Il est
des périodes bénies des Dieux où tout ou presque fonctionne, où les
fondamentaux géopolitiques et l'événementiel concordent pour aller dans la
direction voulue. C'est ce qu'est en train de vivre le Kremlin. Une flopée de
bonnes nouvelles pour Moscou, soigneusement cachées par notre chère MSN, a en
effet fleuri ces derniers temps...
En
Ukraine, le rapprochement entre le nouveau président et la Russie, que nous avons évoqué à plusieurs reprises, inquiète les officines médiatiques occidentales. Le nom d'Igor
Kolomoiski n'est pas inconnu des lecteurs de nos Chroniques : autrefois grand
argentier des bataillons nationalistes, il avait au fil du temps mis de
l'eau dans son bortsch, comme en mai dernier où, dans un discours remarqué, il se lâchait
en diatribes contre le FMI et les Occidentaux : « C'est votre jeu, votre
géopolitique. Vous n'en avez rien à faire de l'Ukraine. Vous voulez atteindre
la Russie et l'Ukraine n'est qu'un prétexte. »
Il a remis ça il y a dix jours, au grand dam du New York
Times qui s'en étrangle de rage : « Les Russes sont plus forts, nous devons améliorer nos relations avec eux.
Les gens veulent la paix et une bonne vie, ils ne veulent plus être en guerre.
Et vous, Américains, vous nous forcez à être en guerre, sans même nous en
donner les moyens. Vous [l'UE et l'OTAN] ne nous
aurez pas, il n'y a aucun intérêt à perdre du temps en discussions vides. Les
prêts du FMI pourraient facilement être remplacés par des prêts russes. Nous
prendrons 100 milliards de dollars de la Russie, je pense qu'elle serait ravie
de nous les donner aujourd'hui (...) S'ils sont intelligents avec nous, nous
irons du côté des Russes. Leurs tanks seront positionnés près de Varsovie,
votre OTAN chiera dans son froc et devra acheter des Pampers.
» Clair et sans ambages...

On ne
peut tout à fait exclure un coup de pression vis-à-vis de l'Empire pour obtenir
plus d'argent, mais le ton et le fait que ces sorties commencent à se répéter
ne trompent pas. Le "paradis" post-maïdanite est un merdier sans fond
qui en a dégrisé plus d'un. Aux Russes de faire effectivement preuve
d'intelligence ; six ans après le putsch US, ils disposent d'une fenêtre afin
de récupérer l'Ukraine en douceur ou, du moins, de la neutraliser durablement. Les discussions actuelles sur l'or bleu entre Gazprom et
Naftogaz pourraient éventuellement servir ce dessein.
Puisque
l'on parle énergie, le moins que l'on puisse dire est que ça gaze pour Moscou.
Le Turk Stream en est aux derniers réglages et les premiers flux gaziers devraient
circuler le mois prochain... au moment même où, de l'autre côté de l'Eurasie,
le Sila Sibirii entrera en fonction. Deux gazoducs sinon rien, et c'est
soudain l'échiquier de Brzezinski qui se met à trembler.
Il se
passe des choses extrêmement intéressantes en Asie du Sud-est, symbolisant à
merveille la lente mais sûre passation de pouvoir entre l'empire américain
déclinant et la multipolarité menée par la Russie. Sur l'exemple du Vietnam, le
fougueux président philippin Duterte a profité de son voyage à Moscou,
début octobre, pour inviter Rosneft à s'établir en Mer de Chine méridionale
afin d'y explorer les richesses énergétiques.
On connaît l'importance de ces zones maritimes dans le
Grand jeu :
En mer de Chine
méridionale, la dispute tourne autour de deux archipels inhabités mais
stratégiquement de la plus haute valeur : les Paracels et surtout les
Spratleys, également revendiqués par le Vietnam, les Philippines, la Malaisie,
Brunei et le gouvernement chinois nationaliste de Taïwan. En mer de Chine
orientale, on se rappelle la dangereuse querelle sino-japonaise des
îles Senkaku/Dyaoshu, culminant en 2012-2013 mais toujours latente.
Si les journaux ont
narré l'événement, certains faisant même parfois un effort pour
"comprendre" la situation, analysant la lutte pour le contrôle de
l'une des routes maritimes les plus stratégiques du globe, la toile de fond est
malheureusement totalement occultée. Elle explique pourtant tout...

Une carte vaut parfois
tous les discours. Nous sommes évidemment en plein Grand jeu, qui voit la
tentative de containment du Heartland eurasien par la puissance maritime
américaine. Les disputes territoriales autour des Spratleys, des Paracels ou
des Senkaku/Dyaoshu ne concernent pas une quelconque volonté de mettre la main
sur d'éventuelles ressources énergétiques ou routes stratégiques, ou alors
seulement en deuxième instance. Il s'agit avant tout pour le Heartland, la
Chine en l'occurrence, de briser l'encerclement US et de s'ouvrir des routes
vers le Rimland et vers l'océan, exactement comme la Russie le fait sur la
partie ouest de l'échiquier avec ses pipelines et ses alliances de revers.
La lutte
de Pékin contre Washington dans les mers de Chine a pour effet secondaire
d'effrayer les autres pays riverains qui, s'ils n'ont pas d'appétence
particulière pour l'aigle américain, ne veulent pas non plus voir le dragon
débouler jusqu'à eux. C'est notamment le cas du Vietnam ou des Philippines, et
nous en revenons à Duterte : ses appels du pied à Rosneft sont une manière de contrer la convoitise chinoise.
Mais là
où les choses prennent une tournure étonnante, c'est que c'est désormais à la Russie et non plus aux États-Unis
qu'on fait appel. Fut un temps pas si lointain où n'importe quel
président philippin aurait encouragé Exxon ou une autre major
anglo-saxonne à prospecter ces mers, avec l'US Navy pour sécuriser le tout.
L'empire a vécu et c'est maintenant vers Moscou que les regards se tournent.
Les
Russes engrangent les dividendes d'une politique qui, bien loin des effets de
com' à l'occidentale, ne
transige ni sur ses valeurs ni sur ses alliés, tout en ne fermant la
porte à personne (Iraniens, Saoudiens, Palestiniens ou Israéliens passent par
exemple leur temps à Sochi). Il y a quatre ans, nous résumions cette approche par une parabole quelque peu
exotique :
La pensée russe en
matière de stratégie extérieure fait penser à un Mammouth qui dit ce qu'il fait
et fait ce qu'il dit, avançant lentement mais fermement, inexorablement, et
finissant par mettre tout le monde d'accord.
De fait,
à l'opposé des simagrées américains qui suscitent le doute y compris parmi les
composantes impériales, l'inamovible ours russe inspire la confiance. On l'a vu
en Syrie, on le voit maintenant jusqu'en Asie du Sud-est.
Reste à
savoir quelle sera la réaction du Kremlin qui, assurément, prendra la chose
avec des pincettes. Contrarier la Chine est en effet hors de question. La
symbiose entre les deux poids-lourds eurasiatiques est telle que Stratfor
va jusqu'à évoquer l'Entente cordiale du début du XXème
siècle entre la France et l'Angleterre, assez solide pour survivre aux deux
guerres mondiales. Début octobre, Poutine a même lâché une bombe lors de la seizième édition du toujours
intéressant Club Valdaï : « Nous
sommes en train d’aider nos collègues chinois à créer un système d'alerte
précoce pour la défense antimissile. Cela va fondamentalement, drastiquement
muscler la défense de la République populaire. Aujourd’hui, il n’y a que les
États-Unis et la Russie qui disposent de ce type de système. »
De quoi
mettre encore plus sur les nerfs les stratèges de Washington, déjà passablement
inquiets du partenariat sino-russe. Les kriegspiel simulés du Pentagone se terminent invariablement par une déculottée américaine
face à l'une ou l'autre de ses bêtes noires et Foreign Policy s'alarme : avec leurs nouvelles technologies (dont les
fameux missiles hypersoniques), Russes et Chinois mettent fin à deux siècles d'American
way of war, basé sur l'attaque à partir de points
invulnérables.
Pour en
finir sur les questions d'armement, Vladimirovitch vient de lever un (petit) coin du voile sur la mystérieuse
explosion du 8 août sur une base militaire du grand Nord russe : les scientifiques tués
travaillaient à une arme "sans équivalent". Si l'hypothèse
de plusieurs observateurs se révèle juste, il s'agit du développement d'un
missile à propulsion nucléaire, c'est-à-dire un projectile à portée illimitée
car mû par un moteur dit éternel. « Une autonomie qui pourrait lui
permettre de prendre des trajectoires inattendues, de faire des détours et de
sortir des schémas de déplacement prévisibles », comme l'explique un spécialiste de l'université de
Princetown. Les Américains s'y étaient bien essayé dans les années 60 mais
avaient, devant l'inextricable complexité de la chose, rapidement abandonné le
projet...
En Iran,
Moscou est également vue comme une planche de salut. Décision de se passer du SWIFT pour les échanges inter-bancaires en
septembre, accords commerciaux avec l'Union Économique Eurasienne en
octobre, prêt de quelques milliards à l'Iran en novembre. La Russie, dont la santé
financière insolente ravit d'ailleurs jusqu'à Wall Street, fait tout pour maintenir son allié à flot et
pourrait peut-être en être récompensée dans les énormes projets pétroliers du South
Pars.
Or noir
toujours au Venezuela, qui a vu sa production bondir de manière étonnante en octobre. Le Kremlin n'y est évidemment pas étranger,
comme nous l'expliquions il y a deux mois :
Washington sanctionne
les exportations de pétrole de Caracas ? Qu'à cela ne tienne : Rosneft est devenu le principal acquéreur d'or noir du Venezuela (40% en
juillet, 66% en août) et fait office d'intermédiaire entre sa compagnie
nationale (la PDVSA) et ses acheteurs internationaux, notamment indiens et
chinois. Le géant russe abandonne de plus en plus le dollar, le monde continue d'acheter du
pétrole vénézuélien, le gouvernement légal de Caracas continue de recevoir des
dividendes ô combien précieux et les sanctions impériales sont contournées...
Le
pauvre auto-proclamé président en est tout retourné. Celui qui se voyait
devenir président par la grâce de Bolton n'y arrive décidément plus, ses appels
à manifester étant une suite de flops retentissants :
À peine une centaine
de personnes ont manifesté lundi à Caracas contre le président socialiste
Nicolas Maduro, à l’appel du chef de l’opposition Juan Guaido, qui peine à mobiliser.
Malgré les drapeaux jaune, bleu et rouge du Venezuela, les slogans, ou les
panneaux affichant des messages comme « Rue sans retour », le cœur n’y est
plus. « On n’arrive à rien avec ça », se lamente Antonio Figueroa, en référence
aux rassemblements contre le chef de l’État. Samedi, quelque 5000 personnes,
selon l’AFP, ont manifesté dans les rues de Caracas, soit bien moins que les
dizaines de milliers de personnes que Juan Guaido réunissait juste après s’être
proclamé président par intérim le 23 janvier.
On
imagine les dents grincer du côté de Washington, qui voit désormais ses
manigances presque systématiquement et partout contrées par l'ours. Comme si
cela ne suffisait pas, le sommet Russie-Afrique, le premier du genre, a marqué tous les esprits. Il y a un mois, quarante-trois
chefs d’État et de gouvernement ont fait le déplacement de Sochi, qui devient
une véritable plaque-tournante mondiale. Si aucune annonce majeure n'a été
faite, le sommet a été un succès diplomatique indéniable et symbolise l'entrisme
russe sur le continent auquel on assiste depuis quelques années, y compris dans
le pré carré français comme en Centrafrique.
Europe,
Asie, Moyen-Orient, Amérique latine, Afrique... Défendant bec et ongles ses
alliés, retournant ceux de l'Empire, profitant de l'inexorable reflux
américain, le provoquant parfois, jouant habilement de la diplomatie, de
l'énergie ou de la guerre, Moscou donne le la de la politique internationale et se pose de plus
en plus en patron.
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