Il y a quatre-vingt-dix ans, l’Europe partagea l’Empire
ottoman en vertu d’un traité signé à Sèvres, qui ne dura qu’un an, mais
dont les répercussions sont toujours d’actualité.
Le
10 août 1920, des diplomates européens se réunissaient dans la
manufacture de porcelaine de Sèvres, banlieue parisienne. Ils signèrent
un traité visant à recréer le Moyen-Orient à partir des ruines de l’Empire ottoman. Ce projet fit si vite long feu qu’on s’en souvient à peine, mais l’éphémère traité de Sèvres, au même titre que les accords Sykes-Picot, qui font couler tant d’encre,
ont des conséquences encore visibles, qu’il est intéressant d’évoquer à
l’occasion du discret anniversaire de ce traité tombé aux oubliettes.
En 1915, alors que l’armée de Grande-Bretagne s’apprêtait à marcher
sur Istanbul via la péninsule de Gallipoli, Londres faisait imprimer des mouchoirs en soie annonçant la fin de l’Empire ottoman. C’était un peu prématuré (la bataille de Gallipoli
s’avéra être l’une des rares victoires des Ottomans au cours de la
Première Guerre mondiale). Mais, en 1920, la confiance des Britanniques
semblait justifiée: les Alliés occupèrent la capitale ottomane, de sorte
que des représentants des puissances victorieuses signèrent, avec le
gouvernement ottoman vaincu, un traité répartissant les territoires
impériaux parmi les sphères d’influence européennes. Le traité de Sèvres
fit d’Istanbul et du Bosphore des territoires internationaux, tandis
que Grecs, Kurdes, Arméniens, Français, Britanniques et Italiens se
virent attribuer des morceaux de l’Anatolie.
Les tenants et les aboutissants de l’échec du premier projet européen
de partage du Moyen-Orient apportent un meilleur éclairage sur les
frontières actuelles de la région ainsi que sur les contradictions du
nationalisme kurde contemporain, et les enjeux politiques auxquels est
confrontée la Turquie moderne.
Héritage
Un an après la signature du traité de Sèvres, les puissances
européennes commençaient à se dire qu’elles avaient eu les yeux plus
gros que le ventre. Déterminés à résister à l’occupation étrangère, des
militaires à l’image de Mustafa Kemal Ataturk
remettaient sur pied ce qui restait de l’armée ottomane et, au bout de
plusieurs années de combat acharné, ils parvenaient à mettre en déroute
les armées étrangères qui voulaient faire respecter les conditions du
traité. Ils avaient ainsi formé le territoire de la Turquie telle que nous le connaissons aujourd’hui, dont les nouvelles frontières furent officiellement établies en 1923 par le traité de Lausanne.
En Occident, on a pratiquement oublié l’épisode de
Sèvres, mais il a laissé une très forte empreinte en Turquie, favorisant
une forme de paranoïa nationaliste que certains intellectuels ont
appelée le «Syndrôme de Sèvres».
C’est évident, Sèvres n’est pas étranger à la susceptibilité de la
Turquie à propos du séparatisme kurde, ni à la croyance selon laquelle
le génocide arménien
–largement invoqué par les diplomates européens pour justifier leurs
plans concernant l’Anatolie en 1920– a toujours été une conspiration
antiturque et non pas un fait historique. En outre, la lutte fondatrice
de la Turquie contre l’occupation coloniale a laissé des stigmates sous
la forme persistante d’un nationalisme anti-impérialiste, d’abord dirigé
contre la Grande-Bretagne, puis contre la Russie pendant la Guerre
froide et, à présent, assez souvent, contre les États-Unis.
Mais l’héritage du traité de Sèvres dépasse largement le cadre de la
Turquie, et c’est précisément pour cette raison qu’il convient de
l’évoquer en complément des accords Sykes-Picot dans tout aperçu
historique du Moyen-Orient. Cela permet de mieux combattre l’idée si
répandue selon laquelle tous les maux de la région sont apparus lorsque
les Européens se sont mis à tracer des frontières sur une carte vierge.
À chaque fois qu’ils ont pu le faire sans être contrariés, les
Européens ont volontiers créé des frontières qui servaient leurs propres
intérêts. Mais l’échec du traité de Sèvres montre qu’ils n’y sont pas
toujours parvenus. Lorsque les stratèges européens ont tenté de
reconfigurer la carte de l’Anatolie, leurs initiatives ont été
contrecarrées avec vigueur. Au Moyen-Orient, en revanche, les Européens ont réussi à imposer des frontières, car leur puissance militaire bien supérieure leur permettait de maîtriser ceux qui leur résistaient. Si le nationaliste syrien Youssouf al-Azmeh, un autre officier moustachu de l’armée ottomane, avait remporté le même succès militaire qu’Ataturk et vaincu les Français à la bataille de Khan Mayssaloun, les projets européens concernant le Proche-Orient auraient subi le même sort que le traité de Sèvres.
Des frontières différentes auraient-elles rendu plus stable le
Moyen-Orient? Auraient-elles pu préserver la région des violences
sectaires? Pas nécessairement.
Mais le fait d’aborder l’histoire du point de vue du traité Sèvres
permet de mieux cerner la relation de cause à effet entre les frontières
tracées par les Européens et l’instabilité qui caractérise le
Moyen-Orient: les régions qui ont hérité de frontières imposées par
l’Europe étaient généralement déjà trop faibles ou désorganisées pour
résister efficacement à l’occupation coloniale. La Turquie n’est pas
devenue plus riche ni plus démocratique que la Syrie ou l’Irak parce
qu’elle a eu la chance d’avoir de bonnes frontières. Non. Parmi les
facteurs qui ont permis à la Turquie de déjouer les plans de l’Europe et
de tracer ses propres frontières –notamment son armée et son
infrastructure économique héritées de l’Empire ottoman–, certains ont
aussi favorisé la construction d’un État-nation fort, centralisé, à
l’européenne.
Identités nationales
Bien sûr, d’innombrables nationalistes kurdes clameront que les frontières de la Turquie sont mauvaises. En effet, certains estiment que l’absence d’État kurde a été une erreur fondamentale
lors du tracé des frontières post-ottomanes de la région. Mais, lorsque
les impérialistes ont tenté de créer un État kurde à Sèvres, beaucoup
de Kurdes se sont battus aux côtés d’Ataturk pour faire capoter le
traité. Manière de rappeler que la loyauté politique peut transcender et
transcende de fait les identités nationales d’une façon qui devrait
nous interpeler aujourd’hui.
Point essentiel, l’État kurde envisagé au cours des négociations de
Sèvres aurait été sous contrôle britannique. Si certains nationalistes
kurdes n’étaient pas contre, d’autres voyaient d’un mauvais œil cette
espèce d’«autonomie sous protectorat» britannique. C’est
pourquoi ils se sont ralliés au combat du mouvement national turc. Les
Kurdes religieux, en particulier, préféraient le joug turc ou ottoman à
la colonisation chrétienne. D’autres Kurdes, pour des raisons pratiques,
craignaient que les Britanniques, une fois aux responsabilités, ne
soutiennent inévitablement les Arméniens, récemment chassés, qui
voulaient revenir dans la région. Certains ont par la suite regretté
leur choix lorsqu’il est devenu évident que l’État pour la création
duquel ils s’étaient battus serait essentiellement turc, et moins
religieux, que ce qu’ils attendaient. D’autres, subissant des pressions à
des degrés divers, se sont résignés à accepter l’identité que leur
offrait le nouvel État.
De nombreux nationalistes turcs restent traumatisés par la manière
dont Sèvres a détruit leur État. De leur côté, beaucoup de nationalistes
kurdes continuent d’imaginer l’État qu’ils auraient pu obtenir. En même
temps, le gouvernement turc actuel chante les louanges de la tolérance
et du multiculturalisme qui caractérisaient l’Empire ottoman. Tandis que
le chef des séparatistes kurdes du PKK, Abdullah Ocalan, après avoir apparemment lu en prison le sociologue Benedict Anderson, dit avoir découvert que toutes les nations sont de pures constructions sociales. Le parti turc au pouvoir (AKP, Parti de la justice et du développement) et le Parti démocratique des peuples (HDP,
pro-kurde) ont passé une bonne partie de la dernière décennie à
rivaliser pour convaincre les électeurs kurdes que voter pour leur parti
revenait à voter pour la paix, chacun se prétendant capable de résoudre
un conflit national qui mijote de longue date en créant un État plus
stable et plus inclusif. En bref, alors qu’un grand nombre d’Américains
continuent à débattre sur la nature «artificielle» des États créés de toutes pièces par l’Europe au Moyen-Orient, la Turquie transcende de temps à autre une obsession centenaire en prouvant à quel point elle est «réelle».
Il va sans dire que le regain de violence qu’a connu la Turquie
ces dernières semaines menace les éléments fragiles d’un consensus
post-national. Avec l’AKP qui ordonne l’arrestation des responsables
politiques kurdes et les actions de guérilla kurdes qui font des
victimes parmi les policiers, les nationalistes des deux bords reviennent sur leurs positions traditionnellement incompatibles.
Pendant quatre-vingt-quinze ans, la Turquie a retiré les bénéfices
politiques et économiques de sa victoire sur le traité de Sèvres. Mais
pour pérenniser ce succès, il lui faudra concevoir un modèle politique
plus flexible. Un modèle qui contribue à priver de leur importance les
batailles de frontières et d’identité nationale.