Rarement un président étranger aura, dans l’hexagone, suscité autant
de passions et concentré autant de critiques que Vladimir Poutine. La
raison en est simple : il incarne avec excès la figure de l’homme d’Etat
européen dont la modernité nous a privés.
Ce n’est qu’une anecdote mais elle est révélatrice. Rendu furieux par
les arguments des élus parisiens à l’occasion d’un débat sur
l’installation prochaine d’un camp de migrants, un de leurs électeurs
leur avait jeté : « La prochaine fois, je voterai Poutine ! »
L’assemblée, gauche et droite confondues, en était restée bouche bée.
Vladimir Poutine président ? La perspective est virtuelle, mais elle
n’est pas pour autant dénuée de signification, à six mois de l’élection
présidentielle. Au contraire. « Poutine participe à la campagne
électorale française, non parce qu’il finance tel ou tel parti, comme on
a pu le dire, mais tout simplement parce qu’il est au centre du débat
», explique l’écrivain et ancien diplomate Vladimir Fédorovski. Et si le
président russe occupe cette situation, ce n’est pas à cause de
l’épisode tragi-comique de sa visite reportée (lire notre encadré), de
la vente manquée des Mistral (lire page 22) ou des crises ukrainienne et
syrienne. Ces sujets, importants, sont insuffisants à expliquer
pourquoi Vladimir Poutine est regardé comme l’homme providentiel ou
comme un cauchemar.
Surtout comme un cauchemar, d’ailleurs. Pour la militante et
essayiste Caroline Fourest, le président russe est « un dirigeant
autoritaire et viril, mateur de Tchétchènes, d’homosexuels, de punks
féministes, de journalistes ». En juin 2014, une Femen avait détruit à
coups de pieu en bois la statue de cire du président russe au musée
Grévin. Un geste qui n’avait guère ému l’opinion. « Le peuple russe
mérite mieux que cet ancien KGBiste responsable de terribles crimes de
guerre », estime de son côté Bernard-Henri Lévy, qui voit en Poutine «
la honte de la Russie ». « Un drôle de coco », « un sale type », pour
l’ancien éditorialiste de RTL Jean-Michel Aphatie, le “maître du
Kremlin” est régulièrement moqué, caricaturé.
Évoquant ainsi la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques d’hiver à
Sotchi, en 2014, Daniel Cohn-Bendit, alors député européen (Verts) et [fier pédophile],
alertait sur la récupération politique qu’allait pouvoir en faire
Poutine : «Il va arriver torse nu pour l’inauguration. Il va faire un
combat au centre du stade olympique de patinage, contre un ours […]. Les
chefs d’État qui iront là-bas cautionneront cette démonstration de
force, comme on a cautionné la démonstration de force des Chinois à
Pékin en 2008, comme on a cautionné Hitler en 1936.»
La reductio ad hitlerum.
Un grand classique que reprennent à leur
compte nombre d’intellectuels comme en témoigna le plateau entier de
l’émission C dans l’air (France 5) où Yves Calvi («Ces défilés
militaires nous font aussi penser à l’Allemagne nazie»), Gérard Grunberg
(Poutine «veut la grande Russie […] comme Hitler voulait la grande
Allemagne») ou Pascal Perrineau («Il se comporte de plus en plus […]
comme les fascistes dans les années vingt ou les années trente») avaient
filé vingt minutes durant cette improbable métaphore historique.
Il faut remonter à Pinochet, Thatcher ou peut-être même Franco pour
retrouver en France trace d’une telle détestation à l’égard d’un homme
politique étranger. Même George W. Bush n’avait pas eu droit à un tel
traitement. Contre Poutine, tout est bon ! Citations tronquées (TF1),
vidéos manipulées (le Petit Journal de Canal Plus), éditoriaux
agressifs, choix d’un vocabulaire connoté transformant “influence” en
“propagande”, “fermeté” en “violence”, etc.
« Pour nos médias, Poutine est le mal incarné », explique Thierry
Mariani, député des Français de l’étranger et coprésident de
l’Association Dialogue franco-russe. « Les titres les plus anti- Poutine
sont indubitablement Libération et le Monde, suivis des radios et
télévisions publiques, qui désinforment, mentent et s’assoient sur
toutes les règles de déontologie journalistique », appuie Dimitri de
Kochko, rédacteur à la Russie d’aujourd’hui, ancien journaliste à
l’Agence France Presse.
Pourquoi tant de haine ? Pourquoi, déjà, cette obsession alors que
d’autres pays aux dirigeants au moins aussi autoritaires (Chine,
Venezuela, pays africains) sont à peine évoqués ? Passons sur la
première raison, qui veut que nos élites seraient aux ordres de
Washington. L’argument n’est pas irrecevable, mais il est trop aisément
retournable. Entre les “idiots utiles de l’idéologie atlantiste” et les
“valets de Poutine”, il doit exister des raisons qui échappent à la
suspicion partisane.
Parmi elles figure incontestablement l’absence, au sein de nos élites
politico-médiatiques, de la culture nécessaire pour comprendre ce
qu’est Poutine, de quoi il procède : la Russie elle-même, son histoire
longue. « À l’occasion de la publication de ce rapport où il était écrit
que les États-Unis devaient lutter contre l’État islamique, Ébola… et
la Russie, raconte Fédorovski, j’avais dit à un ambassadeur : “Ce n’est
pas possible, il faudrait que tous ces experts relisent Tolstoï” ; il
m’avait corrigé : “Non, il faudrait qu’ils lisent Tolstoï.”»
Ils apprendraient ainsi que la Russie, ce pays immense bordé de
plaines, perpétuellement sous la menace d’une invasion, en conjure la
peur en établissant un cordon de pays amis — ceux-là mêmes qui sont
aujourd’hui activement démarchés par l’Otan. Un pays qui a frôlé
l’implosion dans les dernières années du siècle. « Les Russes se sentent
humiliés par le regard que les Européens portent sur eux, or, Poutine
résiste à cela, il leur est un rempart contre cette humiliation »,
avance le sénateur centriste Yves Pozzo di Borgo. « La Russie a toujours
été considérée comme un objet étrange, exotique, vaguement menaçant,
reprend son collègue parlementaire Nicolas Dhuicq. Aujourd’hui, le Russe
se sent acculé, méprisé, alors que pense-t-il ? Qu’il lui faut montrer
les dents… »
«Il y aurait un gène du dictateur dans le sang russe et un gène de
l’individu soumis chez le citoyen russe. C’est du racisme ou à tout le
moins du négationnisme historique», poursuit Fédorovski. « Un peuple
russe écrasé, portant aux nues un dictateur sanguinaire ? On prend les
Russes pour des idiots », tempête Nicolas Dhuicq, pour qui l’Europe
oublie «la fierté que les Russes avaient perdue dans les années Eltsine
et qu’ils ont retrouvée aujourd’hui».
En vérité, l’hystérie anti-Poutine tient encore à autre chose. À une
chose essentielle. Poutine est un reproche vivant adressé aux
Occidentaux. Il est ce qu’ils ne sont plus, ce qu’ils ont parfois honte
d’avoir été mais que, inconsciemment, ils aspirent encore à être. «
Qu’a-t-on entendu, jeudi dernier, lors du premier débat de la primaire
des Républicains ? questionne Fédorovski. L’autorité de l’État ! Tous
n’avaient que cette notion à la bouche. Or, qu’on le veuille ou non,
Poutine la symbolise. » « Il représente tout ce qui faisait la force du
politique, qui chez nous s’est mué en faiblesse, reprend Thierry
Mariani. Aujourd’hui, la mode est au contre-pouvoir : la presse, les
ONG… Un homme politique se demande toujours s’il va être capable de
faire ce pour quoi les gens l’ont élu. En Russie, c’est encore le peuple
qui a le dernier mot. Poutine n’est pas dans l’air du temps, voilà
pourquoi on le déteste. » « Poutine, c’est la négation du
court-termisme, la négation du politiquement correct et la négation de
ce qu’on appelle en France la gauche caviar, appuie un expert en
relations internationales. Or, précisément, ces trois notions sont
complètement discréditées! De là vient son succès… »
Rappelons-nous : lorsqu’il est porté au pouvoir, en 1999, Poutine ne
présente pas de réforme économique. Il n’en a pas et il s’en moque. Il
connaît l’histoire. De sa méditation du règne d’Alexandre III et des
écrits de Soljenitsyne, il a tiré trois mots : nationalisme, esprit du
peuple, orthodoxie. Un triptyque affreux pour l’intelligentsia
française, mais un discours qui parle à son peuple. Et au nôtre. Surtout
au nôtre. « Poutine est en train de devenir un personnage
dostoïevskien, opposé à la décadence occidentale. Sur le mariage
homosexuel, le multiculturalisme, il prend des positions
fondamentalement réactionnaires ». « Sa politique
intérieure, son retour à la tradition authentique, aux valeurs, son
rapprochement avec l’Église et son patriotisme fervent sont autant
d’options politiques qui le mettent en rupture avec le politiquement
correct qui a cours dans les élites d’Europe de l’Ouest », complète
Aymeric Chauprade, géopolitologue et député européen.
Poutine défend la famille, se méfie du militantisme homosexuel,
exalte le patriotisme. On vote des lois, on (re)construit des églises —
mille par an depuis quinze ans. Le président russe sent, d’instinct, les
sujets vitaux, un peu pour sa popularité, mais surtout pour son peuple.
Ainsi de l’armée, du recours assumé à la force. C’est la petite phrase
sur ces terroristes que l’on ira « buter jusque dans les chiottes ».
Certes, peu subtile, mais pas improvisée, elle disait la détermination
d’un dirigeant et rappelait que l’État est seul détenteur de la violence
légale. Un scandale pour notre époque pusillanime. Une inutile
brutalité ? Ses plus fervents supporters le reconnaissent : Poutine
n’est pas un enfant de chœur.
À Beslan comme à Alep, sa méthode peut légitimement être critiquée.
Mais le peindre en “tyran sanguinaire” ressort-il encore de la critique ?
« Il faut s’entendre, reprend Mariani. Qui est l’ennemi ? Poutine ou
l’État islamique ? En Russie, on n’en est pas à débattre de la meilleure
façon de déradicaliser les apprentis djihadistes… » Et cette fermeté
plaît. Aux Russes, d’abord, qui ne croient plus aux promesses mais aux
actes et dont les trois quarts le soutiennent, mais aussi aux Français,
toujours orphelins d’un homme providentiel et qui lui reconnaissent des
qualités certaines. « Poutine s’adresse à nous par-dessus l’épaule de
nos dirigeants dépréciés », notait un bon connaisseur de la Russie. Avec
tous ses défauts, avec toute sa complexité, il nous rappelle ce que
nous fûmes et nous reproche de n’être plus que l’ombre de nous-mêmes.
Publié sur « Valeurs Actuelles »