Une vidéo vient d’apparaître où Erdogan se vante de la façon dont
l’opération militaire de la Turquie dans le nord de la Syrie a toujours été
dans le but de faire avancer le changement de régime, provoquant une panique
sur les médias alternatifs et les réseaux sociaux, à l’idée que le président
Poutine et le chef suprême iranien ont été diaboliquement trompés par le
rusé Erdogan dans sa politique de cheval de Troie lors du
rapprochement avec leurs pays.
On peut prévoir que le récit, en réaction, sera : «Je vous l’avais
bien dit !», avec des avocats de la cause sur le point de célébrer ce que
le Sultan vient de proclamer. En dépit du fait que ce serait une prétendue
preuve que Moscou et Téhéran sont si désespérément incompétents,
qu’ils n’auraient même pas pu voir cette menace pour leur allié de
Damas, alors qu’ils avaient, pendant tout ce temps, la situation sous les
yeux.
Les intentions de ceux qui vendent ce récit varient grandement, et ce n’est
pas le but de l’auteur de spéculer sur ce qui est derrière leur joyeuse
allégresse, maintenant que leur terrible prédiction anti-syrienne est
prétendument actée.
Au lieu de cela, il est beaucoup plus constructif d’examiner ce qui ne
colle pas avec ce récit et de prouver combien il est catégoriquement faux,
avec, en conséquence, l’espoir que cette réfutation solide permettra aux
observateurs honnêtes d’identifier les personnalités alternatives et les
médias sociaux qui ont «dégainé l’artillerie» à l’occasion de cet épisode
et peuvent avoir, en conséquence et par inadvertance, révélé leurs véritables
intentions.
Avant de poursuivre, il faut rappeler au lecteur que la relation
trilatérale entre la Russie, la Turquie et l’Iran a été fragile dès le départ,
en raison surtout du fait qu’elle n’a jamais eu de précédent historique jusqu’à
ce que les premiers efforts aient été faits pour former la Tripartite
cet été – au sujet de laquelle l’auteur a écrit une longue série
d’articles pour Katehon. Il y a toujours une possibilité que Erdogan soit
vraiment aussi néfaste que ses détracteurs les plus virulents prétendent qu’il
est, et qu’une trahison de la Russie et de l’Iran puisse être imminente, mais
pour le moment, ce n’est pas arrivé et voici pourquoi.
Malgré leurs divergences politiques sur le sort du président
démocratiquement élu et légitime Assad, la Russie et l’Iran ont été sur la même
longueur d’onde que la Turquie sur tout le reste, depuis l’échec de la
tentative de coup d’État pro-américain contre Erdogan. Le président Poutine et
ce dernier ont déjà eu deux réunions face à face et plusieurs appels
téléphoniques, le projet Turkish Stream est de nouveau sur les
rails et la décision a été prise de normaliser les relations commerciales,
une fois de plus. À bien des égards, c’est presque comme si la tragédie
de novembre 2015, qui a vu la Turquie abattre un avion de
chasse russe au-dessus de la Syrie, n’avait pas eu lieu, ou, à tout
le moins, que la relation entre les deux parties est maintenant plus forte
d’avoir pu surmonter cette période – historiquement difficile – de
tensions bilatérales à haut niveau. Le martyr du pilote russe
traîtreusement assassiné ne sera jamais oublié, mais il apparaît que le
sacrifice ultime du lieutenant-colonel Oleg Peshkov sert positivement de pierre
angulaire pour une tentative sincère des deux parties d’engager une
nouvelle ère de relations entre grandes puissances.
Quant à l’Iran, la République islamique n’a jamais été aussi proche de la
Turquie qu’aujourd’hui. Le ministre des Affaires étrangères, Mohammad Zarif, a
rappelé à plusieurs reprises au monde que son gouvernement était le premier à
se tenir debout aux côtés d’Erdogan lors de la maladroite tentative de coup
d’État, un fait que Téhéran est évidemment très fier de répéter. Les
exclamations publiques de soutien de l’Iran à ce que Zarif a déjà qualifié de «démocratie
turque» sont formulées en dépit des centaines de
combattants iraniens qui ont perdu la vie à cause des terroristes
soutenus par les Turcs en Syrie, démontrant ainsi à quel point l’Iran doit
être sérieux vis-à-vis d’Ankara s’il est disposé à passer outre
aux sacrifices de son peuple, qui sont littéralement des centaines de fois
plus nombreux que ceux des Russes. Une des raisons qui motivent
l’Iran est qu’il envisage de relier, à terme, son gisement de gaz de North
Pars à l’UE, au moyen d’une extension du pipeline TAP qui traversera un jour la
Turquie. Une autre raison qui pousse dans le sens du rapprochement
stratégique avec la Turquie réside, pour les deux grandes puissances, dans
la volonté de coordonner leurs campagnes contre les terroristes kurdes
transfrontaliers – le PKK anti-Ankara et anti-Téhéran et le Parti démocratique
kurde d’Iran (KDPI), respectivement.
La plus forte imbrication des stratégies communes entre les deux pays est
que Moscou et Téhéran ont été très réceptifs aux signaux d’Ankara, avant le
coup d’État, de se distancer des États-Unis suite au soutien de Washington
pour les Kurdes du YPG, et en conséquence de recalibrer complètement la
politique turque en Syrie.
De tous les bienfaits que la Russie et l’Iran attendent de leur
nouvelle politique à l’égard de la Turquie, le plus important est de voir
Ankara s’éloigner des États-Unis unipolaires pour se tourner vers l’Ordre
mondial eurasien multipolaire, notamment parce que cela peut faciliter le salut
de leur bien-aimé allié syrien.
Il faut répéter maintes et maintes fois que le soutien de la Russie et de
l’Iran à la Syrie est inébranlable et non négociable, et qu’aucun accord sur
les gazoducs ou la coopération antiterroriste ne peut être utilisé
pour les acheter, car leurs politiques complémentaires à Damas
sont conduites par des principes géostratégiques concrets qui travaillent
pour leurs intérêts suprêmes. Rien ne saurait supplanter les faits
géopolitiques immuables qui sous-tendent leurs engagements envers la Syrie,
c’est pourquoi ceux qui allèguent publiquement que l’un de ces pays
s’est vendu, ou comprend mal la situation, ont des
arrière-pensées masquées en fonction de leurs positions statutaires.
Les partisans de la théorie du vendu ou du couillonné prétendent que
l’opération militaire de la Turquie dans le nord de la Syrie est soit
un signe de l’incompétence naïve de la Russie et de l’Iran dans les affaires
étrangères, pour s’être laissés duper par Erdogan, soit la preuve évidente
qu’ils ont scandaleusement trahi Damas. Aucune de ces affirmations n’est
vraie, comme je l’ai soutenu dans mes deux précédents articles publiés
sur Katehon (Turkey Crosses Into Syria : Unipolar Conspiracy Or
Multipolar Coordination ? et Turkey In Syria, The FSA, And The Upcoming Quarrel Over
Syria’s Constitution), qui devraient être consultés, si le
lecteur ne l’a pas déjà fait, pour obtenir l’essentiel des arguments à propos
de cette opération complexe. Le point principal exposé est que la Russie
et l’Iran – en tant que loyaux protecteurs de la Syrie – ne permettraient pas à
la Turquie d’envahir la Syrie si c’était bien l’intention d’Erdogan et que
toutes les parties concernées avaient probablement déjà conclu un accord à ce
sujet, même si elles ont officiellement dit le contraire, forcées par
l’opinion publique nationale. Il y a cependant toujours la possibilité que
la Turquie dépasse délibérément les limites prédéterminées ou trahisse purement
et simplement ses nouveaux partenaires – et cela a été abordé dans l’un des
articles.
Les observateurs devraient évaluer la situation entourant l’opération
militaire de la Turquie dans le nord de la Syrie, d’une manière aussi
émotionnellement détachée que possible. Le spectacle de l’opération évoque
des sentiments très forts, parmi ceux qui croient vraiment que la Turquie est
fourbe et fait tout son possible pour profiter de la naïveté de la
Russie et de l’Iran, soulignant les déclarations répétées de la Syrie
condamnant les actions d’Erdogan. Cependant, en examinant plus attentivement ce
qui se passe, il commence à être clair que les forces conventionnelles de la
Turquie sont principalement engagées dans une campagne Lead From Behind
[soutien à l’arrière] pour aider ses alliés des FSA [Armée syrienne libre],
dans la poursuite d’un arrangement politique multilatéral compliqué
post-Daesh. Une telle analyse peut être trouvée dans l’article de Katehon cité
plus haut, sur la Constitution de la Syrie. Erdogan hésite évidemment à
consacrer trop de forces au nord de la Syrie et préférerait que les acteurs
alliés non étatiques de son gouvernement assument sur le terrain la
majeure partie des combats s’il le peuvent – en dehors des photos de propagande
et autres stratagèmes de relations publiques.
S’il voulait vraiment envahir la Syrie dans le but de renverser Assad,
il devrait être évident, pour tous les observateurs objectifs, que la
deuxième armée la plus importante de l’OTAN aurait probablement envoyé beaucoup
plus de forces qu’elle ne l’a fait pour l’instant. Pour une «invasion de
changement de régime» – si l’on veut reprendre les mots d’Erdogan – l’opération
turque dans le nord de la Syrie est misérablement sous-performante et a
seulement réussi à capturer [pratiquement sans combats, NdT] une poignée de
villes tenues par le YPG kurde et Daesh. Ce dernier s’est simplement fondu
dans la population civile et / ou a rejoint la FSA.
Un trimestre après son lancement, la Turquie n’a rien de substantiel à
montrer de ses efforts visant à «renverser Assad» et ne serait même pas
capable de l’avoir véritablement essayé parce que la Russie et l’Iran se
seraient mobilisés pour l’arrêter avec l’Armée arabe syrienne, et le
feraient toujours s’ils y étaient obligés.
Cela remet en cause le but de la récente vantardise d’Erdogan voulant
un «changement de régime» en Syrie, car il est prouvé qu’il n’était
manifestement pas sérieux au sujet de la réalisation de cet objectif nouveau.
En outre, lorsqu’il a envoyé des troupes dans le nord de la Syrie, Erdogan a
déclaré que c’était pour des raisons antiterroristes en empêchant le YPJ
kurde de créer un État voyou le long de la frontière sud de la Turquie, et le
gouvernement turc a maintenu cette position jusqu’ici. Erdogan a toutefois
changé publiquement d’avis à ce sujet, afin de promouvoir quelques autres
objectifs, dont aucun ne vise réellement à «renverser» le président Assad.
Dans un ordre quelconque, le premier objectif qui peut être discuté est
qu’il veut renforcer l’opinion publique avant le prochain référendum
constitutionnel, que son gouvernement planifie afin de centraliser davantage le
contrôle du président sur le pays. À en juger par les dernières élections,
Erdogan sait qu’il a besoin de l’appui des nationalistes du MHP pour faire
passer sa proposition, d’où la drague de cet électorat en changeant
sa rhétorique sur l’invasion du nord de la Syrie. La raison suivante est
étroitement liée à la première et se rapporte aux progrès étonnants que l’Armée
arabe syrienne et ses milices patriotiques alliées ont faits dans la libération
de la plus grande partie de l’Alep-Est. Erdogan est forcé de réagir à ce
développement qui change la donne. Sachant par ailleurs que toute action
substantielle dans le sens d’un changement de régime pourrait conduire à
une réaction dévastatrice de la coalition Syrie, Russie, Iran, il ne lui
reste plus qu’une rhétorique vide pour tenter de sauver la face. Enfin, la
dernière raison principale pour laquelle Erdogan transforme
maintenant l’opération turque dans le nord de la Syrie de mission anti-terroriste en mission
de changement de régime, est parce qu’il veut se faire bien
voir du président élu Trump, en montrant qu’il n’a pas complètement abandonné l’Occident
– et ne le fera jamais, pour ce cas –, tout en révélant récemment qu’il a
parlé avec la Russie et le Kazakhstan d’une adhésion potentielle de
la Turquie à l’OCS.
Pour terminer, les paroles incendiaires d’Erdogan sur l’envoi des troupes
turques en Syrie pour «renverser» le président Assad devraient – comme la
plupart de ce qu’il dit – ne pas nécessairement être prises au pied de la
lettre, mais être estimées pour ce qu’elles sont, c’est à dire seulement
le dernier exemple d’une longue série de déclarations qu’il trouve
momentanément opportunes de faire en fonction de son agenda politique –
habituellement caché.
Plutôt que d’être obsédés par chaque mot qu’il prononce et de se
réjouir de «la preuve que j’avais raison» comme beaucoup de gens le font,
les observateurs devraient être réalistes et regarder les actions de la
Turquie, à la fois en Syrie et en rapport avec ses partenaires, la Russie et
l’Iran, afin d’obtenir une image plus précise de ce qui se passe réellement. En
fin de compte, beaucoup de gens ont besoin de trouver des preuves dans tout et
n’importe quoi, soit de l’incompétence criminelle des dirigeants russes et
iraniens, soit de la trahison de leurs alliés de confiance.
Si ces personnes restent cohérentes avec leurs insinuations, on serait
amené à croire que la Russie et l’Iran ont permis à la Turquie d’envahir la
Syrie du nord en vue d’un changement de régime en échange d’accords de
gazoducs et de coopération antiterroriste. Et qu’ils ont conspiré avec
la Turquie depuis plus d’un trimestre, depuis que l’opération d’Erdogan a
commencé. Ce n’est pas pour dire que l’homme fort turc ne trahira jamais ses
nouveaux partenaires, mais seulement qu’il ne l’a pas encore fait – la seule
chose qui compte –, et ce n’est pas parce qu’il a trompé quelques Facebookers et
commentateurs de médias alternatifs, que cela signifie qu’il a couillonné les
dirigeants beaucoup plus expérimentés que sont Poutine et les Ayatollahs.
VOIR AUSSI : Erdogan : le Derviche tourneur
VOIR AUSSI : Erdogan : le Derviche tourneur
Par Andrew Korybko
Le 30 novembre 2016 – Source Katehon
Le 30 novembre 2016 – Source Katehon
Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone