Le
pragmatisme du futur président américain modifie la donne stratégique mondiale.
Sous le couvert de l'indignation, la France et l'Europe choisissent
l'immobilisme.
Le scandale de la guerre – celui de la
mort, du sort injuste qui invariablement frappe les innocents de tous bords,
pris en tenailles entre des ambitions et des volontés qui les dépassent, les
oublient et/ou les utilisent – envahit les consciences et les cœurs. On songe à Alep bien sûr, mais aussi à Mossoul, Raqqa,
Idlib, al Bâb, Palmyre, pour ne parler que des principaux points de
focalisation de l'attention médiatique occidentale et de la désinformation
massive qui brouille notre jugement. Car nos indignations sont étrangement
sélectives et l'on « oublie » de poser certaines questions embarrassantes.
Si l'on s'attachait à les creuser, on
verrait apparaître une vérité plus crue encore. Par exemple, comment est-il
possible que la reprise de la ville de
Palmyre par 5 000
djihadistes de l'État islamique – dont certains venus de Mossoul par un
corridor ouvert par la coalition – dotés de nombreux chars et matériels
militaires ait été soudainement possible, considérant l'ampleur des moyens de
surveillance et de renseignement occidentaux sur zone, et alors que « Daech est
notre ennemi numéro un » ? Comment ne pas remarquer que la coalition a cessé
ses frappes sur Raqqa cette semaine et suspendu l'assaut sur la ville prévu par
les FDS (Forces démocratiques syriennes) qu'elle soutient ?...
L'entêtement de l'Europe
Quoi qu'il en soit, si l'on change notre
loupe contre une longue vue, on voit un autre scandale plus sidérant encore :
le scandale de l'incompréhensible et suicidaire entêtement de l'Europe – et
plus particulièrement de la France – à refuser l'évidence : le bouleversement
en cours de la donne stratégique mondiale est massif, décisif pour notre
avenir…, mais il nous révolte au lieu de nous réjouir. Nous refusons d'y
croire.
Dans cette position de blocage mental et
d'incrédulité furibarde, nous sommes en train de laisser passer une occasion
historique d'en tirer les conséquences positives et de mettre en œuvre une
nouvelle approche diplomatique pour reconquérir sans attendre une place à notre
mesure dans ce nouvel ordre mondial. Le temps presse, plus que jamais, mais «
le village gaulois » et le Landernau européen patinent, se recroquevillent sur
leurs certitudes dépassées au lieu de se déployer avec agilité vers l'avenir
fécond. Sauf sursaut rapide et sans équivoque, nous serons donc les prochaines
victimes collatérales de cette reconfiguration historique qui pourrait bien
nous passer par « pertes et profits » stratégiques.
Pourtant, même Mikhaïl Gorbatchev, dernier président de l'URSS, que ses
espérances et ses mésaventures nous ont rendu sympathique et sage au fil du
temps, vient de lancer un appel à l'intelligence du monde : le rapprochement
entre Washington et Moscou, que permet l'arrivée de Donald Trump à la
Maison-Blanche, pourrait « conduire le monde sur une nouvelle voie », nous
dit-il plein d'espoir. Faux ? Trop beau ? Ou trop menaçant pour des intérêts et
des ambitions installés dans un statu quo stratégique confortable ? Trop
dérangeant pour le manichéisme intellectuel de nos « experts » et décideurs ?
Quant à notre diplomatie nationale, il est
de plus en plus douloureux de constater qu'elle persiste, tel le géant Cyclope,
lourd, maladroit et impuissant, à regarder le monde d'un seul œil, et encore
myope. La moitié des morts, la moitié des villes, la moitié des informations,
la moitié des sources, la moitié du décor de ce jeu sanglant. Ça nous suffit
manifestement pour croire savoir et pour parler. Nous sommes en fait sidérés
que le vieil antagonisme rassurant qui modelait nos scénarios et nos postures
et justifiait notre allégeance docile à notre grand allié – longtemps
volontiers protecteur– soit en train tout simplement de disparaître par la
seule volonté pragmatique d'un homme qui casse les codes et nous inquiète par
son « imprévisibilité ».
Comme si c'était là un défaut pour un chef
d'État au lieu d'être un atout cardinal en matière de négociation (comme Donald Trump vient d'ailleurs
de le démontrer à propos de Taiwan,
mais, là encore, nous n'avons rien compris). Nous ne voulons pas que quoi que
ce soit change. Car, si nous avons depuis longtemps renoncé à faire de l'Europe
une puissance militaire et politique, c'était implicitement parce que l'Otan –
donc l'Amérique en clair – nous semblait capable de « faire le job » à notre
place et de nous protéger de l'ours russe. Et voilà que l'animal tend la patte
à son cousin grizzli…, qui la saisit !
Horreur ! Malheur ! Les lapins détalent. La
valetaille défaille. On ne suit plus. Tant que c'étaient des dirigeants
américains bon teint, classiques, qui nous intimaient l'ordre de tenir à
longueur de gaffe ce sauvage des steppes, tout allait bien. On pouvait oublier
d'être indépendants et souverains ; on était dans notre logique. Mais voilà :
après Vladimir Poutine, un nouveau « chien dans un jeu de quilles » vient
d'entrer en scène : le prochain président américain est un réaliste
pragmatique, un deal maker et un légitimiste comme son homologue russe,
manifestement moins enclin que son prédécesseur au « regime change ». Il semble
avoir compris que son pays, comme la Russie et
d'ailleurs l'Europe, est face à une menace commune supérieure apocalyptique et
dangereuse pour la civilisation occidentale au sens large, et qu'il faut faire
contre elle front commun. Sans naïveté, avec vigilance et selon le principe du
donnant-donnant. Mais front commun tout de même.
... et cris d'orfraie
On ne va pas pouvoir enfumer Trump aussi
facilement que d'autres. Déjà – scandale ! –, il n'accepte pas les briefings de
la CIA qu'on lui communique, ainsi que le veut l'usage, pour le former à ses
nouvelles responsabilités… et le déformer aussi, ou même le désinformer. Il se
méfie. Et le voici qui s'entoure d'une « dream team » composée d'hommes
d'affaires chevronnés qui connaissent « l'ennemi russe » pour avoir été en
relations d'affaires anciennes et importantes avec lui, et de généraux lucides
et calibrés qui connaissent la musique pour l'avoir longtemps fait jouer
eux-mêmes. Alors, devant cette offensive real-politicienne qui se met en ordre
de bataille et fait trembler les murs de tant de fiefs washingtoniens, une
bronca conservatrice se lève.
Tandis qu'en Europe on pousse des cris
d'orfraie, on monte en épingle, dans la capitale américaine, les soupçons sur des
interférences russes dans l'élection présidentielle pour délégitimer son
résultat ; on crie au
conflit d'intérêts, à la collusion coupable des nominés pour le département
d'État ou le Pentagone avec « le Grand Russe ». On essaie de les délégitimer
préventivement, et il est d'ailleurs possible que certaines nominations
finissent par être retoquées par le Sénat au nom de la prudence. Pour une fois
que l'approche américaine du monde était audacieuse et innovante ! On est
choqué de ce que l'on perçoit comme une connivence au bord de la compromission,
alors que ce sont des atouts de poids pour faire enfin bouger les lignes.
Pourquoi avoir peur d'un Rex Tillerson comme nouveau secrétaire d'État ou d'un James Mattis comme chef du
Pentagone ? Même si, dans
ce dernier cas, il faudra observer avec grande attention dans quelle mesure le
fameux général des marines, connu pour son obsession anti-iranienne, sera
capable de résister à l'envie de réveiller le front iranien pour en découdre et
venger le drame du Drakkar au Liban en octobre 1983.
Préserver des rentes de situation
Cette guerre des boutons se mène sur tous
les fronts. En Europe, avec « l'agitation » permanente des dossiers Otan,
Ukraine et sanctions, et au Moyen-Orient, où il apparaît de plus en plus clair
que le passage de flambeau entre les deux administrations américaines ne se
fera pas sans à-coups ou coups tordus. Car, sur ce théâtre plus que partout
ailleurs sans doute, un apaisement sérieux et le succès d'un processus
politique de sortie de crise dépendent d'une entente globale entre Washington
et Moscou qui pourraient vouloir se partager les tutelles et la liberté de
manœuvre militaire pour l'éradication des islamistes de tout poil. Moscou
s'occuperait de la Syrie, Washington de l'Irak. Peut-être ce partage serait-il
plus souhaitable qu'une nuisance permanente de chacun sur « le terrain » de
l'autre qui prolonge les combats et pourrait-il bénéficier à la sécurité des populations
civiles et à la reconstruction politique et économique ?
Cette perspective ne satisfait évidemment
pas les partisans de la déstabilisation régionale et la promotion du « regime
change » en Syrie (mais aussi en Égypte ou ailleurs). Certains à Washington
voudraient bien, d'une façon ou d'une autre (y compris en nourrissant la
poursuite des combats sur le terrain), savonner la planche de Donald Trump en
la matière pour mettre en péril son projet d'entente avec Poutine et préserver
leurs rentes de situation institutionnelles ou personnelles. Sans compter les
interférences ou les indocilités de la Turquie, de l'Iran ou des monarchies
pétrolières. Chacun de ces acteurs régionaux pousse ses feux et entend bien
retirer des contreparties de toute concession faite à l'un et/ou à l'autre de
ces grands « parrains ».
Une sémantique irresponsable
Certes, on ne vaincra pas le terrorisme par
la seule guerre. Elle nourrit les ferments de la vengeance et du prosélytisme
religieux. Mais on ne négociera pas non plus quoi que ce soit sérieusement ex
nihilo avec des interlocuteurs non représentatifs localement et sans
s'appuyer sur une situation militaire proche d'un statu quo acceptable entre
les divers adversaires. C'est pourquoi faire comme si la libération d'Alep,
évidemment épouvantable au plan humain, était la marque d'un acharnement
militaire russo-irano-syrien dépourvu de tout sens relève de l'aveuglement
criminel sur ce qui menace véritablement la Syrie.
Car que veut-on à la fin ? Aurait-on
préféré que les islamistes radicaux restent dans la ville avec leurs boucliers
humains civils, que les populations ne puissent en être exfiltrées par les
forces russes, que la guerre d'usure se poursuive, que la Syrie éclate, qu'Al-Qaida
et l'État islamique se la partagent et que soient massacrées les communautés
récalcitrantes à leur tyrannie sanglante ? Cette vision politique implicite est
proprement indéfendable, et la sémantique anesthésiante qui vise à parler de «
rebelles » au lieu de les appeler islamistes radicaux ou mercenaires étrangers
est irresponsable. Cessons de nourrir le conflit, de nous concentrer
exclusivement sur la dimension humanitaire du drame au lieu d'attaquer ses
racines profondes. On mobilise l'indignation populaire devant le sort tragique
d'individus pris dans des pièges que nous avons contribué à tendre ou à
entretenir.
Une nouvelle feuille de route
Il nous faut abandonner notre petit confort
intellectuel de guérilleros droit-de-l'hommistes en chambre et comprendre qu'il
est indispensable de revenir au respect de la souveraineté étatique pour
fortifier un ordre international qui, sinon, va virer au chaos généralisé. Or,
cet ordre international onusien imparfait mais stabilisateur, qui, sinon nous,
les Occidentaux – et d'abord l'Amérique hyperpuissante des années 90 –, a cru
pouvoir s'en passer et le contourner allègrement en posant l'ingérence comme prima
ratio ? Qui a multiplié les tribunaux ad hoc, a créé une Cour pénale
internationale tout en s'excluant de sa juridiction ? Qui a multiplié les corps
expéditionnaires pour « dessouder » les régimes et les dictateurs qui
résistaient à notre emprise économique ou à nos ambitions énergétiques ? Qui a
masqué tout cela d'une prétendue sollicitude pour des populations malmenées par
des régimes autoritaires qui refusaient de passer sous nos fourches caudines ?
Ainsi, le monde est en train de changer
radicalement. Et dans ce bouleversement stratégique majeur marqué par le
réalisme et le retour des États et des peuples souverains, l'Europe est à
contresens et la France, ensablée.
Faut-il considérer ce double égarement
comme une fatalité ? Certainement pas. Pour les Européens, le débat est en fait
entre une conception unipolaire moribonde de l'ordre international et une
approche du monde réel multipolaire, où peuvent coexister en se respectant de
grands partenaires concurrents s'entendant sur certains dossiers régionaux (le
MO) ou thématiques (la lutte contre l'islamisme) et entretenant un dialogue
fructueux. Cela a beaucoup plus de chance d'éviter un affrontement grave que le
perpétuel harcèlement réciproque et les provocations respectives aux marges des
zones d'influence de chacun. L'Europe peut y trouver son compte si elle sort
enfin de son adolescence et du complexe de Tanguy qui l'afflige. Il lui faut
quitter mentalement le bercail américain, s'émanciper, reprendre conscience
d'elle-même, voler enfin de ses propres ailes qui se sont atrophiées par défaut
d'entraînement. Qu'attendons-nous pour grandir enfin ?
Triple reset
Pour
Paris, la feuille de route stratégique et diplomatique est claire : il faut
mettre en œuvre un « triple reset » des relations franco-américaines,
franco-russes et russo-américaines. Le faire en tant que nation souveraine,
membre fondateur et majeur de l'UE, première puissance militaire européenne,
décidée à réformer audacieusement son économie et à préserver la cohésion
nationale et la sécurité de ses citoyens pour renouer avec la prospérité,
l'influence et la puissance en Europe et hors d'elle. Dans la guerre, ce sont «
les forces morales » et la conviction qu'il est possible de rebondir et de
l'emporter qui peuvent créer la surprise stratégique et permettre de prendre
l'ascendant. Les remobiliser et donner à chacun « l'envie d'avoir envie ».
Voilà un beau programme.