- Il y a un an, le 18 mars 2015, deux jeunes Tunisiens armés de Kalachnikovs attaquaient à Tunis le musée national du Bardo
- 21 touristes tués, 1 agent tunisien des forces de l’ordre et 45 blessés. 12 nationalités touchées par l’attentat revendiqué par l’État Islamique : des Italiens, des Polonais, des Japonais. 4 Français tués et 6 autres blessés
- B3Zero dévoile des interrogatoires secrets de la justice tunisienne : les aveux des membres de la cellule terroriste ayant organisé cet attentat
- Mais l’été dernier, la justice tunisienne a relâché ces suspects
« Si ce que je suis en train de lire est vrai,
alors, c’est un scandale d’État ! »
Philippe de Veulle, l’avocat des victimes françaises
de l’attentat du musée national du Bardo, à Tunis, est en train de lire un
document que la justice tunisienne garde au secret depuis un an.
Ce document, que B3zero
s’est procuré et qui indigne l’avocat, résume les aveux détaillés de huit
suspects arrêtés à Tunis la semaine qui a suivi l’attentat.
Il raconte comment une petite équipe de djihadistes a
planifié, plusieurs mois à l’avance, préparé et exécuté l’attentat du Bardo.
Une plongée inédite, précise, dans l’organisation et les actions d’une cellule
terroriste affiliée à l’État Islamique.
Ce document est d’autant plus troublant que, le 6 août
dernier, le juge antiterroriste tunisien, chargé de l’enquête sur l’attentat du
Bardo, a relâché 3 de ces inculpés qui ont pourtant avoué sur procès-verbal
leur participation à l’attentat. Ainsi qu’au moins 3 autres accusés, cités dans
les interrogatoires comme ayant joué un rôle actif dans la logistique de
l’attentat.
Cette mise en liberté n’a entraîné aucune polémique,
puisque que ces interrogatoires étaient gardés secrets par la justice
tunisienne.
Celle-ci, en effet, n’a jamais transmis ces documents
à la justice française, alors qu’elles sont censées collaborer dans la
recherche des coupables.
TORTURE ?
Officiellement, le juge antiterroriste tunisien a
relâché ces inculpés parce qu’à la suite de leurs aveux sur l’attentat du
Bardo, leurs avocats ont exigé l’ouverture d’une enquête pour torture. Ils
affirment que leurs clients ont avoué des crimes imaginaires, après avoir été
battus ou torturés par leurs interrogateurs.
En Tunisie, la torture policière, dans un pays
gouverné par un autocrate pendant 22 ans, fait partie des “traditions”. Depuis la
révolution de 2011, des ONG qui défendent les droits de l’Homme restent donc
vigilantes. C’est le cas de l’association « morakeb » (« veille »),
crée par l’ancien gardien de prison Walid Zarrouk. Sa mission est de combattre
la torture et les violences faites aux prisonniers. Son travail est facilité
depuis la révolution, car dans les dossiers terroristes, les interrogatoires
policiers, les confrontations et les reconstitutions avec les accusés sont
désormais filmés.
Zarrouk a eu accès aux interrogatoires filmés de
Mohamed Al Kibli et Othman Ben Arbya, deux inculpés relâchés au mois d’août, et
dont les aveux forment le plus gros de la reconstitution que présente B3zero
aujourd’hui :
— J’ai pu, grâce à des fuites, visionner les
interrogatoires filmés de deux suspects qui ont été relâchés au mois d’août [Il
parle ici des interrogatoires de Mohamed Al Kibli et Othman Ben Arbiya, dont
les aveux forment le plus gros de la reconstitution que présente B3zero
aujourd’hui, Ndlr]. J’ai visionné aussi leur confrontation, et plusieurs
reconstitutions de leurs actions sur le terrain.
L’ancien gardien de prison, qui combat la torture,
continue :
— Je peux aujourd’hui l’affirmer sous serment : rien,
dans ces interrogatoires que j’ai visionnés, ne me permet de soupçonner qu’il y
ait eu acte de torture, ou quelconque pression visant à extorquer des aveux
sous la menace.
Pourtant, les avocats des inculpés soutiennent le
contraire : leurs clients ont été durement cognés durant les interrogatoires,
ce qui rendrait caduques toutes leurs confessions.
— C’est tout à fait attendu, répond Zarrouk. Accuser
de torture est devenu la stratégie de défense systématique des avocats des
djihadistes tunisiens.
Dans le cas du Bardo, ils ont obtenu l’ouverture d’une
enquête sur les faits de torture, certificats médicaux à l’appui, montrant des
traces de coups sur les suspects. Du coup, le juge a dessaisi les policiers
accusés, puis a remis en liberté les accusés.
RÉCITS CROISÉS
La question de la torture, aujourd’hui en instruction,
reste donc ouverte. Mais une simple lecture des procès-verbaux d’interrogatoire
laisse voir une logique implacable dans les aveux délivrés par les inculpés :
interrogés séparément, ils décrivent les mêmes scènes et les mêmes événements
de façon concordante.
C’est à partir de leurs récits croisés que nous avons
rédigé une reconstitution inédite des
préparatifs de l’attentat qui a frappé les touristes du musée national du
Bardo. Une opération qui puise ses racines en avril 2014, soit presque un an
avant l’attaque.
Pendant 13 mois, les terroristes ont noué
connaissance, se sont coordonnés, préparés, et armés, sans jamais attirer
l’attention des autorités tunisiennes.
Aujourd’hui, à Paris, la juge Isabelle Couzy, de la
14e section du pôle antiterroriste, collabore avec la justice tunisienne pour
tenter d’éclaircir les conditions de l’attentat du Bardo. Onze victimes
sont parties-civiles en France dans le cadre de cette procédure. Un an après
l’attaque, elles s’étonnent de n’avoir reçu aucune pièce de la Tunisie.
Ce qui pourrait changer dans les jours à venir.
COOPÉRATION
B3zero a contacté le parquet de Paris afin de savoir
où en est l’enquête.
— Votre appel tombe bien ! Nous venons de recevoir de
la Tunisie, il y a quelques jours, des éléments qui permettent d’alimenter le
dossier parisien.
Un an après le drame, on tombe à pic. Quels éléments ?
— Je ne peux pas vous le révéler, il s’agit d’une
enquête en cours.
— Des auditions ? Des interrogatoires des suspects,
arrêtés après l’attentat ?
La porte-parole hésite.
— Oui.
— Beaucoup ?
— On ne peut rien dire.
Nous demandons ensuite au parquet parisien s’il est au
courant que le 6 août 2015, plusieurs suspects, arrêtés après l’attentat, ont
été relâchés par le juge tunisien.
Réponse :
— Oui. Tout à fait.
— Vous savez quoi, de ces suspects ? Dans les
interrogatoires que vous venez de recevoir, y a-t-il les leurs ?
— Je ne vous le dirai pas.
On termine avec cette question :
— Ces premiers éléments judiciaires vous arrivent de
Tunis un an après l’attentat… C’est tard. Ça se passe comment, avec la justice
tunisienne ?
— La coopération judiciaire se déroule très bien.
Un jugement loin d’être partagé par Philippe de
Veulle, l’avocat des victimes françaises.
— La coopération judiciaire ?! Mais, quelle coopération
judiciaire ? Depuis un an, la Tunisie ne donne rien. Avec la Corée du Nord, je
ne m’étonnerais pas. Mais avec un pays ami, est-ce normal ? La Tunisie mène le
jeu. La justice tunisienne nous ballade. Le parquet français devrait s’énerver,
mais non. Il dit que tout va bien.
Géraldine Berger-Stenger, l’avocate parisienne qui
défend quatre victimes, avait tiqué en apprenant, l’été dernier, que 8 suspects
tunisiens avaient été relâchés – même si, alors, on ignorait la nature des
aveux qu’ils avaient fournis.
— J’ai demandé à la juge française si on avait des
explications sur cette libération. La magistrate m’a répondu, confiante : «
si une explication existe, elle figure certainement dans le dossier ». Elle
avait ajouté : « si le juge tunisien a relâché ces suspects, c’est
qu’il avait de bonnes raisons ». La juge a toujours affirmé aux
victimes du Bardo qu’elle faisait entièrement confiance au juge tunisien.
L’avocat Philippe De Veulle, lui, comprend les choses
autrement.
— Quand on apprend, aujourd’hui, que ce juge tunisien
a relâché des inculpés ayant avoué leur participation à l’attentat, on se
demande à quoi joue la justice. Si c’est vraiment ainsi que ça fonctionne,
alors, je vous le dis : c’est un scandale d’États.
L’avocat nous précise pourquoi il parle de deux États,
au lieu d’un seul :
— La vérité qu’on devine, sous cette affaire, c’est
que le parquet français, qui dépend du ministère de la Justice, suit les
instructions du gouvernement. Or, le gouvernement ne veut pas bousculer Tunis.
La France donne un milliard d’euros d’aide à la Tunisie, parle d’aider
un pays ami à sauver son tourisme, calcule qu’une bonne économie est le
meilleur rempart contre le terrorisme… Mais, je vous le demande : que vaut ce
calcul ? Que vaut ce calcul, quand il entre en conflit avec le
combat contre le terrorisme ?
SILENCE
Dans le Loiret, à Orléans, Françoise Thauvin a du mal
à dormir depuis un an. Cette cadre de La Poste, âgée de 52 ans, se surprend à
chercher un endroit où elle pourrait se cacher en cas de problème lorsqu’elle
fait ses courses.
Elle est une rescapée de l’attentat du Bardo. La balle
qui s’est logée dans son épaule a laissé une balafre de 25 centimètres de
long.
Sa mère, qui l’accompagnait, n’a pas survécu à ses
blessures.
Le 18 mars 2015, au moment de l’attaque, Françoise
Thauvin n’a vu aucun garde, aucun policier sécuriser le trajet des touristes au
musée du Bardo.
— Moi, ce n’est pas d’obtenir des indemnités qui
m’intéresse. Je veux juste que la Tunisie reconnaisse que le jour de
l’attentat, il n’y avait pas de sécurité. Au Bardo, on n’a vu personne. Je voudrais
savoir aussi ce qui se passe dans l’enquête. Des gens ont été arrêtés.
Qu’ont-ils révélé ? Seront-ils jugés ?
Lorsque nous l’informons que plusieurs suspects ont
livré des aveux, et qu’ils ont été relâchés l’été dernier, Françoise Thauvin
s’impose un court silence. Puis reprend :
— Ca met en colère. Mais plus rien ne m’étonne. L’État
tunisien nous ignore. Jamais il n’a pris des nouvelles de nous. Et vis-à-vis de
l’enquête son silence est bizarre. Tout est bizarre. C’est une affaire où tout
le monde se tait.
Ce silence autour du dossier du Bardo n’est pas que
tunisien.
— Un sénateur français m’a téléphoné à la maison,
poursuit Françoise Thauvin. C’était l’été dernier, je venais d’annoncer sur RTL
que nous envisagions de porter plainte contre l’État tunisien, pour négligence
sur la sécurité. Le sénateur m’a fait une leçon : pourquoi faites-vous tant de
tapage ? Les Tunisiens sont des gens gentils, c’est un pays ami, encore
fragile, ils peuvent se montrer susceptibles, il ne faut pas les brusquer…
Au Parlement, ce sénateur appartient au groupe
d’amitié France-République tunisienne.
Françoise Thauvin commente :
— J’ai bien compris le message. Ne pas mettre son nez
dans les affaires entre les États. Ne pas demander des comptes…
Ce
vendredi 18 mars 2016, pour commémorer l’attentat du Bardo et célébrer ses
victimes, elle déposera une gerbe de fleurs à Paris, place de la République.
A l’approche des célébrations, l’Association des
victimes du Bardo, dont Françoise Thauvin fait partie, a voulu agir dans les formes,
et se rassurer un peu sur l’affection de la République française.
Ses dirigeants ont envoyé un courrier à François
Hollande et au Ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve afin d’obtenir
l’autorisation d’ajouter une gerbe de l’Association au bouquet des cérémonies
officielles.
— Ils ne nous ont jamais répondu.
CONFIDENTIEL
Dans la journée, à Paris et à Tunis, des victimes du
Bardo participeront à des cérémonies du souvenir. Les dirigeants politiques des
deux pays évoqueront, une fois de plus, un attentat commis par deux jeunes
Tunisiens radicalisés.
Mais le dossier que B3zero s’est procuré montre
que ces deux tueurs étaient encadrés par une cellule organisée, constituée par
au moins 5 des 8 suspects relâchés en août dernier.
Dans ce document encore confidentiel, ces hommes
détaillent leurs rôles dans l’attentat, leur motivation à frapper un lieu
touristique en plein cœur de Tunis, leurs engagements djihadistes, et leur
allégeance à l’État Islamique.
On y découvre aussi la localisation, le contenu et la
fréquence de plusieurs de leurs réunions clandestines. Les repérages qu’ils ont
menés autour du site de l’attentat, leur soulagement de constater, au musée du
Bardo, une présence minimale, quasi insignifiante, des forces de
sécurité.
Enfin, on y suit le trajet des fusils qui ont servi à
mitrailler les touristes, de leurs multiples caches jusqu’aux mains des deux
tueurs du musée du Bardo, Yacine Labidi et Jaber Khachnaoui.
L’avocat des victimes françaises, Philippe de Veulle,
en est sans voix.
— Je… Si des hommes qui ont fait cet attentat ont été
relâchés, vous comprenez ce que ça veut dire ?
Il enchaîne calmement.
— Ca veut dire qu’on mène une fausse guerre contre le
terrorisme.
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