samedi 29 août 2015

Confessions d’un assassin économique, par John Perkins

Dans cette autobiographie captivante de John Perkins (Confessions d’un assassin financier, 2005), l’auteur raconte comment, ancien serviteur empressé de l’«empire global», il est devenu un défenseur des droits de l’homme et des peuples opprimés.

Recruté en tant qu’agent infiltré en 1971, à l’âge de 26 ans, par la National Security Agency (NSA) américaine et salarié par la société-conseil internationale Chas. T. Main, il a voyagé de par le monde: Indonésie, Panama, Équateur, Colombie, Arabie saoudite, Iran et autres pays d’importance stratégique.
Sa mission était de mettre en œuvre des mesures politiques à l’aide d’études de faisabilité et de projections de croissance économique en apparence scientifiquement fondées mais manipulées, cela afin de promouvoir les intérêts de ce qu’il appelle la «corporatocratie» (coalition de gouvernements, de banques et d’entreprises) américaine et internationale, sous prétexte de lutte contre la pauvreté. Mesures politiques qui ont monté beaucoup de peuples contre les États-Unis et ont, entre autres, finalement abouti aux événements du 11 septembre 2001.
Le récit de Perkins nous montre jusqu’où lui et ses collègues – qui se nomment eux-mêmes des «assassins financiers» (economic hit men) – étaient prêts à aller. Il explique par exemple comment il a contribué à réaliser des plans secrets qui ont amené des pays du tiers-monde fortement endettés à se soumettre aux intérêts militaires, politiques et économiques de «l’empire global» ou fait revenir des milliards de pétrodollars d’Arabie Saoudite dans l’économie des États-Unis.
Il met au jour les mécanismes du contrôle impérial cachés derrière plusieurs événements dramatiques de l’histoire récente comme la chute du shah d’Iran, la mort du président de l’Equateur Jaime Roldos, le 24 mai 1981, et du président du Panama Omar Torrijos, le 31 juillet 1981, les invasions, par les Etats-Unis, du Panama le 20 décembre 1989 et de l’Irak durant les premiers mois de 1991.

Formation des «assassins financiers»

«Les «assassins financiers» sont des professionnels grassement payés qui escroquent des milliards de dollars à divers pays du globe. Ils dirigent l’argent de la Banque Mondiale, de l’Agence américaine du développement international (USAID) et d’autres organisations «humanitaires» vers les coffres de grandes compagnies et vers les poches de quelques familles richissimes qui contrôlent les ressources naturelles de la planète. Leurs armes principales sont les rapports financiers frauduleux, les élections truquées, les pots-de-vin, l’extorsion, le sexe et le meurtre. Ils jouent un jeu vieux comme le monde mais qui a atteint des proportions terrifiantes en cette époque de mondialisation.»
En 1971, alors qu’il avait 26 ans et après son recrutement par la NSA, Perkins est devenu, sous la houlette d’une formatrice, un assassin financier. Ses missions étaient, entre autres, les suivantes:
- Premièrement il devait justifier d’énormes prêts internationaux dont l’argent [provenant des pays en voie de développement qui recevaient des prêts] serait redirigé vers MAIN et d’autres compagnies américaines (comme Bechtel, Halliburton, Stone & Webster et Brown & Root) par le biais de grands projets de construction et d’ingénierie.
- Deuxièmement, il devait mener à la banqueroute les États qui recevaient ces prêts (après qu’ils avaient payé MAIN et les autres entreprises américaines, évidemment) de sorte qu’ils seraient à jamais redevables à leurs créanciers et constitueraient donc des cibles faciles quand on aurait besoin d’obtenir leurs faveurs sous la forme de bases militaires, de votes aux Nations unies ou de l’accès au pétrole et à d’autres ressources naturelles.

Exemple de l’Équateur

Depuis que les assassins financiers ont introduit en Équateur les «bienfaits» de l’économie moderne, des banques et de l’ingénierie, le pays se porte beaucoup plus mal. Depuis 1970, donc durant la période dite par euphémisme celle du boom pétrolier, le niveau de pauvreté officiel est passé de 50% à 70%, le sous-emploi, c’est-à-dire le chômage, de 15% à 70% et la dette publique de 240 millions à 16 milliards de dollars. En même temps, la part des ressources nationales allouée aux plus pauvres est passée de 20% à 6%. Et l’Équateur n’est pas une exception. Presque tous les pays que les assassins financiers ont placés sous la «protection» de l’empire global ont connu un sort analogue. La dette du tiers-monde est maintenant de deux billions et demi de dollars et sa gestion, en 2004, coûte environ 375 milliards par an, soit plus que les dépenses totales du tiers-monde en matière de santé et d’éducation, et vingt fois plus que ce que les pays en voie de développement reçoivent au titre de l’aide au développement.
La subtilité des moyens utilisés pour créer cet empire moderne aurait fait rougir de honte les centurions romains, les conquistadors espagnols et les puissances coloniales européennes des XVIIIe et XIXe siècles. Les assassins financiers sont rusés, ils ont su tirer les leçons de l’histoire.
Aujourd’hui, on ne porte plus ni armure ni costume distinctif. Dans des pays comme l’Équateur, le Nigeria ou l’Indonésie, ils sont vêtus comme les enseignants ou les boutiquiers. A Washington et à Paris, ils se confondent avec les bureaucrates et les banquiers. Ils ont l’air modeste et normaux. Ils visitent les sites des projets et se promènent dans les villages appauvris.
Ils professent l’altruisme et parlent aux journaux locaux de leurs merveilleuses réalisations humanitaires. Ils arrosent de leurs bilans et de leurs projections financières les commissions gouvernementales et donnent des cours sur les miracles de la macroéconomie à la Harvard Business School.
Ils avancent à découvert et on les accepte tels qu’ils sont. C’est ainsi que le système fonctionne. Ils commettent rarement des actes illégaux, car le système lui-même repose sur le subterfuge et est légal par définition.

Les étapes de l’escalade

Cependant – et c’est là une restriction importante – s’ils échouent, des individus plus sinistres encore entrent en scène, ceux que les assassins financiers appellent les «chacals», qui sont les héritiers directs des empires de jadis. Ils sont toujours présents, tapis dans l’ombre. Quand ils sortent, des chefs d’État sont renversés ou meurent dans des «accidents». Et si par hasard les chacals échouent, comme en Afghanistan ou en Irak, les vieux modèles resurgissent: de jeunes Américains sont envoyés au combat, pour tuer et pour mourir.
Depuis la fin des années 60, l’exploitation pétrolière du bassin équatorien a conduit au bradage des ressources nationales. Le petit cercle de familles qui dirigeaient l’Équateur était tombé dans le piège des banques internationales. Ces familles ont fait contracter à leur pays d’énormes dettes suite aux promesses de futurs revenus pétroliers.
Jaime Roldos, avocat et professeur d’université d’environ 30 ans fut élu président de l’Équateur en 1979 parce qu’il croyait au droit des pauvres et à la responsabilité des politiciens quant à l’exploitation des ressources. Il n’était pas communiste mais défendait le droit de son pays à décider de son destin. Il n’était lié ni à la Russie ni à la Chine et il n’était pas – comme Allende – membre de l’internationale socialiste. Il était nationaliste mais pas anti-américain. Il n’était tout simplement pas corrompu.
Au début de 1981, le gouvernement Roldos présenta au Congrès équatorien sa nouvelle loi sur les hydrocarbures. Si celle-ci était appliquée, elle réformerait les relations de l’Equateur avec les compagnies pétrolières. Selon certains critères, elle était considérée comme révolutionnaire. Son influence s’étendrait bien au-delà de l’Equateur, à une grande partie de l’Amérique latine et ailleurs dans le monde.
Quelques semaines après avoir présenté son projet de loi au Congrès, Roldos mourut dans un accident d’hélicoptère le 24 mai 1981. Pour Perkins, il ne fait aucun doute que la mort de Roldos n’était pas un accident. Elle présentait tous les signes d’un assassinat orchestré par la CIA et il était évident que l’on voulait ainsi transmettre au monde le message selon lequel l’empire global ne tolérait pas des exemples que pourraient suivre d’autres pays aimant la liberté.

L’exemple de Panama

Panama est un autre exemple de cette politique. Bien que l’importance du canal, à cause des dimensions des bateaux modernes, eût diminué et que Panama ne possédât pas de richesses minières, l’empire global ne pouvait pas tolérer que ce pays de deux millions d’habitants prenne en main son propre destin. Le président Omar Torrijos fut assassiné parce qu’il voulait diminuer l’influence de la corporatocratie et devenir ainsi un exemple pour d’autres pays comme l’Equateur et le Venezuela.
Le processus démocratique initié par Roldos, Torrijos et d’autres donnait trop de pouvoir aux peuples concernés face à l’empire global. C’est pourquoi deux présidents sont morts et ce qu’ils avaient commencé a été anéanti.
Pendant trois décennies, des milliers d’hommes et de femmes ont contribué à créer la situation précaire dans laquelle se trouve l’Equateur au début du troisième millénaire.
Certains avaient, tout comme Perkins, agi sciemment, mais la plupart avaient simplement mis en œuvre ce qu’on leur avait appris dans les écoles de commerce, d’ingénierie et de droit ou avaient suivi l’exemple de gens comme Perkins, qui faisaient la démonstration du système par leur propre cupidité et par les récompenses ou punitions destinées à le perpétuer.
Les récompenses consistaient en rémunérations, primes, pensions et polices d’assurance; les menaces résidaient dans la pression exercée par les groupes sociaux sur les individus et dans les inquiétudes quant à l’avenir de leurs enfants, notamment à leur éducation.

Fragilité du système monétaire soutenu par le dollar

En dernière analyse, selon Perkins, l’empire global dépend largement du fait que le dollar est la principale monnaie internationale. Ainsi les Etats-Unis prêtent de l’argent à des pays comme l’Equateur tout en sachant très bien que ces derniers ne pourront jamais le rembourser. En fait, ils ne veulent pas qu’ils paient leurs dettes, puisque c’est ce non-paiement qui leur procure une influence sur ces pays.
Dans des conditions normales, les Etats-Unis risqueraient de finir par épuiser leurs propres fonds, car aucun créancier ne peut se permettre d’avoir trop de débiteurs qui ne le remboursent pas. Mais nous ne sommes pas dans des conditions normales. Les Etats-Unis émettent des billets qui ne sont pas couverts par de l’or. En fait, cette monnaie n’est couverte que par la confiance internationale dans l’économie américaine et dans la capacité des Etats-Unis à gérer les forces et les ressources de l’empire global – si nécessaire, par la force – de façon à ce qu’elles servent leurs intérêts.
Tant que le monde acceptera le dollar comme monnaie internationale, l’énorme dette publique des Etats-Unis ne posera aucun problème sérieux à la corporatocratie.
Toutefois si jamais une autre monnaie venait remplacer le dollar et que certains créanciers des Etats-Unis (le Japon ou la Chine, par exemple) décidaient de réclamer leur dû, la situation changerait dramatiquement. Les Etats-Unis se trouveraient soudain dans une situation très précaire.
Perkins pense que la véritable histoire de l’empire global a d’une manière générale quelque chose à voir avec nous-mêmes. Et cela explique évidemment pourquoi nous avons autant de peine à aborder l’histoire véritable. Nous préférons croire au mythe selon lequel la société humaine, après des milliers d’années d’évolution, a finalement créé un système économique idéal plutôt que de reconnaître qu’il s’agit d’une idée fausse érigée en parole d’évangile.
Nous nous sommes mis en tête que toute croissance économique bénéficiait à l’humanité et que plus cette croissance était importante, plus les bénéfices en étaient répandus.
Et pour finir, nous nous sommes persuadés que le corollaire de cette idée était valable et moralement juste, c’est-à-dire que les gens qui excellent à stimuler la croissance économique doivent être félicités et récompensés, alors que ceux qui sont nés en marge de l’opulence sont disponibles pour être exploités.

Non aux théories du complot

Il serait commode de rejeter la faute sur un complot, mais nous ne le pouvons pas. L’empire global dépend de l’efficacité des grandes banques, des grands groupes et des gouvernements – de la corporatocratie – mais il n’y a pas de conspiration.
La corporatocratie, c’est nous-mêmes qui en permettons l’existence et c’est pourquoi la plupart d’entre nous avons du mal à nous y opposer. Nous préférons imaginer des conspirateurs tapis dans l’ombre parce que nous travaillons presque tous pour l’une de ces banques, de ces sociétés ou l’un de ces gouvernements ou en dépendons pour les biens et services qu’ils produisent et commercialisent. Comment mordre la main qui nous nourrit?
Perkins compare la situation actuelle à celle des colons américains qui, contre la théorie du mercantilisme, se sont décidés pour l’indépendance et se sont opposés à l’Empire britannique.
On les avait pourtant convaincus qu’il valait mieux pour tout le monde que l’ensemble des ressources soient acheminées vers le roi d’Angleterre. Ils ont finalement compris que ce système ne faisait qu’enrichir les riches au détriment des pauvres.
Pour une humanité qui va sur la Lune, qui a démantelé le système soviétique, qui vend des produits tels que Nike, McDonald’s ouCoca-Cola aux pauvres du monde entier comme autant de symboles du progrès et qui est capable de créer dans le monde entier des infrastructures pour ces entreprises, il ne devrait pas être difficile de résoudre les problèmes qui se présentent.
Ce ne sont pas les réseaux internationaux de communication et de distribution qui manquent. Ce qu’il nous faut, c’est une révolution de l’éducation qui nous amène, nous et nos enfants, à penser de manière indépendante, à mettre en question les explications toutes faites et à oser sortir des chemins battus de la pensée et de l’action pour nous mettre ensemble et créer des alternatives au système actuel.
Est-ce encore possible?

Un assassin financier parle : John Perkins explique comment la Grèce a été victime des «assassins financiers»

Michael Nevradakis – Dans votre livre, vous décrivez comment vous avez été pendant de nombreuses années ce qu’on appelle un assassin financier. Qui sont ces tueurs à gage économiques et que font-ils?
John Perkins – Pour l’essentiel, mon boulot consistait à identifier les pays détenant des ressources qui intéressent nos multinationales, et qui pouvaient être des choses comme du pétrole, ou des marchés prometteurs, des systèmes de transport. Il y a tant de choses différentes. Une fois que nous avions identifié ces pays, nous organisions des prêts énormes pour eux, mais l’argent n’arriverait jamais réellement à ces pays; au contraire, il irait à nos propres multinationales pour réaliser des projets d’infrastructures dans ces pays, des choses comme des centrales électriques et des autoroutes qui bénéficiaient à un petit nombre de gens riches ainsi qu’à nos propres entreprises. Mais pas à la majorité des gens qui ne pouvaient se permettre d’acheter ces choses, et pourtant ce sont eux qui ployaient sous le fardeau d’une dette énorme, très semblable à celle de la Grèce actuellement, une dette phénoménale.
Et une fois [qu’ils étaient] liés par cette dette, nous revenions, sous la forme du FMI – et dans le cas de la Grèce aujourd’hui, c’est le FMI et l’Union européenne – et posions des exigences énormes au pays : augmenter les impôts, réduire les dépenses, vendre les services publics aux entreprises privées, des choses comme les compagnies d’électricité et les systèmes de distribution de l’eau, les transports, les privatiser, et devenir au fond un esclave pour nous, pour les sociétés, pour le FMI, dans votre cas pour l’Union européenne. Fondamentalement, des organisations comme la Banque mondiale, le FMI, l’UE sont les outils des grandes sociétés multinationales, ce que j’appelle lacorporatocratie.
– Avant de considérer le cas spécifique de la Grèce, parlons un peu plus de la manière dont opèrent ces tueurs à gage économiques et ces organisations, comme le FMI. Vous avez expliqué, bien sûr, comment elles entrent dans ces pays et travaillent pour les endetter massivement, avec l’argent qui entre puis repart directement. Vous avez aussi mentionné dans votre livre ces pronostics de croissance optimistes, qui sont vendus aux hommes politiques de ces pays, mais qui n’ont en réalité aucun rapport avec la réalité.
– Exactement. Nous avons montré que si ces investissements étaient placés dans des choses comme les systèmes d’énergie électrique, l’économie croîtrait dans des proportions phénoménales. Le nœud du problème est toutefois que lorsque vous investissez dans ces grandes infrastructures, la plus grande partie de cette croissance reflète le fait que le riche devient plus riche et encore plus riche ; elle ne reflète pas la situation de la majorité du peuple, et nous le voyons aux États-Unis aujourd’hui.
Par exemple, là où nous pouvions montrer une croissance économique, la croissance du PIB, le chômage peut en même temps augmenter ou rester au même niveau, et les saisies de maisons peuvent augmenter ou rester stables. Ces chiffres tendent à refléter la position des très riches, puisqu’ils possèdent un énorme pourcentage de l’économie, statistiquement parlant. Néanmoins, nous devions démontrer que lorsque vous investissez dans ces projets d’infrastructures, votre économie se développe, et nous voulions encore prouver que sa croissance serait beaucoup plus rapide que prévue, et c’était seulement utilisé pour justifier ces prêts épouvantables et incroyablement affaiblissants.
– Y a-t-il des points communs entre les pays généralement ciblés ? Sont-ils, par exemple, riches en ressources ou jouissent-ils de quelque autre importance stratégique pour les pouvoirs en place ?
–  Oui, tous. Les ressources peuvent prendre différentes formes : certaines sont matérielles, comme les minéraux ou le pétrole ; une autre est l’emplacement stratégique ; une autre encore est un grand marché ou un faible coût du travail. Ainsi, différents pays ont des obligations différentes. Je pense que ce que nous voyons en Europe aujourd’hui n’est pas différent, et cela inclut la Grèce.
– Que se passe-t-il lorsque ces pays ciblés sont endettés ? Comment ces grandes puissances, ces tueurs économiques, ces organisations internationales reviennent-elles et obtiennent-elles leurlivre de chair des pays qui sont lourdement endettés ?
– En insistant pour que les pays adoptent des politiques qui vendront leurs entreprises étatiques de service public aux grandes sociétés. L’eau et les systèmes d’épuration, peut-être les écoles, les transports, même les prisons. Privatiser, privatiser. Permettez-nous de construire des bases militaires sur votre sol. Beaucoup de choses peuvent être faites, mais à la base, ils deviennent les serviteurs de ce que j’appelle la corporatocratie. Vous devez vous rappeler qu’aujourd’hui, nous avons un Empire mondial, et ce n’est pas un empire américain. Ce n’est pas un empire national. Il n’aide pas beaucoup le peuple américain. C’est un empire industriel, et les grandes entreprises gouvernent. Elles contrôlent la politique des États-Unis et, dans une large mesure, elles contrôlent une grande partie des politiques de pays comme la Chine, partout dans le monde.
– John, considérons maintenant le cas spécifique de la Grèce ; bien sûr vous avez dit que vous croyiez que ce pays est devenu la victime de tueurs économiques et de ces organisations internationales… Quelle a été votre réaction quand vous avez entendu parler pour la première fois de la crise en Grèce et des mesures à mettre en œuvre dans le pays ?
– Je suis la situation de la Grèce depuis longtemps. J’ai été à la télévision grecque. Une société de production grecque a réalisé un documentaire intitulé Apology of an Economic Hit Man [Apologie d’un tueur économique] et j’ai aussi passé beaucoup de temps en Islande et en Irlande. J’ai été invité en Islande pour aider à encourager les gens à voter pour un référendum visant à ne pas rembourser leurs dettes, et je l’ai fait et j’ai encouragé les gens à ne pas le faire, et le résultat, c’est que l’Islande se porte plutôt bien maintenant économiquement, comparée au reste de l’Europe. L’Irlande, d’autre part : j’ai essayé de faire la même chose là-bas, mais les Irlandais ont manifestement voté contre le référendum, malgré qu’il y avait de nombreux rapports faisant état d’une importante corruption.
Dans le cas de la Grèce, ma réaction a été : «La Grèce est touchée». Il n’y a aucun doute à ce sujet. Bien sûr, la Grèce a commis des erreurs, vos dirigeants ont fait quelques erreurs, mais le peuple n’en a vraiment pas fait, et maintenant on demande aux gens de payer pour les erreurs commises par leurs dirigeants, souvent de mèche avec les grandes banques. Donc des gens font d’énormes quantités d’argent de ces prétendues erreurs, et maintenant, on demande au peuple qui n’en a pas fait d’en payer le prix. C’est une constante dans le monde entier : nous l’avons vu en Amérique latine. Nous l’avons vu en Asie. Nous l’avons vu dans tellement d’endroits dans le monde.
– Cela m’amène directement à la question suivante : d’après mes observations, en Grèce au moins, la crise a été accompagnée par une montée de l’auto-accusation ou du dégoût de soi ; il y a ce sentiment en Grèce partagé par beaucoup de gens que le pays a échoué, que les gens ont échoué… Il n’y a quasiment plus de protestation en Grèce, et évidemment il y a une énorme fuite des cerveaux – beaucoup de gens quittent le pays. Cela vous semble-t-il familier lorsque l’on compare à d’autres pays dans lesquels vous avez une expérience personnelle ?
– Bien sûr, cela fait partie du jeu : convaincre les gens qu’ils ont tort, qu’ils sont inférieurs. La corporatocratie est incroyablement bonne là-dedans, par exemple la guerre au Vietnam, pour convaincre le monde que les Nord-Vietnamiens étaient mauvais ; aujourd’hui, ce sont les musulmans. C’est une politique antagoniste : nous sommes bons. Nous avons raison. Nous faisons tout juste. Vous avez tort. Et dans ce cas, toute cette énergie a été dirigée contre le peuple grec pour dire : «Vous êtes paresseux, vous n’avez pas fait pas ce qu’il fallait, vous n’avez pas mené les bonnes politiques», alors qu’en réalité, c’est contre la communauté financière, qui a encouragé la Grèce à prendre cette voie, qu’il faut porter une énorme montagne d’accusations. Et je voudrais dire qu’il se passe quelque chose de très semblable aux États-Unis, où les gens sont amenés à croire qu’ils étaient stupides parce que leurs maisons ont été saisies, qu’ils ont acheté les mauvaises maisons, qu’ils ont dépensé au-delà de leurs moyens.
Le fait est que leurs banquiers leur ont dit de le faire, et dans le monde entier, nous en sommes venus à faire confiance à des banquiers – ou nous avions l’habitude de le faire. Aux États-Unis, nous n’avons jamais cru qu’un banquier nous dirait d’acheter une maison à 300 000 dollars. Nous pensions que c’était dans l’intérêt des banques de ne pas la saisir. Mais cela a changé il y a quelques années, et les banquiers ont dit aux gens qui savaient ne pouvoir se permettre qu’une maison à 300 000 dollars d’en acheter une à 500 000 dollars.
«Serrez-vous la ceinture, dans quelques années, cette maison vaudra plus d’un million de dollars ; vous gagnerez beaucoup d’argent»… En fait, la valeur des maisons a baissé, le marché s’est effondré, les banques ont saisi ces maisons, les ont transformées et les ont revendues. Double coup dur. On a dit aux gens : «Vous avez été stupides, vous avez été cupides, pourquoi avez-vous acheté une maison si chère ?» Mais en réalité, ce sont les banquiers qui leur ont dit de le faire, et nous avons été éduqués à croire que nous pouvons faire confiance à nos banquiers. Quelque chose de très semblable à grande échelle est arrivé dans tellement de pays dans le monde, y compris en Grèce.
– En Grèce, les grands partis traditionnels sont, évidemment, majoritairement en faveur des dures mesures d’austérité qui ont été imposées, mais nous voyons aussi que les grands intérêts économiques et des médias les soutiennent massivement. Cela vous surprend-il au moins un peu ?
– Non, cela ne me surprend pas, et pourtant c’est ridicule, parce que l’austérité ne fonctionne pas. Nous l’avons prouvé encore et encore, et peut-être la plus grande preuve est l’inverse, aux États-Unis pendant la Grande dépression, lorsque le président Roosevelt a lancé toutes ces politiques pour remettre les gens au travail, pour injecter de l’argent dans l’économie. C’est cela qui fonctionne. Nous savons que l’austérité ne marche pas dans ces situations.
Nous devons aussi comprendre que, par exemple aux États-Unis, au cours des 40 dernières années, la classe moyenne a décliné en terme de pouvoir d’achat réel, tandis que la croissance économique a augmenté. En fait, c’est précisément ce qui est arrivé dans le monde entier. A l’échelle mondiale, la classe moyenne décline. Les grandes entreprises doivent reconnaître – elles ne l’ont pas encore fait, mais elles doivent le reconnaître – que cela ne sert les intérêts de personne à long terme, que la classe moyenne est le marché. Et si la classe moyenne continue à décliner, que ce soit en Grèce ou aux États-Unis, ou mondialement, ce sont les entreprises qui en paieront le prix pour finir ; elles n’auront plus de consommateurs. Henry Ford a dit un jour: «Je veux payer tous mes ouvriers suffisamment afin qu’ils puissent sortir et acheter des voitures Ford.» C’est une très bonne politique. C’est sage. Ces programmes d’austérité vont dans le sens contraire et c’est une politique stupide.
– Dans votre livre, écrit en 2004, vous avez exprimé l’espoir que l’euro servirait de contrepoids à l’hégémonie américaine mondiale, à l’hégémonie du dollar US. Vous étiez-vous jamais attendu à voir dans l’Union européenne ce que nous voyons aujourd’hui, avec l’austérité qui ne sévit pas seulement en Grèce, mais aussi en Espagne, au Portugal, en Irlande, en Italie et dans plusieurs autres pays ?
– Ce que je n’avais pas réalisé durant toute cette période est à quel point lacorporatocratie ne veut pas d’Europe unie. Nous devons comprendre cela. Ils peuvent être assez satisfaits avec l’euro, avec une monnaie – ils sont satisfaits à un certain point qu’elle soit unique, de façon à ce que les marchés soient ouverts – mais ils ne veulent pas de règles et de régulations standardisées. Avouons-le, les grandes sociétés, lacorporatocratie, tirent un avantage du fait que certains pays en Europe ont des lois fiscales beaucoup plus clémentes, certains ont des lois sociales et environnementales beaucoup plus indulgentes, et elles peuvent les monter les uns contre les autres.
Que se passerait-il pour les grandes sociétés si elles n’avaient pas leurs paradis fiscaux dans des endroits comme Malte ou ailleurs? Je pense que nous devons reconnaître ce que la corporatocratie a vu en premier, l’euro solide, une Union européenne qui semblait une très bonne chose ; mais lorsque celle-ci a évolué, ils ont aussi vu que ce qui allait arriver étaient ces lois sociales et environnementales et que les régulations seraient standardisées. Ils ne le voulaient pas, donc dans une certaine mesure, ce qui s’est passé en Europe est arrivé parce que la corporatocratie veut que l’Europe échoue, au moins à un certain niveau.
– Vous avez écrit sur les exemples de l’Équateur et d’autre pays, qui après l’effondrement des prix du pétrole à la fin des années 1980, se sont retrouvés avec des dettes énormes et ce qui a conduit, bien sûr, à des mesures d’austérité massives… Tout cela sonne de manière très semblable à ce que nous voyons aujourd’hui en Grèce. Comment les peuples de l’Équateur et d’autres pays qui se sont retrouvés dans des situations similaires ont-ils finalement résisté ?
– L’Équateur a élu un président assez remarquable, Rafael Correa, qui a un doctorat en économie d’une université états-unienne. Il comprend le système, et il a compris que l’Équateur acceptait de rembourser ses dettes lorsque j’étais un assassin économique et que le pays était dirigé par une junte militaire qui était sous le contrôle de la CIA et des États-Unis. Il a compris que la junte acceptait ces dettes immenses, et endettait profondément l’Équateur. Lorsque Rafael Correa a été démocratiquement élu, il a dit immédiatement : «Nous ne payerons pas ces dettes, le peuple ne les a pas approuvées ; peut-être le FMI devrait-il les payer, ou peut-être la junte, qui bien sûr avait disparu depuis longtemps – enfuie à Miami ou ailleurs – peut-être John Perkins et les autres tueurs à gage financiers devraient-ils payer les dettes, mais le peuple ne devrait pas les payer.»
Et depuis lors, il a renégocié et fait baisser les dettes, en disant: «Nous pourrions être disposés à en payer certaines.» C’était un geste très intelligent. Il reflétait différentes choses qui avaient été faites à différents moments dans différents endroits, comme le Brésil et l’Argentine et, plus récemment, en suivant le modèle de l’Islande, avec beaucoup de succès. Je dois dire que Correa a connu quelques véritables revers depuis lors… Lui, comme tant d’autres présidents, doit être conscient que si vous vous opposez trop fortement au système, si les assassins économiques ne sont pas contents, s’ils ne parviennent pas à leurs fins, alors les chacals arriveront et vous assassineront ou vous renverseront par un coup d’État. Il y a eu une tentative de coup d’État contre lui ; il y a eu un coup d’État réussi dans un pays pas très éloigné du sien, le Honduras, parce que ces présidents se sont dressés contre le système.
Nous devons prendre conscience que ces présidents sont dans des positions très très vulnérables; et à la fin, nous, les gens, nous devons les soutenir, parce que les dirigeants peuvent faire seulement un certain nombre de choses. Aujourd’hui, en de nombreux endroits, les dirigeants ne sont pas seulement vulnérables ; il n’est plus nécessaire d’utiliser une balle pour faire tomber un dirigeant. Un scandale – un scandale sexuel, un scandale de drogue – peut le faire. Nous avons vu ce qui est arrivé à Bill Clinton, à Strauss-Kahn au FMI ; nous avons vu cela se passer un grand nombre de fois. Ces dirigeants sont tout à faits conscients qu’ils sont dans des positions très vulnérables : s’ils s’opposent ou vont trop fermement à l’encontre du statu quo, ils seront éliminés, d’une manière ou d’une autre. Ils en sont conscients et il incombe aux peuples de se dresser vraiment pour nos propres droits.
- Vous avez mentionné l’exemple récent de l’Islande… A part le référendum qui a eu lieu, quelles autres mesures le pays a-t-il adopté pour sortir de cette spirale de l’austérité et pour retourner à la croissance et à une perspective beaucoup plus positive pour le pays ?
– L’Islande a investi dans des programmes pour remettre les gens au travail et a aussi traîné en justice quelques-uns des banquiers qui ont causé les problèmes, ce qui a beaucoup amélioré la situation pour les gens, moralement parlant. Donc l’Islande a lancé certains programmes qui disent : «Non, nous n’irons pas dans l’austérité, nous ne rembourserons pas ces prêts ; nous mettrons de l’argent dans des mesures permettant aux gens de retourner travailler», et en fin de compte, c’est ce qui stimule l’économie, des gens qui travaillent. Si vous avez un taux de chômage élevé, comme la Grèce aujourd’hui, un chômage extrêmement élevé, le pays sera toujours en difficulté. Vous devez donc faire baisser le chômage, vous devez embaucher des gens. C’est si important que les gens puissent de nouveau travailler. Votre chômage atteint environ 28% ; il est stupéfiant et le revenu disponible a chuté de 40% et il va continuer à baisser si vous avez un taux de chômage élevé. Donc la chose importante pour une économie est de faire augmenter le taux d’emploi et, en retour, d’obtenir un revenu disponible tel que les gens investiront dans votre pays et dans des biens et des services.
– Pour conclure, quel message voudriez-vous partager avec le peuple grec, puisqu’ils continuent à expérimenter et à vivre les conséquences terribles des politiques d’austérité appliquées dans le pays ces trois dernières années ?
– Je m’appuierai sur l’histoire de la Grèce. Vous êtes un pays fier, fort, un pays de guerriers. Le mythe du guerrier vient en quelque sorte de la Grèce, tout comme la démocratie ! Et réaliser que le marché est une démocratie aujourd’hui, et comment nous dépensons notre argent et que nous exerçons ce droit en votant. La plupart des démocraties politiques sont corrompues, y compris celle des États-Unis. La démocratie ne travaille pas vraiment sur une base gouvernementale parce que les grandes sociétés s’en occupent. Mais elle travaille sur la base du marché. J’encouragerais le peuple grec à faire front : ne payez pas ces dettes, organisez vos propres référendums, refusez de les payer, descendez dans la rue et mettez-vous en grève.
Et donc je voudrais encourager le peuple grec à continuer à le faire. N’acceptez pas les critiques soutenant que c’est de votre faute, que vous êtes à blâmer, que vous avez mérité de subir l’austérité, l’austérité, l’austérité. Cela ne marche que pour les gens riches ; cela ne marche pas pour la personne moyenne de la classe moyenne. Reconstruisez cette classe moyenne ; ramenez l’emploi ; ramenez un revenu disponible pour les citoyens moyens en Grèce. Luttez pour cela, faites-le advenir ; défendez vos droits ; respectez votre Histoire de combattants et de leaders dans la démocratie, et montrez-le au monde !

Source : http://www.les-crises.fr/confessions-dun-assassin-economique-par-john-perkins/