Soixante ans d’identification des ennemis ont fait
sentir leurs effets. Depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui,
l’Amérique est atteinte de la psychopathologie de l’anticommunisme qui veut que
les ennemis assiègent partout la Forteresse de la Démocratie, alors qu’en
réalité l’Ennemi est intérieur, rongeant, érodant les fondations démocratiques,
qui sont elles-mêmes la base problématique d’une liberté authentique parce
qu’alignée historiquement dès l’origine sur le capitalisme.
La période du New
Deal a quand même donné naissance à de grands espoirs que le capitalisme
pourrait être démocratisé, l’avenir n’était pas encore fermé à la
représentation populaire d’une citoyenneté active ouverte aux idées de la
régulation des affaires, il existait un filet de sécurité sociale prospère
conçu comme un droit humain attaché à l’individu en tant que tel, et une
politique étrangère dédiée à la paix, non millénariste ou arrogante dans sa
portée et son orientation, rejetant l’exceptionnalisme comme l’idéologie d’une
ambition et d’une conquête illimitée. Une Amérique différente à tous égards de
celle que nous connaissons aujourd’hui, un véritable enfer que nous avons créé,
dont nous avons ensuite projeté l’image sur les autres, et d’abord les Chinois
et les Russes, mais en fait sur tout mouvement social recherchant l’autonomie
et la justice sociale pour leur pays hors de l’influence et de la portée de la
domination américaine.
Cela ne veut pas dire que le développement historique
de l’Amérique pendant les trois siècles qui séparent John Winthrop de la venue
de Franklin Delano Roosevelt était la douce innocence incarnée. L’Amérique a
toujours été capitaliste, un fragment de l’Europe sans sa base institutionnelle
prémoderne de féodalisme (même l’esclavage américain était d’abord et surtout
une question d’affaires, le magnolia exubérant cachant le sombre secret, sauf
au maître comme à l’esclave, du profit sur le marché international). Le terrain
était dégagé pour l’expansion : pour affiner une entité capitaliste qui requérait
un absolutisme idéologique, une force de travail soumise et avilie, dans
l’agriculture et ensuite dans l’industrie, un système politique en proie aux
divisions, à la fois raciales et de classe, afin de prévenir une prise de
conscience commune de l’exploitation et de la solidarité nécessaire pour s’y
opposer. Pourtant, l’indivisibilité ou l’interchangeabilité du capitalisme et
de l’Amérique étaient vouées à être secouées, moins par des réformes (toujours
dans des limites idéologiques acceptables) que par la protestation sociale des
travailleurs et des leurs, avec les minorités opprimées, que ce soient les
noirs nés au pays ou les immigrants récents, aspirant plus largement à une vie
décente au-delà du métayage et du coup de sifflet de l’usine.
L’oppression, en apparence permanente et sans limite,
ne peut durer que jusqu’à ce que la soif de dignité et de bien-être ne révèle
la structure sous-jacente de son caractère et de son inscription atavique,
anachronique et, pour Marx, contradictoire. Ceux qui font l’apologie du
capitalisme chez les universitaires américains et dans l’intelligentsia, le
chemin le plus court pour la renommée et la fortune, ont déformé ce
caractère et cette inscription de manière à voir le mot consensus
suinter de tous les pores du corps politique. Ce n’est pas du tout ça !
Des révoltes d’esclaves aux grèves industrielles, les dépossédés en Amérique
ont riposté, mais ont surtout été écrasés lorsque les alternatives possibles au
développement historique se restreignaient structurellement et culturellement.
Appelez cela fausse conscience ou lavage de cerveau, toujours est-il que le
spectre de la formulation des idées dissidentes et les protestations qui
en découlent se sont amenuisées avec le temps (aka, répression, douce et dure)
au point que la plus grande partie du militantisme s’exprime d’une manière
totalement délirante parce qu’elle évite la confrontation avec le capitalisme
lui-même. La conscience du système décline, si c’est encore possible, la
protestation se fragmente, tandis que le militarisme et les structures
monopolistiques intimement unis dans la vision de l’avenir,
verrouillent tout.
Une prévision trop pessimiste ? Consultons
brièvement Marx, doué d’une clarté visionnaire lorsqu’il s’agit
du fondement du capitalisme. Je ne parle pas de la révolution comme fille
de la répression, ni de la réification, comme concepts
régissant le capitalisme, mais au noyau simple et primordial du
système : la structure de la marchandise, sa fonction
politico-sociale et épistémologique. La signification de la marchandise dans
l’analyse de Marx a été portée à mon attention d’abord par Fritz Pappenheim,
que j’ai eu le privilège de connaître et qui m’a fait bénéficier de
son enseignement à la fin des années 1950 à Cambridge, Massachussets. Pappenheim
a fui l’Allemagne, a été interné dans un camp de concentration en Espagne et,
grâce à l’intercession de Paul Tillich, est arrivé en Amérique, publiant The
Alienation of Modern Man (Monthly Review Press, 1959) à partir
des Manuscrits économico-philosophiques de 1844, de Marx,
c’est-à-dire la structure du capitalisme basée sur la marchandise. La plupart
des gens connaissent de Marx son Manifeste ou Le Capital,
pourtant, pour moi, les Manuscrits représentent la valeur séminale,
explosive, de ses écrits, la critique du capitalisme à son niveau le plus
fondamental. Quelques exemples suffisent à indiquer la puissance du capitalisme
à façonner les rapports sociaux qui se traduisent dans l’internalisation
politique d’un état d’esprit qui renforce la séparation et l’aliénation, traite
soi-même et les autres comme des marchandises, comme simples objets destinés à
être achetés et vendus, en somme, l’objectivation de la conscience humaine dans
la défense de l’essence du capitalisme, valeurs d’échange comme pierre angulaire
de l’organisation sociale et de l’identité individuelle. L’humanité est donc
une forme de propriété, reliant l’un à l’autre ceux qui sont dans la société,
et par le lien institutionnel de celle-ci, la propriété, dans laquelle nous
sommes tous des acheteurs et des vendeurs (qu’est-ce que ça va
m’apporter ?), donnant seulement une petite part de nous-mêmes aux autres
comme si nous vivions dans un contexte transactionnel de profits et de pertes.
Marx l’a dit beaucoup mieux que moi, de manière
appropriée en partant de l’ouvrier comme marchandise, un facteur de production
dans le processus dépersonnalisé comme une extension de la machine, sans plus
de valeur personnelle, et même moins, que la machine. Marx, avant et
différemment de Freud, a [décrit] la psychodynamique de la
déshumanisation à la base de la civilisation, ou dans ce cas du capitalisme.
C’est cette pathologie de la condition humaine, une épistémologie de la
servitude narcotisée gouvernée par les principes structurels de la valeur
d’échange, dont je pense qu’elle a une plus grande importance que la révélation
de l’exploitation dans la contribution de Marx à la critique du capitalisme. La
révolution, très bien, mais que faire si un mode de production est simplement
remplacé par un autre, et si le facteur de l’aliénation n’est pas directement
abordé ? La production socialisée réduira les inégalités, c’est sûr, mais
Marx court après un gibier plus important : l’émancipation psychologique
autant qu’économique et physique ; une valorisation de l’homme digne véritablement
de l’humain, qui ne dépende pas du sacrifice des facultés et de la vie
émotionnelle de l’individu pour des fins présumées plus élevées, notamment les
profits, les systèmes d’autorité, les différences sociales fondées sur la
propriété et la richesse.
Considérons rapidement la section Travail aliéné
[Die Entfremdete Arbeit], dans laquelle il écrit: «L’ouvrier s’appauvrit
d’autant plus qu’il produit plus de richesse, que sa production croît en
puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise de moins en moins
chère à proportion inverse du volume de marchandise qu’il produit. Plus le
monde des objets augmente en valeur, plus le monde des hommes se
dévalorise ; l’un est en raison directe de l’autre. Le travail ne produit
pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même et produit
l’ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit des
marchandises en général.» Et il ajoute, dans un passage connu : «Cela
revient à dire que le produit du travail vient s’opposer au travail comme un être
étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du
travail est le travail qui s’est fixé, matérialisé dans un objet, il est la
transformation du travail en objet, matérialisation du travail. La
réalisation du travail est sa matérialisation.» Cette réalisation sous le
capitalisme «apparaît comme la déperdition de l’ouvrier», une
forme de servitude dans laquelle nous sommes devenus nos marchandises.
Cela ne s’applique pas seulement à la chaîne d’assemblage mais à nous tous,
cette matrice épistémologique que je pourrais appeler la matérialisation du
soi, et Marx, l’aliénation.
La critique du capitalisme est sans réplique ;
pour la richesse, il appauvrit aussi bien la société que l’individu, pas
seulement en termes de classe, mais en termes d’appauvrissement de
l’intelligence et de l’esprit ; là où il y a un peu de
signification intrinsèque, l’intelligence est utilisée pour surpasser les
autres, et pour ceux qui sont soumis aux contingences, dévouée à développer
leur propre négation par l’identification à de faux rêves qui les incitent à se
conformer à une existence aliénée. Ce n’est peut-être pas le lieu, pour Marx,
de la fausse conscience, mais on peut voir ici l’ouvrier comme le prototype de
chacun de nous, le tissu d’embrigadement mental comme nécessaire au fétichisme
de la marchandise et à la soumission aux structures de fonctionnement du
capitalisme. L’individu autonome n’est pas recherché. Car quel individu sain
d’esprit souhaite être esclave du consumérisme ou, pire, s’identifie à la
gloire guerrière et à la soumission des autres ? Marx affirme : «L’ouvrier
met sa vie dans l’objet; et voilà qu’elle ne lui appartient plus, elle est
l’objet.» (Nous sommes nos voitures, nos comptes en banque, tout sauf
nous-mêmes.) Il poursuit : «L’aliénation de l’ouvrier dans son produit
ne signifie pas seulement que son travail devient un objet, une existence
extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui,
indépendamment de lui, étranger à lui, et qu’il devient une puissance autonome
face à lui ; cela signifie que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à
lui, hostile et étrangère.» J’invite le lecteur qui ne l’a pas fait à
plonger plus profondément dans cette critique. J’ajouterais seulement que
l’homme comme espèce ne doit pas se traiter lui-même ou les autres comme un
moyen de vivre plutôt qu’un être vivant, pour lui-même, «un universel et
donc un être libre».
Mon point de départ était ce qui apparaît comme la
nécessité d’identifier les ennemis, à la fois comme ceux qui repoussent
l’autocritique et qui projettent sur les autres les erreurs, la dynamique
psychique et les haines que nous partageons dans notre quête de l’hégémonie
mondiale. Ainsi, la guerre froide perpétuelle justifiant les énormes budgets
d’armement, les pactes de sécurité mutuels pour des buts
contre-révolutionnaires et masquant aussi l’unilatéralisme américain dans
le monde, sans oublier le soutien à la guerre, à l’intervention, l’imposition
de rituels patriotiques dans le pays. C’est seulement lorsqu’on prend en compte
nos peurs auto-produites, un Commie [communiste, NdT] dans chaque
buisson, les missiles Russes tombant du ciel, la Chine qui avalera l’Asie et
bientôt les États-Unis, qu’il devient évident que l’Amérique est un état en
déclin, avec un sentiment national pétri de la certitude d’une suprématie
morale sur tous les autres, et qui néanmoins, tout au fond, est reconnue comme
hors d’atteinte. La politique étrangère est censée arrêter le déclin qui,
premièrement, ne peut jamais être admis, ce qui rend totalement impérative la
militarisation du capitalisme, ôtant toute prétention, sauf pour les Américains
eux-mêmes, à une société démocratique vouée à la paix et à la justice sociale.
Norman Pollack –
Le 29 juillet 2015 –
Source CounterPunch
Le 29 juillet 2015 –
Source CounterPunch
Norman Pollack a écrit sur le populisme. Ses
intérêts se portent sur la théorie sociale et l’analyse structurale du
capitalisme et du fascisme. On peut lui écrire à l’adresse : pollackn@msu.edu.
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker
Francophone