribuables américains, dont des sommes déjà dépensées et
d’autres qui seront forcément engagées pour les anciens combattants de
la guerre tout au long de leurs vies.
En général, le public américain a ignoré ces guerres de l’après-11
septembre et leurs coûts astronomiques. Mais l’ampleur des activités
antiterroristes de Washington suggère qu’il est temps d’y prêter une
réelle attention. Récemment, l’administration Trump a parlé de se retirer de Syrie et de négocier la paix
avec les talibans en Afghanistan. Pourtant, à l’insu de nombreux
Américains, la guerre contre le terrorisme s’étend bien au-delà de ces
terres et, sous l’égide de Trump, elle s’intensifie
dans un certain nombre d’endroits. Le fait que nos missions de lutte
contre le terrorisme soient si étendues et coûteuses devrait inciter les
Américains à exiger des réponses à quelques questions urgentes : Cette
guerre planétaire est-elle vraiment nécessaire à la sécurité des
Américains ? Réduit-elle la violence contre les civils aux États-Unis et
ailleurs ? Si, comme je le crois, la réponse à ces deux questions est
non, n’y a-t-il pas de moyens plus efficaces d’atteindre ces objectifs ?
Du combat ou de « l’Entraînement » et de « l’Assistance » ?
Le principal obstacle à la création de notre base de données que mon
équipe de recherche allait découvrir, était le secret dont le
gouvernement américain entoure souvent sa guerre contre le terrorisme.
La Constitution donne au Congrès le droit et la responsabilité de
déclarer les guerres, offrant aux citoyens de ce pays, du moins en
théorie, des moyens de s’exprimer. Pourtant, au nom de la sécurité
opérationnelle, l’armée classe secret défense la plupart des
informations sur ses activités antiterroristes à l’étranger.
C’est particulièrement vrai pour les missions où des Américains
mènent des actions directes contre des militants sur le terrain, une
réalité que mon équipe et moi-même avons rencontrée dans 14
pays différents au cours des deux dernières années. La liste comprend
l’Afghanistan et la Syrie, bien sûr, mais aussi des endroits moins
connus et attendus, par exemple la Libye, la Tunisie, la Somalie, le
Mali et le Kenya. Officiellement, nombre d’entre elles sont qualifiées
de missions de « formation, de conseil et d’assistance », dans le cadre
desquelles l’armée américaine travaille à soutenir des groupes
militaires ou paramilitaires locaux qui combattent les entités désignées
organisations terroristes par Washington. Officieusement, la frontière
entre « assistance » et « combat » s’avère, au mieux, indéterminée.
Certains journalistes d’investigation de renom ont documenté la façon dont cette guerre de l’ombre s’est déroulée, principalement en Afrique. Au Niger, en octobre 2017, comme les journalistes l’ont révélé par la suite,
ce qui était officiellement une mission de formation s’est avéré une
opération de type « tuer ou capturer » dirigée contre un terroriste
présumé.
De telles missions ont lieu régulièrement. Au Kenya, par exemple, des militaires américains chassent activement les militants d’al-Shabaab, un groupe désigné terroriste par les États-Unis. En Tunisie, il y a eu au moins une bataille ouverte
entre les forces américaines et tunisiennes et les militants
d’Al-Qaïda. En effet, deux militaires américains se sont par la suite vu
décerner des médailles pour leurs actions sur place, un indice qui a
permis aux journalistes de remonter la piste et de découvrir qu’il y avait bien eu affrontement direct.
Dans d’autres pays africains
encore, les forces d’opérations spéciales des États-Unis ont planifié
et contrôlé des missions en « coopération avec » – en fait en dirigeant –
leurs homologues africains. En créant notre base de données, nous avons
péché par excès de prudence en ne documentant les combats que dans les
pays pour lesquels nous avions au moins deux sources crédibles, et en
vérifiant nos données avec des experts et des journalistes qui pouvaient
nous fournir des informations complémentaires. En d’autres termes, les
troupes américaines ont sans aucun doute participé à des combats dans
plus d’endroits que ceux que nous avons pu documenter.
Une de nos autres découvertes frappantes est le nombre de pays — 65 au total
— dans lesquels les États-Unis « forment » et/ou « aident » les forces
de sécurité locales à lutter contre le terrorisme. Si l’armée américaine
assure réellement cette formation en grand partie, le département
d’État des USA participe aussi, de façon surprenante, au financement et à
la formation de la police, de l’armée et des agents des patrouilles
frontalières dans de nombreux pays. Elle fait également don
d’équipements, y compris des appareils de détection par rayons X et des
kits d’inspection de cargaisons de contrebande. En outre, elle élaboredes
programmes étiquetés « Contrecarrer l’extrémisme violent », une
approche de « soft power » axée sur l’éducation du public et d’autres
outils destinés à « lutter contre le recrutement et les refuges pour les
terroristes ».
Cette formation et cette assistance ont lieu au Moyen-Orient et en
Afrique, ainsi que dans certaines régions d’Asie et d’Amérique latine.
Des « entités chargées du maintien de l’ordre »
américaines ont formé les forces de sécurité brésiliennes à la
surveillance des menaces terroristes avant les Jeux olympiques d’été de
2016 [donc juste avant la destitution de Dilma Roussef, NdT], par
exemple (et ont poursuivi ce partenariat en 2017). De même, des
patrouilleurs frontaliers américains ont collaboré
avec leurs homologues argentins à la lutte contre le blanchiment
d’argent présumé par des groupes terroristes sur les marchés illicites
de la région frontalière entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay.
Aux yeux de beaucoup d’Américains et d’autres, tout cela peut sembler
relativement inoffensif – guère plus que de l’aide généreuse et de bon
voisinage pour le maintien de l’ordre, ou un ensemble de politiques
raisonnables visant à « les combattre sur place avant qu’ils ne viennent
nous combattre chez nous ». Mais ne devrions-nous pas en savoir plus,
après toutes ces années passées à entendre ces affirmations à propos
d’endroits comme l’Irak et l’Afghanistan, où les résultats sont loin
d’être inoffensifs ou efficaces ?
Dans les nombreux pays concernés, ces formations d’acteurs locaux ont
souvent alimenté, ou ont été utilisés au services des objectifs les
plus sombres. Au Nigéria, par exemple, l’armée américaine continue de
travailler en étroite collaboration avec des forces de sécurité locales
qui ont eu recours à de la torture et perpétré des exécutions sommaires,
ainsi que des actes d’exploitation et d’abus sexuels. Aux Philippines,
elle a mené des exercices militaires conjoints à grande échelle en
coopération avec l’armée du Président Rodrigo Duterte, alors même que la
police sous son commandement continue d’infliger d’horribles violences aux citoyens de ce pays.
Le gouvernement de Djibouti, qui accueille depuis des années la plus
grande base militaire américaine en Afrique, le Camp Lemonnier, utilise
également ses lois antiterroristes pour poursuivre ses dissidents. Le
Département d’État n’a pas tenté de cacher la façon dont ses propres
programmes de formation ont alimenté une forme étendue de répression
dans ce pays (et dans d’autres). Selon ses ‘Country Reports on Terrorism’
de 2017, un document qui fournit chaque année au Congrès une vue
d’ensemble du terrorisme et de la coopération antiterroriste d’un
certain nombre de pays avec les États-Unis, à Djibouti, « le
gouvernement a continué à utiliser la législation antiterroriste pour
réprimer les critiques en détenant et en poursuivant des personnalités
et des militants de l’opposition ».
Dans ce pays et dans de nombreux autres pays alliés, les programmes
d’entraînement contre-terroriste de Washington alimentent ou renforcent
les violations des droits de l’homme commises par les forces locales,
pendant que les gouvernements adoptent « l’antiterrorisme » comme excuse
à des pratiques répressives de toutes sortes.
Une empreinte militaire étendue
Pour notre documentation sur ces 65 sites de formation et
d’assistance de l’armée américaine, les rapports du Département d’État
se sont révélés une source importante d’information, même s’ils étaient
souvent ambigus sur ce qui se passait réellement. Ils s’appuyaient
régulièrement sur des termes vagues comme « forces de sécurité », en
omettant de parler directement du rôle joué par les militaires des USA
dans chacun de ces pays.
Parfois, en les lisant et en essayant de comprendre ce qui se passait
dans des pays lointains, j’avais l’impression tenace que ce que l’armée
américaine faisait, au lieu d’être aisément repérable, était de tenter
d’échapper aux regards. En fin de compte, nous étions certains d’avoir
identifié les 14 pays où des militaires américains ont combattu dans la
Guerre contre le terrorisme en 2017-2018. Nous avons également trouvé
relativement facile de documenter les sept pays
dans lesquels, au cours des deux dernières années, les États-Unis ont
lancé des drones tueurs ou d’autres frappes aériennes contre ce que le
gouvernement appelle des cibles terroristes (mais qui tuent
régulièrement des civils) : l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, le
Pakistan, la Somalie, la Syrie et le Yémen. Ce sont là les zones les
plus chaudes de la guerre globale menée par les États-Unis. Cependant,
cela ne représentait qu’une part relativement faible des 80 pays que
nous avons fini par inclure sur notre carte.
Je me suis rendue compte que, dans nombre de cas, l’armée américaine a
tendance à mettre en avant — ou du moins à ne pas cacher – bon nombre
des exercices militaires qu’elle dirige ou auxquels elle participe à
l’étranger. Après tout, ils visent à montrer la puissance militaire
mondiale du pays, à dissuader ses ennemis (en l’occurrence, les
terroristes) et à renforcer les alliances avec des alliés
stratégiquement choisis. De tels exercices, dont nous avons documenté
qu’ils étaient explicitement axés sur la lutte antiterroriste dans 26 pays,
ainsi que sur des territoires qui abritent des bases américaines ou de
plus petits avant-postes militaires également engagés dans des activités
antiterroristes, donnent une idée de l’énorme empreinte des forces
armées américaines dans la Guerre contre le terrorisme.
Bien qu’il y ait plus de 800 bases militaires américaines
dans le monde, nous n’avons inclus sur notre carte que les 40 pays dans
lesquels ces bases sont directement impliquées dans la guerre
antiterroriste, y compris l’Allemagne et d’autres pays européens qui
représentent d’importantes zones de transit des opérations américaines
au Moyen-Orient et en Afrique.
En résumé, notre carte complète indique qu’en 2017 et 2018:
- sept pays
ont été les cibles de frappes aériennes américaines ; le double de ce
nombre étaient des sites où du personnel militaire américain a participé
directement à des combats terrestres ;
- 26 pays ont organisé des
exercices militaires conjoints avec les USA ;
- 40 pays
ont accueilli des bases engagées dans la guerre contre le terrorisme ;
- et dans 65 pays, les forces militaires et de sécurité locales ont reçu
« une formation et une assistance » axées sur la lutte antiterroriste.
Un « grand plan » amélioré
Combien de fois, au cours des 17 dernières années, le Congrès ou
l’opinion publique américaine ont-ils débattu de l’extension stupéfiante
de la guerre contre le terrorisme dans un éventail aussi étendu
d’endroits ? La réponse est : trop rarement.
Après des années de silence et d’inactivité ici aux États-Unis,
l’attention récente des médias et du Congrès envers les guerres
américaines en Afghanistan, en Syrie et au Yémen
représentent une nouvelle tendance. Les membres du Congrès ont enfin
commencé à réclamer des discussions sur certains aspects de la guerre
contre le terrorisme. Le 13 février dernier, par exemple, la Chambre des
représentants a voté
pour mettre fin au soutien des États-Unis à la guerre menée par les
Saoudiens au Yémen, et le Sénat a adopté une loi pour obliger le Congrès
à voter sur la même question au cours des prochains mois. [En d’autres
termes, le Congrès étant le seul organisme habilité à déclarer des
guerres aux USA, l’extension des opérations de « guerre contre le
terrorisme » menée en solo par le Pentagone est illégale au regard du
droit américain. L’étrange étant que le Sénat soit obligé de voter une
loi pour obliger le Congrès à respecter la loi, NdT].
Le 6 février dernier, la Commission des forces armées de la Chambre des représentants a enfin tenu une audition
sur « l’approche antiterroriste » du Pentagone — un sujet dont le
Congrès n’avait pas débattu depuis que, quelques jours après les
attentats du 11 septembre, il avait voté la Résolution sur
l’autorisation de la force militaire (Authorization for the Use of Military Force),
que les présidents George W. Bush, Barack Obama et maintenant Donald
Trump ont utilisée pour mener leur guerre globale actuelle. Mais le
Congrès n’a pas débattu ou voté l’expansion tentaculaire de cet effort
au cours des deux dernières décennies ou presque. Et à en juger par la surprise
de plusieurs membres du Congrès à la mort de ces quatre soldats au
Niger en 2017, la plupart d’entre eux ignoraient (et beaucoup ignorent
probablement encore) à quel point la guerre globale s’est étendue.
Avec les changements potentiels à venir dans la politique de Trump
sur la Syrie et l’Afghanistan, n’est-il pas temps d’évaluer le plus
précisément possible la nécessité d’étendre la Guerre contre le
terrorisme à tant d’endroits différents ? Les recherches
ont démontré que la guerre contre les tactiques terroristes est une
approche infructueuse.
De plus, à l’encontre des objectifs de ce pays,
de la Libye à la Syrie, du Niger à l’Afghanistan, la présence militaire
américaine à l’étranger n’a souvent fait qu’alimenter un profond
ressentiment à l’égard des États-Unis. Elle a contribué à la fois à
répandre les mouvements terroristes et à fournir encore plus de recrues
aux groupes islamistes extrémistes, qui se sont considérablement multipliés depuis le 11 septembre 2001.
Au nom de la Guerre contre le terrorisme dans des pays comme la
Somalie, les activités diplomatiques, l’aide et le soutien aux droits de
l’homme ont diminué en faveur d’une position américaine de plus en plus
militarisée. Pourtant, les recherches
montrent qu’à long terme, il est beaucoup plus efficace et durable de
s’attaquer aux griefs sous-jacents qui alimentent la violence terroriste
que d’y répondre sur un champ de bataille.
Tout compte fait, il devrait être clair qu’un autre type de « grand
plan » est nécessaire pour faire face à la menace du terrorisme, que ce
soit à l’échelle mondiale ou pour les Américains — un plan qui repose
sur une empreinte militaire américaine bien moindre et moins coûteuse en
sang versé et en argent du contribuable. Il est également grand temps
de replacer cette menace dans son contexte et de reconnaître que
d’autres questions sont beaucoup plus urgentes et pourraient représenter
un danger beaucoup plus grand pour notre pays. [L’auteur parle
évidemment de son pays, les USA. En France où l’on rapatrie des
djihadistes, le problème est beaucoup plus immédiat, NdT].
Par Stephanie Savell
codirectrice du projet Costs of War du Watson Institute for International and Public Affairs de l’Université Brown. Anthropologue, elle mène des recherches sur la sécurité et l’activisme aux États-Unis et au Brésil. Elle est co-auteur de The Civic Imagination : Making a Difference in American Political Life.
codirectrice du projet Costs of War du Watson Institute for International and Public Affairs de l’Université Brown. Anthropologue, elle mène des recherches sur la sécurité et l’activisme aux États-Unis et au Brésil. Elle est co-auteur de The Civic Imagination : Making a Difference in American Political Life.
Paru sur TomDispatch sous le titre Mapping the American War on Terror – Now in 80 Countries, It Couldn’t Be More Global
Source pour la version française la traduction Entelekheia
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires hors sujet, ou comportant des attaques personnelles ou des insultes seront supprimés. Les auteurs des écrits publiés en sont les seuls responsables. Leur contenu n'engage pas la responsabilité de ce blog ou de Hannibal Genséric.