samedi 24 décembre 2016

Europe. Pourquoi Trump dérange



Le pragmatisme du futur président américain modifie la donne stratégique mondiale. Sous le couvert de l'indignation, la France et l'Europe choisissent l'immobilisme.

Le scandale de la guerre – celui de la mort, du sort injuste qui invariablement frappe les innocents de tous bords, pris en tenailles entre des ambitions et des volontés qui les dépassent, les oublient et/ou les utilisent – envahit les consciences et les cœurs. On songe à Alep bien sûr, mais aussi à Mossoul, Raqqa, Idlib, al Bâb, Palmyre, pour ne parler que des principaux points de focalisation de l'attention médiatique occidentale et de la désinformation massive qui brouille notre jugement. Car nos indignations sont étrangement sélectives et l'on « oublie » de poser certaines questions embarrassantes.
Si l'on s'attachait à les creuser, on verrait apparaître une vérité plus crue encore. Par exemple, comment est-il possible que la reprise de la ville de Palmyre par 5 000 djihadistes de l'État islamique – dont certains venus de Mossoul par un corridor ouvert par la coalition – dotés de nombreux chars et matériels militaires ait été soudainement possible, considérant l'ampleur des moyens de surveillance et de renseignement occidentaux sur zone, et alors que « Daech est notre ennemi numéro un » ? Comment ne pas remarquer que la coalition a cessé ses frappes sur Raqqa cette semaine et suspendu l'assaut sur la ville prévu par les FDS (Forces démocratiques syriennes) qu'elle soutient ?...
L'entêtement de l'Europe
Quoi qu'il en soit, si l'on change notre loupe contre une longue vue, on voit un autre scandale plus sidérant encore : le scandale de l'incompréhensible et suicidaire entêtement de l'Europe – et plus particulièrement de la France – à refuser l'évidence : le bouleversement en cours de la donne stratégique mondiale est massif, décisif pour notre avenir…, mais il nous révolte au lieu de nous réjouir. Nous refusons d'y croire.
Dans cette position de blocage mental et d'incrédulité furibarde, nous sommes en train de laisser passer une occasion historique d'en tirer les conséquences positives et de mettre en œuvre une nouvelle approche diplomatique pour reconquérir sans attendre une place à notre mesure dans ce nouvel ordre mondial. Le temps presse, plus que jamais, mais « le village gaulois » et le Landernau européen patinent, se recroquevillent sur leurs certitudes dépassées au lieu de se déployer avec agilité vers l'avenir fécond. Sauf sursaut rapide et sans équivoque, nous serons donc les prochaines victimes collatérales de cette reconfiguration historique qui pourrait bien nous passer par « pertes et profits » stratégiques.
Pourtant, même Mikhaïl Gorbatchev, dernier président de l'URSS, que ses espérances et ses mésaventures nous ont rendu sympathique et sage au fil du temps, vient de lancer un appel à l'intelligence du monde : le rapprochement entre Washington et Moscou, que permet l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, pourrait « conduire le monde sur une nouvelle voie », nous dit-il plein d'espoir. Faux ? Trop beau ? Ou trop menaçant pour des intérêts et des ambitions installés dans un statu quo stratégique confortable ? Trop dérangeant pour le manichéisme intellectuel de nos « experts » et décideurs ?
Quant à notre diplomatie nationale, il est de plus en plus douloureux de constater qu'elle persiste, tel le géant Cyclope, lourd, maladroit et impuissant, à regarder le monde d'un seul œil, et encore myope. La moitié des morts, la moitié des villes, la moitié des informations, la moitié des sources, la moitié du décor de ce jeu sanglant. Ça nous suffit manifestement pour croire savoir et pour parler. Nous sommes en fait sidérés que le vieil antagonisme rassurant qui modelait nos scénarios et nos postures et justifiait notre allégeance docile à notre grand allié – longtemps volontiers protecteur– soit en train tout simplement de disparaître par la seule volonté pragmatique d'un homme qui casse les codes et nous inquiète par son « imprévisibilité ».
Comme si c'était là un défaut pour un chef d'État au lieu d'être un atout cardinal en matière de négociation (comme Donald Trump vient d'ailleurs de le démontrer à propos de Taiwan, mais, là encore, nous n'avons rien compris). Nous ne voulons pas que quoi que ce soit change. Car, si nous avons depuis longtemps renoncé à faire de l'Europe une puissance militaire et politique, c'était implicitement parce que l'Otan – donc l'Amérique en clair – nous semblait capable de « faire le job » à notre place et de nous protéger de l'ours russe. Et voilà que l'animal tend la patte à son cousin grizzli…, qui la saisit !
Horreur ! Malheur ! Les lapins détalent. La valetaille défaille. On ne suit plus. Tant que c'étaient des dirigeants américains bon teint, classiques, qui nous intimaient l'ordre de tenir à longueur de gaffe ce sauvage des steppes, tout allait bien. On pouvait oublier d'être indépendants et souverains ; on était dans notre logique. Mais voilà : après Vladimir Poutine, un nouveau « chien dans un jeu de quilles » vient d'entrer en scène : le prochain président américain est un réaliste pragmatique, un deal maker et un légitimiste comme son homologue russe, manifestement moins enclin que son prédécesseur au « regime change ». Il semble avoir compris que son pays, comme la Russie et d'ailleurs l'Europe, est face à une menace commune supérieure apocalyptique et dangereuse pour la civilisation occidentale au sens large, et qu'il faut faire contre elle front commun. Sans naïveté, avec vigilance et selon le principe du donnant-donnant. Mais front commun tout de même.
... et cris d'orfraie
On ne va pas pouvoir enfumer Trump aussi facilement que d'autres. Déjà – scandale ! –, il n'accepte pas les briefings de la CIA qu'on lui communique, ainsi que le veut l'usage, pour le former à ses nouvelles responsabilités… et le déformer aussi, ou même le désinformer. Il se méfie. Et le voici qui s'entoure d'une « dream team » composée d'hommes d'affaires chevronnés qui connaissent « l'ennemi russe » pour avoir été en relations d'affaires anciennes et importantes avec lui, et de généraux lucides et calibrés qui connaissent la musique pour l'avoir longtemps fait jouer eux-mêmes. Alors, devant cette offensive real-politicienne qui se met en ordre de bataille et fait trembler les murs de tant de fiefs washingtoniens, une bronca conservatrice se lève.
Tandis qu'en Europe on pousse des cris d'orfraie, on monte en épingle, dans la capitale américaine, les soupçons sur des interférences russes dans l'élection présidentielle pour délégitimer son résultat ; on crie au conflit d'intérêts, à la collusion coupable des nominés pour le département d'État ou le Pentagone avec « le Grand Russe ». On essaie de les délégitimer préventivement, et il est d'ailleurs possible que certaines nominations finissent par être retoquées par le Sénat au nom de la prudence. Pour une fois que l'approche américaine du monde était audacieuse et innovante ! On est choqué de ce que l'on perçoit comme une connivence au bord de la compromission, alors que ce sont des atouts de poids pour faire enfin bouger les lignes. Pourquoi avoir peur d'un Rex Tillerson comme nouveau secrétaire d'État ou d'un James Mattis comme chef du Pentagone ? Même si, dans ce dernier cas, il faudra observer avec grande attention dans quelle mesure le fameux général des marines, connu pour son obsession anti-iranienne, sera capable de résister à l'envie de réveiller le front iranien pour en découdre et venger le drame du Drakkar au Liban en octobre 1983.
Préserver des rentes de situation
Cette guerre des boutons se mène sur tous les fronts. En Europe, avec « l'agitation » permanente des dossiers Otan, Ukraine et sanctions, et au Moyen-Orient, où il apparaît de plus en plus clair que le passage de flambeau entre les deux administrations américaines ne se fera pas sans à-coups ou coups tordus. Car, sur ce théâtre plus que partout ailleurs sans doute, un apaisement sérieux et le succès d'un processus politique de sortie de crise dépendent d'une entente globale entre Washington et Moscou qui pourraient vouloir se partager les tutelles et la liberté de manœuvre militaire pour l'éradication des islamistes de tout poil. Moscou s'occuperait de la Syrie, Washington de l'Irak. Peut-être ce partage serait-il plus souhaitable qu'une nuisance permanente de chacun sur « le terrain » de l'autre qui prolonge les combats et pourrait-il bénéficier à la sécurité des populations civiles et à la reconstruction politique et économique ?
Cette perspective ne satisfait évidemment pas les partisans de la déstabilisation régionale et la promotion du « regime change » en Syrie (mais aussi en Égypte ou ailleurs). Certains à Washington voudraient bien, d'une façon ou d'une autre (y compris en nourrissant la poursuite des combats sur le terrain), savonner la planche de Donald Trump en la matière pour mettre en péril son projet d'entente avec Poutine et préserver leurs rentes de situation institutionnelles ou personnelles. Sans compter les interférences ou les indocilités de la Turquie, de l'Iran ou des monarchies pétrolières. Chacun de ces acteurs régionaux pousse ses feux et entend bien retirer des contreparties de toute concession faite à l'un et/ou à l'autre de ces grands « parrains ».
Une sémantique irresponsable
Certes, on ne vaincra pas le terrorisme par la seule guerre. Elle nourrit les ferments de la vengeance et du prosélytisme religieux. Mais on ne négociera pas non plus quoi que ce soit sérieusement ex nihilo avec des interlocuteurs non représentatifs localement et sans s'appuyer sur une situation militaire proche d'un statu quo acceptable entre les divers adversaires. C'est pourquoi faire comme si la libération d'Alep, évidemment épouvantable au plan humain, était la marque d'un acharnement militaire russo-irano-syrien dépourvu de tout sens relève de l'aveuglement criminel sur ce qui menace véritablement la Syrie.
Car que veut-on à la fin ? Aurait-on préféré que les islamistes radicaux restent dans la ville avec leurs boucliers humains civils, que les populations ne puissent en être exfiltrées par les forces russes, que la guerre d'usure se poursuive, que la Syrie éclate, qu'Al-Qaida et l'État islamique se la partagent et que soient massacrées les communautés récalcitrantes à leur tyrannie sanglante ? Cette vision politique implicite est proprement indéfendable, et la sémantique anesthésiante qui vise à parler de « rebelles » au lieu de les appeler islamistes radicaux ou mercenaires étrangers est irresponsable. Cessons de nourrir le conflit, de nous concentrer exclusivement sur la dimension humanitaire du drame au lieu d'attaquer ses racines profondes. On mobilise l'indignation populaire devant le sort tragique d'individus pris dans des pièges que nous avons contribué à tendre ou à entretenir.
Une nouvelle feuille de route
Il nous faut abandonner notre petit confort intellectuel de guérilleros droit-de-l'hommistes en chambre et comprendre qu'il est indispensable de revenir au respect de la souveraineté étatique pour fortifier un ordre international qui, sinon, va virer au chaos généralisé. Or, cet ordre international onusien imparfait mais stabilisateur, qui, sinon nous, les Occidentaux – et d'abord l'Amérique hyperpuissante des années 90 –, a cru pouvoir s'en passer et le contourner allègrement en posant l'ingérence comme prima ratio ? Qui a multiplié les tribunaux ad hoc, a créé une Cour pénale internationale tout en s'excluant de sa juridiction ? Qui a multiplié les corps expéditionnaires pour « dessouder » les régimes et les dictateurs qui résistaient à notre emprise économique ou à nos ambitions énergétiques ? Qui a masqué tout cela d'une prétendue sollicitude pour des populations malmenées par des régimes autoritaires qui refusaient de passer sous nos fourches caudines ?
Ainsi, le monde est en train de changer radicalement. Et dans ce bouleversement stratégique majeur marqué par le réalisme et le retour des États et des peuples souverains, l'Europe est à contresens et la France, ensablée.
Faut-il considérer ce double égarement comme une fatalité ? Certainement pas. Pour les Européens, le débat est en fait entre une conception unipolaire moribonde de l'ordre international et une approche du monde réel multipolaire, où peuvent coexister en se respectant de grands partenaires concurrents s'entendant sur certains dossiers régionaux (le MO) ou thématiques (la lutte contre l'islamisme) et entretenant un dialogue fructueux. Cela a beaucoup plus de chance d'éviter un affrontement grave que le perpétuel harcèlement réciproque et les provocations respectives aux marges des zones d'influence de chacun. L'Europe peut y trouver son compte si elle sort enfin de son adolescence et du complexe de Tanguy qui l'afflige. Il lui faut quitter mentalement le bercail américain, s'émanciper, reprendre conscience d'elle-même, voler enfin de ses propres ailes qui se sont atrophiées par défaut d'entraînement. Qu'attendons-nous pour grandir enfin ?
Triple reset
Pour Paris, la feuille de route stratégique et diplomatique est claire : il faut mettre en œuvre un « triple reset » des relations franco-américaines, franco-russes et russo-américaines. Le faire en tant que nation souveraine, membre fondateur et majeur de l'UE, première puissance militaire européenne, décidée à réformer audacieusement son économie et à préserver la cohésion nationale et la sécurité de ses citoyens pour renouer avec la prospérité, l'influence et la puissance en Europe et hors d'elle. Dans la guerre, ce sont « les forces morales » et la conviction qu'il est possible de rebondir et de l'emporter qui peuvent créer la surprise stratégique et permettre de prendre l'ascendant. Les remobiliser et donner à chacun « l'envie d'avoir envie ». Voilà un beau programme.

Publié le par Caroline Galactéros