Suite au décret du
président de la Fédération de Russie de suspendre le respect des accords avec
les États-Unis sur l’élimination du plutonium de qualité militaire par la
Russie et la présentation du projet de loi correspondant à la Douma d’État, les
controverses ont commencé dans les médias aux fins de savoir si cette décision
est liée à la rupture de l’accord sur la Syrie. La seconde pierre d’achoppement
est une question : Pourquoi la Russie, après avoir su que les États-Unis ne
remplissaient pas leur part de l’accord [sur le plutonium, NdE], ne
réagit-elle que maintenant, après plusieurs années ?
Certains experts
nucléaires affirment que l’accord était objectivement bénéfique pour la Russie.
Peut être. Je ne suis pas un expert dans ce domaine et il est difficile pour
moi de juger de leur objectivité. En outre, ce qui est bénéfique du point de
vue de l’industrie nucléaire peut être désavantageux du point de vue de la
sécurité.
En principe, je pense
qu’il n’y avait pas de problèmes de sécurité particuliers. La Russie dispose
d’un arsenal nucléaire suffisant, capable d’infliger un coup mortel aux
États-Unis. Washington le reconnaît d’ailleurs. Il y avait aussi plus que
suffisamment de matériel pour la production de nouvelles têtes d’ogives. Dans
le cas d’échange de frappes nucléaires à grande échelle, la production d’un
autre lot d’armes serait déjà redondant et, en effet, physiquement impossible.
Le vrai problème serait de préserver physiquement les vestiges de la
civilisation au moins au niveau de l’âge de pierre.
Quant à la Syrie, ce
n’est pas la première fois, et ce n’est pas seulement en Syrie, que les
États-Unis ne concluent des accords que pour perturber leur application et
ensuite les conclure à nouveau. La forme de la réaction russe n’est évidemment
pas comparable au rejet public de coopération de Washington qui, en réalité,
reste encore à faire.
Je pense que pour
comprendre l’ampleur de cet incident, il est nécessaire de prêter attention au
fait que Poutine n’a pas résilié purement et simplement un contrat signé par la
Russie, il a annoncé la possibilité d’y revenir, mais il a fourni certaines
conditions.
Regardons ces
conditions:
(1) les États-Unis doivent lever toutes les sanctions contre la
Russie;
(2) une compensation devrait être accordée, non seulement pour les
pertes dues aux sanctions américaines, mais aussi pour les pertes subies à
cause des contre-sanctions russes;
(3) la Loi Magnitski devrait être abrogée;
(4) la présence militaire des États-Unis en Europe de l’Est devrait être
fortement réduite; et
(5) les États-Unis devraient abandonner leur politique de
confrontation avec Moscou.
Un seul mot convient pour déterminer l’essence de la
demande de Poutine : « ultimatum ».
Pour autant que je m’en
souvienne, la dernière fois que Washington a reçu un ultimatum, c’était de la
part du Royaume-Uni, à cause de l’incident du navire Trent. Et ce fut en
1861 pendant la guerre civile américaine. Même alors, dans des conditions
extrêmement difficiles, l’Amérique a accepté de répondre partiellement aux
demandes britanniques.
Il convient de noter
que les demandes britanniques en 1861 ne contenaient rien d’humiliant pour les
États-Unis. Le capitaine d’un navire de la marine américaine avait en effet
violé la loi internationale, arrêté des gens sur un navire neutre
(britannique), et ainsi empiété sur la souveraineté du Royaume-Uni, provoquant
presque une guerre. Ensuite, l’Amérique a désavoué les actions de son capitaine
et libéré les prisonniers, tout en refusant de présenter des excuses.
Mais Poutine ne demande
pas des excuses ou la libération de quelques prisonniers, il exige le
changement de l’ensemble de la politique américaine, et plus encore, le
versement de compensations à la Russie pour les pertes dues aux sanctions
infligées par les États-Unis.
Ceci est une demande taboue, humiliante.
Cette
demande signifie essentiellement l’abandon complet et inconditionnel de la
guerre hybride que Washington ne se résigne pas encore à considérer comme
irrémédiablement perdue. Et il y a aussi tous les paiements des indemnités et
des réparations.
Quelque chose de
semblable a été, certes, demandé aux États-Unis par la Couronne britannique
avant la fin de la guerre d’indépendance, quand les Américains étaient encore
les sujets rebelles du roi George III. Mais au cours des 100 dernières années,
personne n’a même imaginé parler à Washington sur un tel ton.
Et, donc, la première
conclusion est : Poutine a délibérément et démonstrativement humilié les
États-Unis. Il a montré qu’il est possible d’employer un ton dur avec les
États-Unis, encore plus dur que celui que les États-Unis eux-même ont pris
l’habitude d’utiliser envers le reste du monde.
Comment cela se fait-il
? À quoi Poutine a-t-il réellement réagi ? Avait-il pensé que les États-Unis
réaliseraient l’accord Kerry-Lavrov et est-il maintenant bouleversé par ce qui
est arrivé ? La Russie savait aussi que Washington n’avait pas observé l’accord
du plutonium pendant des années, mais Moscou en a tiré un grand profit pour son
industrie nucléaire en devenant presque un monopole mondial et n’est
manifestement pas perturbé par le retard technologique des États-Unis les
empêchant de disposer d’armes au plutonium tel que stipulé dans l’accord.
La réaction dure et presque immédiate de la Russie a
suivi les déclarations du porte-parole du secrétaire d’État annonçant que la
Russie va devoir commencer à renvoyer chez elle dans des sacs mortuaires ses
troupes en Syrie, va commencer à perdre des avions, et que les attaques
terroristes vont commencer à empoisonner les villes russes.
En outre, la
déclaration du Département d’État a été immédiatement suivie par l’annonce du Pentagone disant
qu’il est prêt à lancer une frappe nucléaire préventive sur la Russie.
Le ministère russe des Affaires étrangères a, de son côté, indiqué que Moscou
connaît l’intention des États-Unis de lancer une guerre aérienne contre les
forces gouvernementales syriennes, ce qui signifie aussi, bien sûr, contre le
contingent russe stationné légalement en Syrie.
Que trouve-t-on d’autre à l’arrière-plan de
l’ultimatum de Poutine ? Les exercices d’il y a
six mois impliquant la défense aérienne et antimissile et les systèmes de
missiles stratégiques qui se sont entrainés à repousser une attaque nucléaire
contre la Russie, puis à lancer une contre-attaque correspondante. Ajoutez
à ceci les exercices d’urgence des jours derniers, qui ont impliqué jusqu’à 40
millions de citoyens russes pour vérifier l’état de préparation des infrastructures
et de la défense civile en cas de guerre nucléaire, et qui leur ont fourni des
informations supplémentaires sur le plan d’action à suivre en cas
d’« heure X ».
Si nous prenons tout cela ensemble, nous pouvons voir
que les États-Unis essaient depuis longtemps, officieusement, d’effrayer la
Russie avec un conflit nucléaire, et que Moscou a régulièrement laissé entendre
qu’il est prêt à une telle éventualité et ne va pas reculer.
Toutefois, compte tenu
de la fin du règne d’Obama et du manque de confiance absolue dans une victoire
d’Hillary Clinton à l’élection présidentielle, les faucons de Washington ont
décidé, une fois de plus, de parier plus gros. Aujourd’hui, les choses ont atteint une limite
extrêmement dangereuse où le conflit en est arrivé au point où il peut se
développer de façon indépendante. À ce stade, l’Armageddon nucléaire pourrait
s’autodéclencher, à la faveur de n’importe quel incident résultant, par exemple,
de l’incompétence de certains hauts responsables du Pentagone ou des
administrateurs de la Maison Blanche.
À ce moment précis,
Moscou a pris l’initiative de faire, de son côté, monter les enchères, mais en
déplaçant la confrontation sur un autre plan. Contrairement à l’Amérique, la
Russie ne menace pas de la guerre. Elle démontre tout simplement sa capacité à
donner une réponse politique et économique dure qui en outre, en cas de
comportement inapproprié des États-Unis, peut réaliser tout le contraire du
rêve d’Obama : mettre en pièces l’économie et le système financier de
Washington.
Par ces actions, la Russie compromet gravement le
prestige international des États-Unis, en montrant au monde entier que
l’Amérique peut être battue avec ses propres armes. Que le boomerang lui est revenu. Compte tenu
de cette dynamique et de la tournure des événements, nous pourrions bien voir
des centaines de représentants de l’élite américaine débarquer à La Haye, non
seulement pendant notre vie, mais avant même que le prochain président
américain ait servi son premier mandat de quatre ans à la Maison Blanche.
Les États-Unis sont face à un choix. Soit ils
continueront leurs menaces et déclencheront une guerre nucléaire, soit ils
accepteront le fait que le monde n’est plus unipolaire et commenceront à
s’insérer dans le nouveau format.
Nous ne savons pas quel
choix Washington va faire. L’establishment politique américain a un
nombre suffisant de membres idéologiquement aussi aveugles qu’incompétents,
prêts à brûler dans un feu nucléaire avec le reste de l’humanité, plutôt que de
reconnaître la fin de l’hégémonie mondiale des États-Unis, qui s’est avérée
être de courte durée, insensée et criminelle. Mais ils doivent faire un choix,
parce que plus Washington prétend que rien ne s’est passé, plus le nombre de
ses vassaux (qui sont appelés ses alliés, mais sont depuis longtemps enlisés
dans la dépendance) vont ouvertement et explicitement ignorer les ambitions
américaines et passer du côté des nouvelles perspectives d’arrangement du
pouvoir mondial.
En fin de compte, les
États-Unis pourraient se retrouver n’être plus qu’un des centres du monde
multipolaire et en outre ne plus être en état d’assumer même ce rôle. Non
seulement les Africains, les Asiatiques et les Latino-Américains, mais aussi
les Européens ne seront que trop heureux de se venger sur l’ancien hégémon de leur
ancienne humiliation. Et ils ne sont pas aussi humains ni épris de paix que la
Russie.
Enfin, l’ultimatum de Poutine est une réponse à tous
ceux qui ont été outrés que les chars russes n’aient pas pris Kiev, Lvov,
Varsovie et Paris en 2014 et qui se demandaient ce que véritablement Poutine a
dans la tête.
Je ne peux que répéter
ce que j’ai écrit à l’époque. Si vous devez affronter l’hégémon mondial, il
vous faut être sûr que vous serez capable de répliquer à n’importe laquelle de
ses actions. L’économie, l’armée, la société, de même que l’État et les
structures administratives devraient toutes être prêtes. Et si tout n’est pas
entièrement prêt, il faut gagner du temps tout en se renforçant.
Maintenant, les choses
sont claires et les cartes ont été mises sur la table. Voyons ce que les
États-Unis vont répondre. Mais la réalité géopolitique ne sera plus jamais la
même. Le monde a déjà changé. Les États Unis se sont vus publiquement jeter le
gant et ils n’ont pas encore osé le ramasser.
Rostislav Ishchenko – RIA Novosti
Traduit du russe par J.
Arnoldski pour Fort-Russ
Traduction : Anna
S. pour A.S.I.
et Les Grosses Orchades