mercredi 5 octobre 2016

TUNISTAN. Attaque du Bardo : révélations sur «un scandale d’État»


  • Il y a un an, le 18 mars 2015, deux jeunes Tunisiens armés de Kalachnikovs attaquaient à Tunis le musée national du Bardo
  • 21 touristes tués, 1 agent tunisien des forces de l’ordre et 45 blessés. 12 nationalités touchées par l’attentat revendiqué par l’État Islamique : des Italiens, des Polonais, des Japonais. 4 Français tués et 6 autres blessés
  • B3Zero dévoile des interrogatoires secrets de la justice tunisienne : les aveux des membres de la cellule terroriste ayant organisé cet attentat
  • Mais l’été dernier, la justice tunisienne a relâché ces suspects
« Si ce que je suis en train de lire est vrai, alors, c’est un scandale d’État ! »
Philippe de Veulle, l’avocat des victimes françaises de l’attentat du musée national du Bardo, à Tunis, est en train de lire un document que la justice tunisienne garde au secret depuis un an.
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Ce document, que B3zero s’est procuré et qui indigne l’avocat, résume les aveux détaillés de huit suspects arrêtés à Tunis la semaine qui a suivi l’attentat.
Il raconte comment une petite équipe de djihadistes a planifié, plusieurs mois à l’avance, préparé et exécuté l’attentat du Bardo. Une plongée inédite, précise, dans l’organisation et les actions d’une cellule terroriste affiliée à l’État Islamique.
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Ce document est d’autant plus troublant que, le 6 août dernier, le juge antiterroriste tunisien, chargé de l’enquête sur l’attentat du Bardo, a relâché 3 de ces inculpés qui ont pourtant avoué sur procès-verbal leur participation à l’attentat. Ainsi qu’au moins 3 autres accusés, cités dans les interrogatoires comme ayant joué un rôle actif dans la logistique de l’attentat.
Cette mise en liberté n’a entraîné aucune polémique, puisque que ces interrogatoires étaient gardés secrets par la justice tunisienne.
Celle-ci, en effet, n’a jamais transmis ces documents à la justice française, alors qu’elles sont censées collaborer dans la recherche des coupables.

TORTURE ? 

Officiellement, le juge antiterroriste tunisien a relâché ces inculpés parce qu’à la suite de leurs aveux sur l’attentat du Bardo, leurs avocats ont exigé l’ouverture d’une enquête pour torture. Ils affirment que leurs clients ont avoué des crimes imaginaires, après avoir été battus ou torturés par leurs interrogateurs.

En Tunisie, la torture policière, dans un pays gouverné par un autocrate pendant 22 ans, fait partie des “traditions”. Depuis la révolution de 2011, des ONG qui défendent les droits de l’Homme restent donc vigilantes. C’est le cas de l’association « morakeb » (« veille »),  crée par l’ancien gardien de prison Walid Zarrouk. Sa mission est de combattre la torture et les violences faites aux prisonniers. Son travail est facilité depuis la révolution, car dans les dossiers terroristes, les interrogatoires policiers, les confrontations et les reconstitutions avec les accusés sont désormais filmés.
Zarrouk a eu accès aux interrogatoires filmés de Mohamed Al Kibli et Othman Ben Arbya, deux inculpés relâchés au mois d’août, et dont les aveux forment le plus gros de la reconstitution que présente B3zero aujourd’hui :
J’ai pu, grâce à des fuites, visionner les interrogatoires filmés de deux suspects qui ont été relâchés au mois d’août [Il parle ici des interrogatoires de Mohamed Al Kibli et Othman Ben Arbiya, dont les aveux forment le plus gros de la reconstitution que présente B3zero aujourd’hui, Ndlr]. J’ai visionné aussi leur confrontation, et plusieurs reconstitutions de leurs actions sur le terrain.
L’ancien gardien de prison, qui combat la torture, continue :
Je peux aujourd’hui l’affirmer sous serment : rien, dans ces interrogatoires que j’ai visionnés, ne me permet de soupçonner qu’il y ait eu acte de torture, ou quelconque pression visant à extorquer des aveux sous la menace. 
Pourtant, les avocats des inculpés soutiennent le contraire : leurs clients ont été durement cognés durant les interrogatoires, ce qui rendrait caduques toutes leurs confessions.
— C’est tout à fait attendu, répond Zarrouk. Accuser de torture est devenu la stratégie de défense systématique des avocats des djihadistes tunisiens.
Dans le cas du Bardo, ils ont obtenu l’ouverture d’une enquête sur les faits de torture, certificats médicaux à l’appui, montrant des traces de coups sur les suspects. Du coup, le juge a dessaisi les policiers accusés, puis  a remis en liberté les accusés.

RÉCITS CROISÉS 

La question de la torture, aujourd’hui en instruction, reste donc ouverte. Mais une simple lecture des procès-verbaux d’interrogatoire laisse voir une logique implacable dans les aveux délivrés par les inculpés : interrogés séparément, ils décrivent les mêmes scènes et les mêmes événements de façon concordante.
 
C’est à partir de leurs récits croisés que nous avons rédigé une reconstitution inédite des préparatifs de l’attentat qui a frappé les touristes du musée national du Bardo. Une opération qui puise ses racines en avril 2014, soit presque un an avant l’attaque.
Pendant 13 mois, les terroristes ont noué connaissance, se sont coordonnés, préparés, et armés, sans jamais attirer l’attention des autorités tunisiennes.
Aujourd’hui, à Paris, la juge Isabelle Couzy, de la 14e section du pôle antiterroriste, collabore avec la justice tunisienne pour tenter d’éclaircir les conditions de l’attentat du Bardo. Onze victimes sont parties-civiles en France dans le cadre de cette procédure. Un an après l’attaque, elles s’étonnent de n’avoir reçu aucune pièce de la Tunisie.
Ce qui pourrait changer dans les jours à venir. 

COOPÉRATION 

B3zero a  contacté le parquet de Paris afin de savoir où en est l’enquête.
— Votre appel tombe bien ! Nous venons de recevoir de la Tunisie, il y a quelques jours, des éléments qui permettent d’alimenter le dossier parisien.
Un an après le drame, on tombe à pic. Quels éléments ?
— Je ne peux pas vous le révéler, il s’agit d’une enquête en cours.
— Des auditions ? Des interrogatoires des suspects, arrêtés après l’attentat ? 
La porte-parole hésite. 
— Oui.
— Beaucoup ?
— On ne peut rien dire. 
Nous demandons ensuite au parquet parisien s’il est au courant que le 6 août 2015, plusieurs suspects, arrêtés après l’attentat, ont été relâchés par le juge tunisien.
Réponse :
— Oui. Tout à fait.
— Vous savez quoi, de ces suspects ? Dans les interrogatoires que vous venez de recevoir, y a-t-il les leurs ?
— Je ne vous le dirai pas. 
On termine avec cette question :
— Ces premiers éléments judiciaires vous arrivent de Tunis un an après l’attentat… C’est tard. Ça se passe comment, avec la justice tunisienne ?
— La coopération judiciaire se déroule très bien.
Un jugement loin d’être partagé par Philippe de Veulle, l’avocat des victimes françaises.
— La coopération judiciaire ?! Mais, quelle coopération judiciaire ? Depuis un an, la Tunisie ne donne rien. Avec la Corée du Nord, je ne m’étonnerais pas. Mais avec un pays ami, est-ce normal ? La Tunisie mène le jeu. La justice tunisienne nous ballade. Le parquet français devrait s’énerver, mais non. Il dit que tout va bien. 
Géraldine Berger-Stenger, l’avocate parisienne qui défend quatre victimes, avait tiqué en apprenant, l’été dernier, que 8 suspects tunisiens avaient été relâchés – même si, alors, on ignorait la nature des aveux qu’ils avaient fournis.
— J’ai demandé à la juge française si on avait des explications sur cette libération. La magistrate m’a répondu, confiante : «  si une explication existe, elle figure certainement dans le dossier ». Elle avait ajouté : « si le juge tunisien a relâché ces suspects, c’est qu’il avait de bonnes raisons ». La juge a toujours affirmé aux victimes du Bardo qu’elle faisait entièrement confiance au juge tunisien.
L’avocat Philippe De Veulle, lui, comprend les choses autrement.
— Quand on apprend, aujourd’hui, que ce juge tunisien a relâché des inculpés ayant avoué leur participation à l’attentat, on se demande à quoi joue la justice. Si c’est vraiment ainsi que ça fonctionne, alors, je vous le dis : c’est un scandale d’États. 
L’avocat nous précise pourquoi il parle de deux États, au lieu d’un seul :
— La vérité qu’on devine, sous cette affaire, c’est que le parquet français, qui dépend du ministère de la Justice, suit les instructions du gouvernement. Or, le gouvernement ne veut pas bousculer Tunis. La France donne un milliard d’euros d’aide à la Tunisie, parle d’aider un pays ami à sauver son tourisme, calcule qu’une bonne économie est le meilleur rempart contre le terrorisme… Mais, je vous le demande : que vaut ce calcul ? Que vaut ce calcul, quand il entre en conflit avec le combat contre le terrorisme ?

SILENCE

Dans le Loiret, à Orléans, Françoise Thauvin a du mal à dormir depuis un an. Cette cadre de La Poste, âgée de 52 ans, se surprend à chercher un endroit où elle pourrait se cacher en cas de problème lorsqu’elle fait ses courses.
Elle est une rescapée de l’attentat du Bardo. La balle qui s’est logée dans son épaule a laissé une balafre de 25 centimètres de long. 
Sa mère, qui l’accompagnait, n’a pas survécu à ses blessures. 
Le 18 mars 2015, au moment de l’attaque, Françoise Thauvin n’a vu aucun garde, aucun policier sécuriser le trajet des touristes au musée du Bardo.
— Moi, ce n’est pas d’obtenir des indemnités qui m’intéresse. Je veux juste que la Tunisie reconnaisse que le jour de l’attentat, il n’y avait pas de sécurité. Au Bardo, on n’a vu personne. Je voudrais savoir aussi ce qui se passe dans l’enquête. Des gens ont été arrêtés. Qu’ont-ils révélé ? Seront-ils jugés ? 
Lorsque nous l’informons que plusieurs suspects ont livré des aveux, et qu’ils ont été relâchés l’été dernier, Françoise Thauvin s’impose un court silence. Puis reprend :
— Ca met en colère. Mais plus rien ne m’étonne. L’État tunisien nous ignore. Jamais il n’a pris des nouvelles de nous. Et vis-à-vis de l’enquête son silence est bizarre. Tout est bizarre. C’est une affaire où tout le monde se tait.
Ce silence autour du dossier du Bardo n’est pas que tunisien.
— Un sénateur français m’a téléphoné à la maison, poursuit Françoise Thauvin. C’était l’été dernier, je venais d’annoncer sur RTL que nous envisagions de porter plainte contre l’État tunisien, pour négligence sur la sécurité. Le sénateur m’a fait une leçon : pourquoi faites-vous tant de tapage ? Les Tunisiens sont des gens gentils, c’est un pays ami, encore fragile, ils peuvent se montrer susceptibles, il ne faut pas les brusquer…
Au Parlement, ce sénateur appartient au groupe d’amitié France-République tunisienne.
Françoise Thauvin commente :
— J’ai bien compris le message. Ne pas mettre son nez dans les affaires entre les États. Ne pas demander des comptes…
Ce vendredi 18 mars 2016, pour commémorer l’attentat du Bardo et célébrer ses victimes, elle déposera une gerbe de fleurs à Paris, place de la République.
A l’approche des célébrations, l’Association des victimes du Bardo, dont Françoise Thauvin fait partie, a voulu agir dans les formes, et se rassurer un peu sur l’affection de la République française. 
Ses dirigeants ont envoyé un courrier à François Hollande et au Ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve afin d’obtenir l’autorisation d’ajouter une gerbe de l’Association au bouquet des cérémonies officielles.
— Ils ne nous ont jamais répondu.

CONFIDENTIEL

Dans la journée, à Paris et à Tunis, des victimes du Bardo participeront à des cérémonies du souvenir. Les dirigeants politiques des deux pays évoqueront, une fois de plus, un attentat commis par deux jeunes Tunisiens radicalisés.
Mais le dossier que B3zero s’est procuré montre que ces deux tueurs étaient encadrés par une cellule organisée, constituée par au moins 5 des 8 suspects relâchés en août dernier.
Dans ce document encore confidentiel, ces hommes détaillent leurs rôles dans l’attentat, leur motivation à frapper un lieu touristique en plein cœur de Tunis, leurs engagements djihadistes, et leur allégeance à l’État Islamique.
On y découvre aussi la localisation, le contenu et la fréquence de plusieurs de leurs réunions clandestines. Les repérages qu’ils ont menés autour du site de l’attentat, leur soulagement de constater, au musée du Bardo, une présence minimale, quasi insignifiante, des forces de sécurité. 
Enfin, on y suit le trajet des fusils qui ont servi à mitrailler les touristes, de leurs multiples caches jusqu’aux mains des deux tueurs du musée du Bardo, Yacine Labidi et Jaber Khachnaoui.
L’avocat des victimes françaises, Philippe de Veulle, en est sans voix.
— Je… Si des hommes qui ont fait cet attentat ont été relâchés, vous comprenez ce que ça veut dire ?
Il enchaîne calmement.
— Ca veut dire qu’on mène une fausse guerre contre le terrorisme.