Le Wahhabisme serait-il un contre Islam? Telle est la question que Jean-Michel Vernochet met en exergue de son livre Les Égarés.
Sorti il y a un an, cet ouvrage a déjà suscité des débats passionnés.
Preuve s'il en est que la question évoquée est effectivement posée...
notamment par les musulmans eux-mêmes!
Le qualificatif d'"Égarés"
n'est pas du tout une innovation de l'auteur, mais la reprise d'une
appellation commune aujourd'hui au sein du sunnisme traditionnel; une
dénomination usitée à l'université d'el-Azhar au Caire par laquelle sont
désignés ceux dont le fanatisme fondamentaliste, voire encore le
salafisme débridé, s'avère à l'usage matériellement plus destructeur que
spirituellement constructif...
L'auteur, ancien grand reporteur, professeur de journalisme, écrivain, nous plonge avec son dernier ouvrage Les Égarés dans le monde d'un islam politique dévoyé par un intégrisme totalitaire. Il commence par évoquer les sources et les origines historiques
du fondamentalisme musulman tel qu'il est apparu, il y a près de trois
siècles, dans l'histoire moderne. Cursus qui conduira le lecteur à mieux
apprécier les raisons et les perspectives d'une radicale intransigeance
dogmatique ayant provoqué, entre les tribus arabes elles-mêmes et entre
les peuples, hostilités et affrontements.
Le cynisme des puissances occidentales
Ces
conflits et rivalités fratricides sont en fait souvent exploités avec
un cynisme par les puissances occidentales. Celles-ci jouent en effet
assez fréquemment des dissensions religieuses entre minorités
confessionnelles afin de maintenir les nations arabes et non arabes dans
une instabilité structurelle, géopolitiquement fructueuse, tout en les
conduisant sur les voies hasardeuses d'un consumérisme à terme
destructeur de toutes traditions spirituelles. Ainsi se trouve favorisée
une véritable révolution des croyances et des mœurs - nous parlons bien
sûr de l'expansion du fondamentalisme wahhabite - qui débouchera à
terme et immanquablement sur une mutation de la civilisation
musulmane... celle-ci majoritairement sunnite est hélas perméable ou
vulnérable à la diffusion d'une idéologie totalitaire se faisant passer
pour la vraie foi dans toute sa pureté primitive.
Car le sunnisme
est d'autant plus exposé à ce "ressourcement par le bas" qu'il apparaît
figé depuis des siècles en raison d'une quasi-absence -au contraire de
l'islam chiite- d'actualisation exégétique... cela depuis la fermeture
des portes de l'Ijtihad au XIe. Or, cet effort de réinterprétation de la
révélation coranique dans le contexte des grandes transformations des
XIXe et XXe, de la révolution industrielle à la révolution cybernétique,
était pourtant essentiel!
Le monde musulman, malgré sa rapide
adaptation aux évolutions techniques, est en effet resté en grande
partie fermé sur le monde extérieur. L'islam traditionnel s'est ainsi
montré incapable d'assumer les bouleversements sociétaux de l'histoire
contemporaine. Or l'islam traditionnel se trouve aujourd'hui confronté
au défi de grands débordements démographiques, de crises économiques
endémiques, de paupérisation et de marginalisations de populations
entières, ceci sans réponse efficace. A contrario, l'islam
politique, idéologisé, celui des Frères musulmans -en réalité une
version "présentable" du wahhabisme- prétend porter remède à tous les
maux des peuples orientaux, avec le succès que l'on sait en Égypte et en
Tunisie, deux pays qui ont très vite rejeté les fausses solutions
islamistes.
En résumé, si théologiquement parlant l'islam n'a
aucune raison de se "réformer" ou de se "moderniser", il doit, comme
toute religion, être à même de pouvoir répondre aux transformations
sociétales en cours, et pour ce faire transcrire le message coranique
dans le langage des temps présents. Face à cette carence, voire à ce
silence de l'Islam traditionnel, le wahhabisme fondamentaliste apporte
une réponse péremptoire et définitive en voulant s'imposer seul comme
l'Islam "authentique" à l'exclusion de tout autre.
Rapprochement entre dignitaires wahhabites et religieux juifs ultra-orthodoxes
J-M
Vernochet fait à ce propos œuvre d'historien. Partant à la rencontre du
fondateur du wahhabisme, Abdul Wahhab, dont les disciples ravageront La
Mecque au nom d'un retour fallacieux à la "pureté doctrinale", en
détruisant tombes, mausolées et sanctuaires, en rasant ou en bétonnant
nombre de lieux historiques, à La Mecque, à Médine, en Afghanistan, au
Mali, en Libye, à présent en Irak avec la mosquée du prophète Jonas,
voire demain à Jérusalem même, au motif que tout culte et adoration ne
s'adresse qu'à Dieu et à lui seul.
Actuellement, des discussions
rapprochent à Jérusalem dignitaires wahhabites et religieux juifs
ultra-orthodoxes, lesquels envisagent ensemble la destruction sur
l'Esplanade des Mosquées du Dôme du Rocher et de la mosquée al-Aqsa.
Pour les wahhabites ce troisième lieu saint de l'islam sunnite -après La
Mecque où la tombe du Prophète est détruite en 1804 et Médine-
matérialiserait un culte rendu à Mahomet et non pas à Dieu, ce pour quoi
il devrait être effacé.
À ce titre, le Wahhabisme entend-il éradiquer tous les lieux d'intercession, à telle enseigne que le prophète Mahomet lui-même n'échappe pas à leur vindicte et qu'en occurrence il serait impie de célébrer l'anniversaire de sa naissance... mais non point celui du fondateur de l'hérésie, Abdul Wahhab! L'auteur rappelle en outre que la diffusion du wahhabisme au cours du XIXe suscitera un climat insurrectionnel dans la presque totalité de l'aire islamique, du Maghreb à l'Asie centrale et au-delà. C'est en effet à tort que l'on a cru voir l'influence de ce schisme confinée au Nejd, au Hedjaz ou à l'Hadramaout.
À ce titre, le Wahhabisme entend-il éradiquer tous les lieux d'intercession, à telle enseigne que le prophète Mahomet lui-même n'échappe pas à leur vindicte et qu'en occurrence il serait impie de célébrer l'anniversaire de sa naissance... mais non point celui du fondateur de l'hérésie, Abdul Wahhab! L'auteur rappelle en outre que la diffusion du wahhabisme au cours du XIXe suscitera un climat insurrectionnel dans la presque totalité de l'aire islamique, du Maghreb à l'Asie centrale et au-delà. C'est en effet à tort que l'on a cru voir l'influence de ce schisme confinée au Nejd, au Hedjaz ou à l'Hadramaout.
Mais ils seront la révélation pour Londres de
l'existence d'une force et d'une capacité d'incandescence utiles à la
Grande-Bretagne, notamment en vue de disloquer un Empire ottoman déjà
particulièrement décomposé dès le milieu du XIXe et plus encore après la
défaite des empires centraux en 1918. Notons que ces politiques furent
construites et mises en œuvre avant même que l'intérêt stratégique
primordial des hydrocarbures ne se soit imposé avec la Première Guerre
mondiale, politiques qu'il convient alors d'évaluer plus précisément
selon leurs visées géopolitiques globales sur la route des Indes.
L'Arabie saoudite et le Qatar sont -au moins jusqu'à aujourd'hui- des
exemples de la réussite éclatante de cette politique. Stratégie dont les
succès apparaissent moins brillants si l'on garde présent à l'esprit
les débordements de ces États devenus intégristes, lesquels dépassent
parfois, et de loin, les attentes de leurs partenaires et mentors
européens et atlantistes.
Le mouvement Azatlyk pour une grande Turquie
Par
exemple avec la diffusion du salafisme en Afrique de l'Ouest, les
menées fondamentalistes en Lybie et en Syrie, la création de l'Émirat de
Mossoul, l'expansion du salafisme dans le Sud Caucase, en Asie
Centrale, au Pakistan ou encore au Yémen, s'avèrent aujourd'hui
singulièrement perturbateurs du nouvel ordre mondial... Ils restent
cependant des pions sur l'échiquier complexe des nouvelles relations
Est/Ouest. Ainsi, les récentes émeutes ukrainiennes pro-occidentales ont
vu l'entrée en scène de jeunes Tatars de Crimée encadrant les
manifestations: membres du mouvement Azatlyk (Liberté) -ils militent
pour la grande Turquie et sont soutenus tant par des formations
trotskistes- le Front de gauche russe de Serguei Oudaltsov, que par
l'AKP de Recep Tayyip Erdoğan. Certains d'entre eux étaient semble-t-il
de retour des théâtres d'opérations syriens où ils se livraient au
djihad, armés et financés par Riyad et Doha.
Les ressorts cachés des guerres en cours
Au final, Les Égarés
nous livre certaines clefs décisives permettant une lecture plus
réaliste et plus approfondie des événements qui à l'heure actuelle
bouleversent le monde arabe et musulman. Seule une connaissance précise
de ce qu'est la dogmatique wahhabite peut donc nous permettre de
comprendre précisément quels sont les ressorts cachés des guerres en
cours. Des guerres qui ne se situent désormais plus à la périphérie de
l'Europe, mais également à la périphérie des grandes concentrations
urbaines de l'Ouest européen, à commencer par la France...
Il est
ici opportun de rappeler que la doctrine salafo-wahhabite est
essentiellement fondée sur la violence: celle de la conversion par tous
moyens y compris la force, le meurtre et la guerre. Le recours à la
contrainte en matière de prosélytisme se voit dans ce cas attribuer le
statut d'obligation cachée, soit un "Sixième Pilier de l'islam" aux
côtés de l'Unicité de Dieu, de la Prière, du Jeûne, de l'Aumône et du
Pèlerinage... À ce titre la violence, acquiert une dimension
structurelle intrinsèque, inhérente au plein exercice de la foi... telle
que professée par ces combattants d'une guerre qu'ils prétendent
"sainte"!
Les Égarés
(Ed. Sigest) est donc une invitation à une réflexion politique et
civilisationnelle primordiale au regard des défis que nos sociétés vont
devoir relever et des épreuves qu'elles sont immanquablement appelées à
traverser.